Partie 3 Prolonger sa réflexion : l’ordre du vivant se laisse-t-il ramener à l’ordre de la nature inerte ?

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Étape 3

Etape 3

Prolonger sa réflexion : l’ordre du vivant se laisse-t-il ramener à l’ordre
de la nature inerte ? (séries L et S)

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L’être vivant, qu’il s’agisse d’une plante, d’un animal, ou d’une bactérie, se caractérise par la durée finie de son existence : l’être vivant est pris dans une temporalité délimitée, car, s’il porte en lui le principe de son existence, il porte aussi en lui le principe de sa disparition, de sa mort. Etre vivant, ce n’est pas seulement être un corps dans l’espace, défini par la matière étendue et les lois de la physique, c’est aussi et en même temps être un corps dans le temps, qui surgit, évolue, se reproduit et disparaît. Ce temps qui le structure est celui de son existence finie, mais c’est bien plus largement celui qui relève de l’histoire de son espèce et de l’évolution du vivant. La bactérie, la plante, l’animal (que nous sommes) ne sont pas seulement des êtres voués à la mort, ce sont aussi des êtres dont l’existence ne se comprend que dans la continuité/discontinuité d’une histoire évolutive : le vivant varie sous l’unité d’une forme dans son existence singulière, comme plante, animal, bactérie, mais il varie aussi, dans la discontinuité de formes différentes, dans l’évolution constante des espèces.

Comment dès lors parler du vivant ? Comment prendre en charge, dans la connaissance du vivant, ce paramètre temporel qui se manifeste dans le phénomène de la naissance ou de la mort, mais également dans les évolutions saisissantes qui affectent l’histoire du vivant ? Peut-on se résoudre à aborder la connaissance du vivant comme si le vivant n’était qu’un corps physique en mouvement ? Mais est-on pour autant autorisé à poser le caractère énigmatique et irréductiblement singulier du vivant, car n’est-ce pas se réfugier dans ce que Spinoza appelle « l’asile de l’ignorance » ?

A Mécanisme et organisme

1. Position du problème

Un mécanisme est l’assemblage réglé de pièces indépendantes, qui, articulées les unes aux autres, permet la production de mouvement (exemple de la montre que l’on remonte et de ses rouages qui permettent le mouvement des aiguilles indiquant l’heure).

Dans un organisme, les éléments (les organes) sont dans une relation d’interdépendance : chacun influe sur le fonctionnement de l’autre et participe à sa régulation. Par exemple, dans l’organisme animal des mammifères, le foie participe à la régulation du pancréas, mais a aussi un effet, par sa fonction glycémique, sur l’ensemble du corps et de son fonctionnement : un dérèglement du foie entraîne un dérèglement du fonctionnement des autres organes (c’est le diabète) et altère l’équilibre de l’organisme dans son entier.

Le corps vivant est-il un agencement complexe de pièces, de cellules, comparable à une machine ou est-il une totalité unifiée et individualisée (singularité de chaque être vivant) que l’on ne peut pas connaître partie par partie, mais que l’on ne peut approcher que dans sa globalité systématique ? Renoncer au modèle mécaniste parce qu’il serait insuffisant pour penser le vivant, est-ce réintroduire une causalité imaginaire selon laquelle une organisation ou un plan préexiste à tout déploiement des causes physiques ? Dire que le vivant est un organisme dans lequel chaque élément ne se définit que par l’ensemble dans lequel il s’intègre, est-ce, en d’autres termes, renouer avec un principe obscur proprement étranger à la connaissance d’une science moderne ? Peut-on dire que la matière du vivant (ADN, cellules-souches) est « informée » de tout ce qui fait la spécificité d’un organisme vivant sans réhabiliter un principe finaliste par définition obscur et ignorant ?

2. Expliquer le vivant, ce n’est pas répondre au pourquoi
de sa prétendue finalité

En effet, tout l’apport du modèle mécaniste a été de réduire les explications fantaisistes qui expliquaient le vivant par la présence d’un « souffle vital » qui animait la matière inerte et lui assignait sa finalité propre (être une plante, un animal…). Renoncer aux causes finales, c’est renoncer à dire qu’il y a une intention ou une finalité qui préside à la formation et au développement d’un être vivant. Croire aux causes finales, c’est penser en termes de destination : il y des chenilles pour qu’il y ait ensuite des papillons ; il y a de l’oxygène pour permettre la vie sur terre. La science moderne du 17e siècle s’est affirmée par le refus de ces causes finales : expliquer quelque chose, ce n’est pas dire ce en vue de quoi elle existe, mais rendre compte des causes antérieures dont elle procède nécessairement. C’est expliquer, par exemple, le mécanisme par lequel la chenille devient papillon, ou encore c’est expliquer comment l’apparition de l’oxygène sur la Terre et sa fixation dans l’atmosphère terrestre ont rendu possibles les premiers organismes vivants. En d’autres termes, il est possible de comprendre le fonctionnement causal de phénomènes naturels sans recourir à l’idée de finalité ou d’intention. Dès lors, si on peut expliquer tous les phénomènes naturels selon le principe homogène d’une causalité mécanique (ou encore efficiente), on voit mal pourquoi on ferait exception pour les corps vivants : la théorie cartésienne du corps-machine (ou de l’animal-machine) repose sur ce principe qu’il ne saurait être question, pour expliquer les phénomènes du vivant, de réintroduire le finalisme qui a été exclu de la connaissance de la nature.

3. Le corps qui vit se connaît comme n’importe quel corps physique de la nature

L’être vivant est soumis aux lois de la physique au même titre que tous les corps naturels ou artificiels (machines). Expliquer comment un arbre produit des fruits, ce n’est pas mobiliser une autre forme de causalité que celle qu’on utilise pour expliquer comment une montre, par son mécanisme réglé par les lois de la nature, marque les heures par ses aiguilles :

« Je ne reconnais aucune différence entre les machines que font les artisans et les divers corps que la nature seule compose, sinon que les effets des machines ne dépendent que de l’agencement de certains tuyaux, ou ressorts, ou autres instruments, qui, devant avoir quelque proportion avec les mains de ceux qui les font, sont toujours si grands que leurs figures et mouvements se peuvent voir, au lieu que les tuyaux et ressorts qui causent les effets des corps naturels sont ordinairement trop petits pour être aperçus de nos sens. Et il est certain que toutes les règles des mécaniques appartiennent à la physique, en sorte que toutes les choses qui sont artificielles sont avec cela naturelles. Car, par exemple, lorsqu’une montre marque les heures par le moyen des roues dont elle est faite, cela ne lui est pas moins naturel qu’il est à un arbre de produire ses fruits. »

Descartes, Principes de la philosophie, § 203, La Pléiade, p.666.

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Descartes, dans ce texte, pose l’équivalence rigoureuse entre le naturel et l’artificiel : la montre (machine artificielle) obéit aux mêmes lois physiques que l’arbre (corps naturel). La question du vivant ne doit pas, selon Descartes, brouiller cette équivalence qui tient à l’universalité des lois de la nature. Le risque de confusion tient au fait que nous ne voyons pas le mécanisme complexe à l’œuvre dans le corps vivant de l’arbre, de l’animal, de l’homme : il n’est pas seulement soustrait à notre vue, il est plus fondamentalement composé de « pièces » trop petites pour être vues dans leur fonctionnement. Pourtant, il faut supposer la présence d’un mécanisme comparable, dans son principe, à celui qui assure le mouvement d’une machine telle qu’une montre, même si ce mécanisme est soustrait à la visibilité : il faut lui restituer une lisibilité par la connaissance rigoureuse des lois du mouvement et il faut, si on le peut, tenter de produire une machine qui restituera une visibilité au mécanisme trop subtil et microscopique du corps vivant. Descartes prend appui, sans le nommer, sur les résultats des travaux du médecin anglais Harvey qui, au 17e siècle, avait établi, à partir d’expérimentations menées sur une brebis, le principe de la circulation sanguine : le cœur est une pompe qui projette à chaque contraction cardiaque une quantité mesurable de sang qui circule ensuite dans la totalité du corps et des organes du corps avant de revenir vers le cœur. Ce schéma met fin à la représentation du cœur comme « chaudière » répartissant la chaleur dans toutes les parties du corps. Harvey, laissant de côtés les qualités occultes de l’ancienne médecine, inaugure une nouvelle façon de connaître le corps vivant : le corps vivant n’est pas un mystère ; on peut en découvrir expérimentalement le mécanisme si on adopte une démarche aussi rigoureuse que celle qui prévaut en physique, c’est-à-dire si on recourt dans son explication aux lois du mouvement, si on quantifie les données constituées dans l’observation et si on est capable de reproduire les résultats de l’expérimentation et de confirmer par-là la validité de l’hypothèse théorique envisagée.

Mais cette explication physique de la mécanique complexe du vivant permet-elle de rendre compte de la spécificité du vivant ? Contrairement à la matière inerte, le vivant s’inscrit dans une dimension temporelle : il apparaît, croît, échange avec son milieu, s’autorégule, se reproduit et meurt. Ces propriétés du vivant qui caractérisent les bactéries comme les formes les plus complexes du vivant sont-elles analysables dans les termes d’une science de la matière inerte et étendue ? Quel est l’objet de la biologie comme science distincte et non réductible à la physique ? Comment rendre compte de la « vitalité » du vivant ?

B Comment rendre compte de la vitalité du vivant ?

1. Les limites de l’approche mécaniste du vivant

Une approche mécaniste du vivant risque en effet de rester extérieure au vivant et d’en décrire, avec les méthodes propres à la physique ou à la chimie, le fonctionnement organique (l’organe étant pris comme un « outil » agencé à d’autres outils) sans parvenir à donner sens à la logique même du vivant qui, bien que matériel, semble déborder la stricte matérialité. Dès la fin du 18e siècle, Kant donne à entendre cette difficulté qu’il y a à réduire la connaissance de l’organisme vivant à la science d’une matière physique quelconque : l’être vivant, c’est la capacité exceptionnelle, dans l’ordre de la matérialité physique, à se produire soi-même en tant qu’espèce et en tant qu’individu. L’être vivant possède une « force formatrice » interne qui ne se réduit pas au jeu des forces motrices (mouvement des corps et des corpuscules dans la matière) qui caractérisent l’objet de la science physique (ou de la chimie) :

« Premièrement, un arbre produit un autre arbre selon une loi naturelle connue. Mais l’arbre qu’il produit est de la même espèce ; et ainsi il se produit lui-même selon l’espèce dans laquelle, d’un côté en tant qu’effet, de l’autre côté en tant que cause, continuellement produit par lui-même et de même sans cesse se reproduisant, il se conserve en permanence comme espèce.

Deuxièmement, un arbre se produit aussi lui-même comme individu. Cette sorte d’effet, nous la nommons, il est vrai, seulement croissance ; mais cela est à prendre en un sens tel que la croissance se distingue totalement de tout accroissement de grandeur selon des lois mécaniques et qu’il faut la considérer comme équivalente, sous un autre nom, à une génération. La matière qu’elle assimile, la plante commence par l’élaborer en lui donnant une qualité spécifique et particulière que ne peut fournir, hors d’elle, le mécanisme de la nature, et ensuite elle se forme elle-même par l’intermédiaire d’une substance qui, dans sa composition, est son produit propre (…).

Troisièmement, une partie de cette créature se produit aussi d’elle-même, de telle manière que la conservation d’une partie dépend de la conservation de l’autre, et réciproquement. »

Kant, Critique de la faculté de juger (1790), § 64, Trad. A. 
Renaut, éd. Flammarion, coll. GF, p. 362-363.

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Qu’est-ce qui caractérise un être vivant, ou plutôt, pour parler dans la terminologie plus précise de Kant, qu’est-ce qui caractérise un être organisé ? Kant propose, dans ce texte, une triple caractérisation qui permet de rendre compte de la capacité de l’être organisé (ou vivant) à se produire lui-même : au niveau de l’individu, l’arbre se reproduit comme arbre en se régénérant à chaque saison ; au niveau de l’espèce, un arbre produit un autre arbre de la même espèce et l’espèce se produit elle-même continuellement ; au niveau des parties, l’arbre produit continuellement des feuilles qui permettent à l’arbre de se nourrir, de respirer et de maintenir sa vitalité. On est donc là dans un principe de circularité qui va des parties au tout et du tout aux parties : les parties (les feuilles, la sève…) causent le tout qui, à son tour, cause les parties. Dit autrement, les feuilles assurent le bon développement de l’arbre, qui en retour et réciproquement, croît en produisant des branches et des feuilles. Si expliquer un phénomène physique quelconque, c’est expliquer le fonctionnement des éléments qui le composent, expliquer un organisme vivant, c’est ne pas s’en tenir à cette seule analyse : c’est prendre en compte la façon dont le tout organique explique et rend possible le fonctionnement de chaque partie organisée. Cette circularité causale des parties et du tout semble dès lors restaurer le principe hautement problématique de la finalité : il y a en effet, dans le concept d’organisme, l’antécédence du tout sur les parties, puisque les parties de l’arbre sont ce qu’elles sont et font ce qu’elles font à cause du tout auquel elles se rapportent ; il y a en outre une ambivalence causale puisque les parties sont en même temps cause du tout et effet de tout qui les organise. On est donc confronté, dans la connaissance des êtres organisés, à une difficulté théorique importante : peut-on connaître l’organisation du vivant sans recourir à l’idée d’une finalité interne ? Mais comment connaître quelque chose en faisant appel à un principe (celui de finalité) qui est en contradiction flagrante avec les exigences d’une science rigoureuse (expliquer sans recourir à une quelconque causalité finale) ? Comment la condition d’intelligibilité du vivant (l’organisation du tout par les parties, et des parties par le tout) peut-elle être à la fois nécessaire et impossible (en raison de son caractère contradictoire) ?

2. Ce n’est pas renoncer pour autant à l’explication mécaniste

Il ne s’agit pas de poser la faiblesse de l’explication mécaniste, mais plutôt de faire valoir le gain d’intelligibilité qu’il y a à penser l’organisation du vivant « comme si » il relevait d’un principe de finalité naturelle, comme si elle relevait donc de ce qu’on appelle un principe « téléologique ». Ce « comme si » est la marque d’un jugement réfléchissant qui s’efforce de penser le concept auquel rapporter le phénomène particulier jugé. Si dans le jugement déterminant on dispose du concept sous lequel ranger tel phénomène particulier, il n’en est pas de même pour le jugement réfléchissant : on ne dispose pas d’un concept opératoire permettant de construire des jugements et des énoncés de connaissance ; il faut donc réfléchir pour parvenir à se construire l’idée de ce qu’il faudrait pour rendre pensable un phénomène. C’est ici le cas du phénomène du vivant (ou de l’organisation du vivant) : il nécessite pour être pensé dans sa spécificité qu’on recoure à l’idée de finalité, sans que cette idée prétende constituer une connaissance. Elle ne joue pour Kant qu’un rôle « régulateur » : l’idée de finalité peut orienter l’effort de recherche en faisant apparaître les problèmes qu’une explication strictement mécaniste ne rend pas (encore) pleinement intelligibles. Si on prend un problème bien plus récent que ceux que mentionnait Kant au 18e siècle, on pourrait évoquer le cas de la biologie moléculaire qui s’efforce de décrypter, selon une méthode rigoureusement physico-chimique, les gènes et leur fonctionnement : mais comprendre pourquoi telle cellule devient un muscle, telle autre un nerf ou une cellule du foie, alors qu’elles portent en elles le même génome, c’est ce que la biologie n’explique pas. Tenter de donner sens à ce processus organique, en comprendre la signification proprement biologique, ce n’est en aucun cas renoncer à l’explication « mécaniste » des phénomènes organiques au profit d’un recours exclusif au principe de finalité, c’est bien plutôt éprouver la nécessité qu’il y a à réfléchir sur ce qui résiste à l’explication mécaniste. C’est une invitation à réfléchir dans l’horizon d’une signification proprement biologique des phénomènes étudiés et non un renoncement obscurantiste à expliquer ces phénomènes par les concepts de la physiologie scientifique : se demander pourquoi les cellules-souches indifférenciées « deviennent » à un moment donné tantôt cellules du foie, du muscle ou du nerf, ce n’est pas renoncer à l’explication physico-chimique ; c’est la déployer sous l’horizon de questions à prendre en charge pour rendre pleinement intelligible la connaissance du vivant dans sa spécificité.

Néanmoins on est en droit de se demander si l’idée de finalité, même mobilisée sur le mode du « comme si », même référée à un usage strictement régulateur, a sa place dans la connaissance du vivant. Que les êtres vivants semblent organisés par une apparente finalité qui se manifeste au niveau de chaque organe ou de chaque cellule, c’est peut-être se laisser abuser par les apparences et révéler par là le manque de connaissances sur ce qui détermine le fonctionnement du vivant.

C L’imprévisibilité du vivant

1. La logique du vivant et le modèle du bricolage

Les découvertes effectuées depuis la deuxième moitié du 20e siècle permettent de mieux définir les termes du problème et de mieux cerner la spécificité du vivant. Ce qui semble constituer la marque distinctive du vivant, c’est sa capacité à fonctionner comme un texte dont l’alphabet est fixe (les 4 lettres des acides nucléiques qui composent l’ADN, les 20 lettres des protéines) mais dont les combinaisons sont à la fois indéfinies : certes, il y a une place décisive laissée à la transmission de l’hérédité génétique, mais dans cette transmission s’accomplissent des variations qui font qu’il n’y a jamais stricte identité ou réplication. Le vivant qui produit de nouveaux organismes ouvre la possibilité de textes nouveaux qui ressemblent en bien des points aux textes anciens mais qui ne leur sont pas en tout point fidèles. On est là dans le phénomène bien connu qui est celui de la traduction : quand on traduit, on donne à entendre le sens du texte initial, mais avec d’inévitables altérations qui tiennent au changement de référent linguistique. Ces erreurs de traduction, ces approximations, ces variations minimes sont celles qui entraînent la modification, à l’échelle de l’histoire de l’évolution du vivant, de l’organisation et des fonctions qui opèrent au sein des êtres vivants.

De même qu’un livre peut changer radicalement de fonction en devenant un presse-papier parce que le vent menace de faire envoler des papiers, ou en devenant une cale pour une table bancale, de même les structures du vivant, bien que celui-ci soit encodé et déterminé par un alphabet génétique très rigide, peuvent déployer des fonctions nouvelles et des propriétés innovantes. Il n’y a pas en biologie des objets ayant des fonctions spécifiques définies : c’est cette représentation du vivant comme un ensemble d’organismes fonctionnant comme des touts finalisés qui produit l’illusion qu’il y aurait quelque chose en eux qui relèverait de la finalité interne. En réalité, il en va tout autrement : le vivant, dans sa temporalité propre, ne cesse de faire du neuf avec du vieux ; il recycle des structures pour leur donner une nouvelle fonction (comme on recycle un livre en le transformant en un presse-papier). François Jacob, dans La logique du vivant, propose une image frappante : expliquer le vivant, ce n’est pas expliquer comment des êtres vivants fonctionnent comme des touts organisés dans lesquels chaque partie semble exister pour réaliser une action particulière, une fonction spécifique ; expliquer le vivant, c’est plutôt s’efforcer de comprendre le « bricolage » auquel le vivant procède dans son histoire. Ce « bricolage » consiste, pour les êtres vivants, à produire, à partir du fonds commun dont ils disposent, des fonctions nouvelles qui permettent - ou non - de mieux survivre dans le milieu qui est le leur : ainsi, dans le bricolage du vivant, certains êtres vivants vont, par la variation minime qui affecte le fonctionnement de leur organisme, être plus aptes que d’autres à survivre et à se reproduire dans un milieu donné. Cette variation, si elle constitue un avantage, sera alors transmise aux descendants, amenant par là à l’évolution lente, imprévisible, mais incontestable des espèces.

2. Le déterminisme singulier du vivant

Ces variations relèvent d’une logique à la fois pleinement déterminée et en même temps totalement imprévisible. La montre, pour reprendre le modèle privilégié du mécanisme, est un système matériel entièrement déterminé mais dont le fonctionnement est totalement prévisible : c’est précisément parce que le mécanisme est prévisible dans l’intégralité de son processus causal que je peux me fier à l’heure indiquée par les aiguilles. Il en va tout autrement du vivant : c’est un système matériel rigoureusement déterminé par des lois (celles de la génétique) : mais ce système est ouvert puisqu’il intègre, dans son principe - celui de la réplication avec variation -, la possibilité du nouveau sans que ce nouveau puisse être prévu ou prédit à l’avance (voir l’exercice 1 : la question de l’évolution). Le vivant est donc cette matière déterminée par des lois mais dont les productions ne se laissent pas prévoir ou prédire : connaître le vivant, ce n’est donc pas être dans la nécessité de penser la finalité interne des organismes et de leur fonctionnement (car c’est croire que ces organismes ont des fonctions définies par nature une fois pour toutes). Mais c’est être dans la nécessité d’articuler une pensée du déterminisme et une pensée de l’imprévisible. Cette difficulté qui oblige à modifier l’idée que l’on se fait d’une matière qui serait connue dès lors qu’elle est prévisible dans ses effets constitue la biologie et la médecine comme un savoir spécifique non réductible à la science physique ou à la chimie (voir l’exercice 2 : « soigner, c’est faire une expérience »). La biologie, sans déroger aux exigences d’une connaissance objective et rationnelle, oblige en effet à construire de nouveaux modèles d’intelligibilité qui intègrent la dimension de l’imprévisible, qui intègrent l’idée d’une histoire non anticipable des formes du vivant.

► L’ordre du vivant se laisse-t-il ramener à l’ordre de la nature inerte ? On ne peut prétendre procéder à la connaissance du vivant en faisant de lui une exception énigmatique qui obligerait à renoncer au principe de l’explication physique au profit d’une perspective finaliste ou théologique. Connaître le vivant, en faire l’objet d’une connaissance possible, c’est à la fois reconnaître sa spécificité et se refuser à faire de cette spécificité quelque chose de mystérieux et d’inaccessible à la rationalité humaine. Une difficulté théorique (comment articuler la nécessité naturelle et le caractère imprévisible de l’évolution du vivant ?) ne doit pas justifier un renoncement paresseux à comprendre, mais doit plutôt se penser comme un défi à prendre en charge : le vivant, dans sa structure temporelle déterminée mais imprévisible, révèle l’extraordinaire complexité du réel et si le modèle mécaniste et déterministe est insuffisant pour penser le vivant, cela ne disqualifie pas la connaissance scientifique du vivant qui intégrerait à la dimension de la matière celle du temps et de l’aléatoire. Si une physique de l’imprévisible et du hasard est en effet possible, alors pourquoi refuser cette possibilité à une biologie à la fois non mécaniste et non finaliste du vivant ?

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Exercice 1 La question de l’évolution

« Le monde de l’évolution que nous connaissons, le monde vivant que nous voyons autour de nous, est tout sauf le seul monde possible. L’évolution est une nécessité dans la mesure où les organismes vivent, interagissent avec le milieu, se reproduisent, entrent en compétition les uns avec les autres, donc changent. En revanche, ce qui n’est pas une nécessité, c’est la direction que se trouve prendre le changement, les voies où s’engage l’évolution. Les modifications ne peuvent survenir pour former des organismes nouveaux qu’en fonction de la structure génétique qu’avaient les organismes existant à ce moment-là. Autrement dit, l’évolution résulte d’une interaction entre une série de conjonctures disons physiques, écologiques, climatiques (…) avec l’autre série que forment les conjonctures génétiques des organismes. C’est l’interaction de ces deux types de conjonctures qui a donné aux êtres vivants la direction qu’elle a aujourd’hui. Mais il est vraisemblable que nous aurions pu ressembler à quelque chose de complètement différent, et que nous aurions pu ne pas ressembler du tout à ce que nous sommes et surtout que nous pourrions ne pas être, que le monde vivant pourrait être complètement différent de ce qu’il est. »

François Jacob, extrait d’un article paru dans l’ouvrage collectif
dirigé par E. Noêl, Le Darwinisme aujourd’hui, Seuil, 1979, p. 161-162.

Questions

1. Quelle est la thèse darwinienne de l’évolution ?

2. Comment s’articulent, dans la logique du vivant, le hasard et la nécessité ?

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Éléments de réponse

1. Darwin, en publiant en 1859 L’Origine des espèces, propose une histoire du vivant qui permet de rendre compte de l’évolution des espèces. Voici, de façon ramassée, la thèse darwinienne : tous les organismes vivants présentent des variations individuelles (principe de variabilité). Les organismes se montrant les plus aptes à tirer parti des ressources du milieu dans lequel ils se trouvent vont, plus que les autres, se reproduire et transmettre leur patrimoine génétique (principe de sélection naturelle). Les espèces descendent donc les unes des autres suivant un principe continu de divergence, c’est-à-dire au travers de modifications survenant de façon aléatoire et qui sont sélectionnées et transmises si elles comportent pour l’organisme un avantage rapporté à son milieu.

2. La nécessité, c’est ce qu’on pourrait définir en disant qu’est nécessaire ce dont le contraire est impossible (il est nécessaire que la somme des angles d’un triangle soit égale à 180 degrés et il est impossible qu’il en soit autrement : jamais aucune somme des angles d’un triangle ne sera inégale à 180 degrés). Le hasard n’est pas ce qui est sans cause ; c’est ce qui permet de caractériser l’imprévisibilité d’un événement qui résulte de la rencontre de deux séries causales indépendantes (c’est la définition que forge le mathématicien Cournot au 19e siècle). Une fois ces deux définitions posées, on peut donc dire que l’évolution du vivant, telle que l’analyse le biologiste François Jacob, exige d’articuler une pensée de la nécessité (tout s’explique par des causes naturelles) et une pensée du hasard (ce qui advient dans l’histoire du vivant résulte de la rencontre imprévisible de deux séries causales). Que tel individu porteur d’une caractéristique génétique donnée soit favorisé dans tel milieu donné et qu’il participe, par la transmission favorisée de cet avantage, à une évolution de l’espèce dont il relève : voilà ce qui semble à la fois s’expliquer par des causes (variabilité dans la transmission du patrimoine génétique ; principe de sélection naturelle), mais aussi s’interpréter comme profondément aléatoire. Le monde vivant que nous connaissons peut s’expliquer par les lois de la biologie, mais aurait pu, sans contradiction, ne pas être ou être autrement. Le jeu des possibles est infiniment ouvert dans l’histoire pourtant explicable du vivant. Ni simple nécessité, si pur hasard : la logique du vivant se déploie dans un temps qui est causalement déterminé mais qui laisse la possibilité d’événements nouveaux imprévisibles.

(Reportez-vous à la séquence 2 sur La culture, étape 2, B.b-texte de Cournot : peut-on parler de causalité en histoire ?)

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  Exercice 2 « Soigner, c’est faire une expérience »

« Les médecins ont toujours expérimenté, en ce sens qu’ils ont toujours attendu un enseignement de leurs gestes, quand ils en prenaient l’initiative. C’est le plus souvent dans l’urgence que le médecin doit décider. C’est toujours avec des individus qu’il a affaire. L’urgence des situations et l’individuation des objets se prêtent mal à la connaissance more geometrico. Il faut prendre parti de l’obligation professionnelle de prendre parti. Sur ce point, les médecins, loin de se laisser imposer par une opinion puérilisée de vaines précautions oratoires, devraient prendre virilement la responsabilité de revendiquer une règle de conduite sans laquelle ils ne seraient pas ce que le public attend qu’ils soient, des praticiens. La première obligation des médecins en général, à l’égard de leurs malades, consiste donc à reconnaître ouvertement la nature propre de leurs gestes thérapeutiques. Soigner, c’est faire une expérience. Les médecins français ont coutume d’aller chercher dans les écrits de Claude Bernard l’autorité de quelques aphorismes de méthodologie générale. Qu’ils en retirent aussi la permission d’affirmer que "tous les jours, le médecin fait des expériences thérapeutiques sur ses malades, et tous les jours le chirurgien pratique des vivisections sur ses opérés" et que "parmi les expériences que l’on peut tenter sur l’homme celles qui ne peuvent que nuire sont défendues, celles qui sont innocentes sont permises, et celles qui peuvent faire du bien sont recommandées". Mais comme Claude Bernard, ni d’ailleurs qui que ce soit d’autre, ne peut dire à l’avance où passe la limite entre le nocif, l’innocent et le bienfaisant, comme cette limite peut varier d’un malade à l’autre, que tout médecin se dise et fasse savoir qu’en médecine on n’expérimente, c’est-à-dire on ne soigne, qu’en tremblant. Mieux, une médecine soucieuse de l’homme dans sa singularité de vivant ne peut être qu’une médecine qui expérimente. On ne peut pas ne pas expérimenter dans le diagnostic, dans le pronostic, dans le traitement. »

Canguilhem, Études d’histoire et de philosophie des sciences (1968), Vrin, p.389-390.

Questions

1. Est-il facile d’articuler l’exigence de généralité portée par la science et la singularité irréductible de chaque être vivant ?

2. Pourquoi ne peut-on soigner « qu’en tremblant » ? Cela signifie-t-il qu’on n’a, en médecine, aucune certitude infaillible ?

3. Canguilhem, qui est à la fois médecin et philosophe, évoque dans ce texte la figure de Claude Bernard, le célèbre auteur de l’Introduction à la médecine expérimentale (1865) : quel éloge lui rend-il ? Quelle critique lui adresse-t-il ?

Pour aller plus loin : rechercher les expérimentations que Claude Bernard a élaborées et qui lui ont permis de découvrir la fonction glycogénique du foie.

Éléments de réponse

1. Chaque individu est singulier : l’individualité, pour Canguilhem, ne peut être mise de côté dès que l’on cherche à comprendre ce que c’est qu’être en vie, en bonne santé ou affecté d’une maladie. Tout vivant, dans sa singularité, produit ses propres normes biologiques : quand on procède à une analyse de sang, on voit bien qu’il n’y a pas une norme rigide de ce que devrait être le taux de sucre dans le sang. La norme est bien plutôt celle d’un intervalle laissant une grande marge dans la définition singulière de ce qu’est pour chaque organisme son taux de sucre régulier et normal. Pour Canguilhem, la médecine ne doit jamais perdre de vue que ce qu’elle soigne ce sont des corps vivants irréductiblement singuliers : la science médicale n’a pas la généralité de la science physique ou de la chimie. Si en chimie, les corps se comportent toujours conformément à leurs propriétés distinctives, en médecine il n’en est pas de même : le médecin qui soigne les maladies est dans l’obligation de faire, à chaque fois, une nouvelle expérience de la singularité normative du corps vivant qu’il examine et qu’il soigne. La médecine ne saurait se limiter à des approches strictement quantitatives qui détermineraient de façon générale et abstraite le caractère normal ou pathologique de tel ou tel paramètre.

2. On ne peut soigner « qu’en tremblant » parce qu’il y a, derrière chaque vivant, une individualité ayant sa propre normativité vitale : il n’y a pas une unique façon d’être diabétique ; chaque diabétique, au-delà du mécanisme général de cette maladie, « fonctionne » singulièrement et répond différemment au traitement qui lui est administré. Le médecin ne peut pas se réfugier derrière sa connaissance des principes : il doit faire l’expérience de la singularité de chaque maladie sans pouvoir la rapporter mécaniquement à un savoir général qui imposerait, quel que soit le cas, un traitement déterminé.

3. Claude Bernard, dans l’Introduction à la médecine expérimentale, a appliqué à l’analyse des organismes vivants la rigueur d’une démarche expérimentale. C’est ce qui lui a permis d’expliquer la différence entre le fonctionnement normal du rein et son dysfonctionnement pathologique. Mais cette ligne de partage entre le normal et le pathologique, constituée dans la démarche expérimentale de Claude Bernard, est pour Canguilhem doublement insuffisante : elle donne à croire qu’il y a un état normal qui sert d’étalon absolu pour distinguer l’état de santé et la maladie ; d’autre part, elle nourrit l’idée fausse qu’il y a une science expérimentale du vivant en général (ou du diabète en général), alors qu’il revient au contraire au médecin de faire des expériences de façon à comprendre qualitativement le sens de chaque maladie et de la normativité entravée qui la définit en propre.

Pour approfondir la réflexion en mobilisant les ressources du CNED

► Lecture de la leçon intitulée : Peut-on assimiler le vivant à une machine ? proposée par Jean-Pierre Guillot.

Dans cette leçon, on a d’abord une précieuse analyse de la question posée qui fait apparaître ce qu’il y a d’ambigu dans l’opération d’« assimiler » le vivant à une machine : est-ce tenir pour semblables le vivant et la machine ou est-ce, dans la mise en relation proposée, maintenir intactes leurs différences ? Quel sens a cette assimilation ? Est-elle légitime ?

En outre, on trouve dans cette leçon une explication précise de la thèse d’Aristote selon laquelle l’objet premier de la biologie est moins le vivant en tant que tel que ce qui assure la forme même du corps vivant, c’est-à-dire l’âme.

Les concepts et les distinctions conceptuelles à maîtriser au terme de cette Étape 3 

► Cause/fin*

Une cause, c’est ce qui produit quelque chose ; c’est ce à cause de quoi se produit quelque chose. Une fin, c’est ce en vue de quoi se produit quelque chose ; c’est le but visé. Si dans le domaine des activités humaines, il y a un sens à parler des fins que l’on donne à nos actions ou à nos productions, y a-t-il en revanche un sens, en sciences, à parler de fins ? La science moderne, depuis le 17e siècle, a rejeté tout recours au finalisme dans l’explication des phénomènes physiques : expliquer ce qui produit tel ou tel phénomène, ce n’est pas se placer dans la perspective de rendre compte de « ce en vue de quoi » tel phénomène a lieu.

► Bioéthique

Le progrès dans la connaissance du vivant et le perfectionnement des biotechnologies obligent à une réflexion éthique : tout ce qui est techniquement possible n’est pas moralement souhaitable. Dès lors, que peut-on autoriser, que faut-il interdire ?


Modifié le: Wednesday 18 March 2020, 13:32