Partie 4 Approfondir sa réflexion à l’aide de la lecture des œuvres suivies : la question de la vérité et de l’erreur

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Étape 4

Etape 4

Approfondir sa réflexion à l’aide
de la lecture des œuvres suivies :
la question de la vérité et de l’erreur (toutes séries)

ESPACE

Lecture suivie d’œuvres

Un parcours dans les œuvres étudiées dans le cours va être proposé de façon à éclairer la question de la vérité et de l’erreur.

► Les Méditations métaphysiques de Descartes : Pourquoi se trompe-t-on ?

► Le Gorgias de Platon : Réfuter une thèse, est-ce en démontrer la fausseté ?

► La Connaissance objective de Popper : Y a-t-il un sens, en sciences, à parler de vérité ?

L’approche choisie permet à la fois de se préparer à l’explication de texte et à la dissertation.

A Pourquoi se trompe-t-on ?

Il s’agit d’aborder cette question au travers de l’explication d’un passage extrait de la quatrième des Méditations métaphysiques de Descartes (1641).

(Reportez-vous ici, dans la séquence 3 sur Le sujet, à l’étape 3-A qui propose une lecture suivie des deux premières Méditations de Descartes).

1. Lecture guidée du texte

« D’où est-ce donc que naissent mes erreurs ? C’est à savoir, de cela seul que, la volonté étant beaucoup plus ample et plus étendue que l’entendement, je ne la contiens pas dans les mêmes limites, mais que je l’étends aussi aux choses que je n’entends pas ; auxquelles étant de soi indifférente, elle s’égare fort aisément, et choisit le mal pour le bien, ou le faux pour le vrai. Ce qui fait que je me trompe et que je pèche.

Par exemple, examinant ces jours passés si quelque chose existait dans le monde, et connaissant que, de cela seul que j’examinais cette question, il suivait très évidemment que j’existais moi-même, je ne pouvais pas m’empêcher de juger qu’une chose que je concevais si clairement était vraie, non que je m’y trouvasse forcé par aucune cause extérieure, mais seulement, parce que d’une grande clarté qui était en mon entendement, a suivi une grande inclination en ma volonté ; et je me suis porté à croire avec d’autant plus de liberté, que je me suis trouvé avec moins d’indifférence. Au contraire, à présent je ne connais pas seulement que j’existe, en tant que je suis une chose qui pense, mais il se présente aussi à mon esprit une certaine idée de la nature corporelle : ce qui fait que je doute si cette nature qui pense, qui est en moi, ou plutôt par laquelle je suis ce que je suis, est différente de cette nature corporelle, ou bien si toutes deux ne sont qu’une même chose. Et je suppose ici que je ne connais encore aucune raison, qui me persuade plutôt l’un que l’autre : d’où il suit que je suis entièrement indifférent à le nier, ou à l’assurer, ou bien même à m’abstenir d’en donner aucun jugement. »

Descartes, Méditations métaphysiques (1641), Quatrième méditation, La Pléiade, p. 306.

Questions

1. Le passage commence par la question qui va organiser le texte : en quoi cette question se pose à tout sujet qui cherche à avoir des connaissances absolument vraies ? Quelle réponse Descartes va-t-il constituer à la question qu’il se pose ? Quelle implication en tire-t-il dans la dernière phrase de l’extrait ?

2. Quels sont les mouvements qui composent le texte ? Sur quelle opposition est notamment construit le second paragraphe ?

3. Pourquoi Descartes réfléchit-il sur l’évidence du cogito ? Peut-on être « indifférent » à une telle évidence ?

4. Quand on est en situation d’ignorance, comment éviter de se tromper ?

5. Se tromper ou ne pas se tromper : en quoi cela relève-t-il toujours d’un choix qui manifeste notre liberté ?

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Proposition d'explication du texte


L’explication du texte, parce qu’elle est centrée sur une question clairement identifiée, fournit en même temps des éléments possibles pour constituer le moment d’une dissertation qui aurait pour sujet : « Pourquoi se trompe-t-on ? ».

Comment l’erreur est-elle possible ? Le projet de Descartes, dans les Méditations métaphysiques, est celui de poser les fondements d’une science absolument vraie qui ne serait pas susceptible d’être mise en doute. Le cheminement méditatif qui est celui de la recherche de la vérité est long et difficile : il y a d’abord le doute radical qui permet de récuser toutes les anciennes croyances (1re Méditation) ; il y a ensuite, dans l’exercice même du doute, la découverte du cogito et de la règle de l’évidence (2e méditation) ; il y a enfin la découverte de Dieu et de la véracité divine (3e méditation). On sait désormais, parvenu au seuil de la quatrième méditation, que la vérité est possible et qu’une science nouvelle, qui ne serait pas douteuse ou seulement vraisemblable, est possible. En effet, une double raison rend la vérité possible : parce que Dieu est parfait et qu’il ne peut avoir fait en sorte que notre entendement nous amène systématiquement à l’erreur, nous pouvons nous fier à ce que nous pensons quand nous faisons un usage rigoureux de notre entendement ; d’autre part, nous disposons pour reconnaître les idées vraies des idées fausses d’un critère infaillible et certain : n’est vraie que l’idée qui s’impose par son évidence rationnelle, c’est-à-dire qui est tout entière claire et distincte pour l’entendement qui la pense. La vérité de nos connaissances est donc doublement assurée : par la véracité divine qui confère un valeur objective à nos idées et par la règle de l’évidence qui permet de juger ce qui vrai sans le confondre avec ce qui est confus et obscur. Mais si la vérité est possible, comment l’erreur est-elle possible ? Pourquoi nous trompons-nous si nous sommes pleinement en mesure d’accéder toujours à la vérité ? Faut-il penser que la règle de l’évidence (est vrai ce qui est évident) est faillible ? Ou faut-il renoncer au principe de la véracité divine (Dieu garantit la vérité objective de ce dont j’ai l’idée évidente) et accuser Dieu d’être la cause des erreurs que nous commettons ? Dans cette Quatrième méditation, Descartes va ainsi entreprendre de résoudre le problème de l’erreur de façon à pouvoir déterminer ce qu’il faut faire pour éviter de se tromper : nous nous trompons parce nous transgressons, dans les jugements que nous formulons, les limites de ce que nous comprenons et entendons clairement. En d’autres termes, l’erreur est possible parce que nous disposons paradoxalement d’une volonté disproportionnée par rapport à l’entendement : nous avons la liberté de produire des jugements qui ne se sentent pas tenus d’observer la règle de l’évidence. Pour déployer cette thèse, Descartes commence, dans une première partie, par analyser l’origine strictement humaine des erreurs : nous nous trompons, parce que nous sommes, par notre libre-arbitre, en mesure de produire des jugements rigoureusement indifférents à ce que l’entendement pose comme vrai. Dans la deuxième partie du texte, Descartes illustre sa thèse par un exemple emprunté aux précédentes Méditations : l’évidence du « je pense, j’existe » de la Deuxième méditation a été affirmée librement par une volonté qui s’est laissée être déterminée par ce que l’entendement posait comme absolument vrai. Cette première vérité a été rendue possible par l’accord de l’entendement et de la volonté.

Mais nous ne disposons pas nécessairement d’idées claires et distinctes sur tous les sujets. Dans la troisième partie, Descartes analyse ainsi les idées confuses qu’il a encore sur certaines questions relatives à la définition de l’homme : ne faut-il pas, dans ce cas, se résoudre à suspendre son jugement pour éviter l’erreur et préserver la recherche méthodique de la vérité ?

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1. Pourquoi nous trompons-nous ? Quelles sont les causes et les raisons de nos erreurs ?

Pour Descartes, l’homme seul est responsable des erreurs qu’il commet car il dispose, par la règle de l’évidence et le principe de la véracité divine, d’un accès privilégié à la vérité. S’il se trompe, c’est qu’il veut bien se tromper : l’erreur n’est pas seulement de notre fait, c’est aussi de notre faute. En effet, comme le montre Descartes dans cette première partie, l’erreur est l’effet paradoxal de notre libre-arbitre et de la disproportion qui existe, en l’homme, entre son entendement fini et sa volonté infinie.

Nous avons en nous, c’est-à-dire en notre entendement, des idées qui sont les unes très claires et évidentes (2+2 = 4), les autres - en grand nombre - très confuses ou obscures. Toutes les idées que nous avons ne sont donc pas toutes claires et il y a bien des domaines sur lesquels nous n’avons peut-être même aucune idée du tout. Mais nous disposons, comme l’a expliqué Descartes dès la deuxième Méditation, de la capacité de discriminer les idées claires et distinctes des idées confuses et obscures : en d’autres termes, nous sommes en mesure de distinguer, avec la règle de l’évidence, les idées vraies (et par-là indubitables) des idées fausses ou douteuses. Les idées claires et distinctes dont nous disposons constituent donc un ensemble clairement limité ou borné : d’abord parce nous n’avons pas la connaissance vraie de toutes choses ; et ensuite parce qu’il y a des choses qui outrepassent par définition la portée de notre entendement (c’est le cas notamment, selon Descartes, des intentions divines : elles sont insaisissables pour un entendement humain). L’étendue de ce que nous comprenons vraiment et de ce que nous connaissons comme évident n’est pas infinie ou illimitée : cette prise de conscience du caractère fini de notre entendement nous oblige à la modestie et nous encourage aussi à poursuivre inlassablement le projet de la connaissance.

À l’inverse de l’entendement, la volonté apparaît sans limite : la volonté, c’est pour Descartes la faculté d’affirmer ou de nier, d’accepter ou de rejeter ce que l’entendement propose comme vrai ou faux, bon ou mauvais. La volonté, dans son caractère infini, s’identifie au libre-arbitre : rien ne détermine la volonté ou le libre-arbitre, pas même l’idée vraie que nous avons et qui s’impose clairement et distinctement à notre entendement. Et si la volonté fait le choix de se déterminer en donnant son assentiment à ce que l’entendement lui présente comme vrai ou bon, elle pourrait à tout instant vouloir autrement, c’est-à-dire refuser de suivre ce qu’elle sait pourtant vrai ou bon. Le libre-arbitre, c’est ainsi l’infinité de la volonté : il n’y a rien que l’on ne puisse pas vouloir et ne pas vouloir. Rien n’empêche, par exemple, le mathématicien qui a des connaissances vraies en arithmétique d’affirmer que 2+2 = 5 ou que la somme des angles d’un triangle n’est pas de 180°, même s’il sait que ce qu’il affirme est erroné. Et s’il affirme que 2+2 = 4, il n’y est pas « forcé » par l’entendement ou par des lois logiques contraignantes : le jugement exact qu’il formule est libre ; il résulte de l’assentiment que l’on donne – mais que l’on pourrait refuser de donner- à l’idée que l’entendement nous propose comme évidente et vraie.

Il y a donc bien une disproportion entre l’entendement qui est confronté - en fait comme en droit - à ses propres limites et la volonté qui, parce qu’elle infiniment libre, ne rencontre jamais ce qui pourrait la limiter. Elle n’est pas « en soi » limitée par ce que l’on entend ou ce que l’on n’entend pas. Elle peut se montrer « indifférente » au critère de l’évidence et aux idées claires et distinctes que nous avons en notre entendement. Cette liberté d’indifférence exprime paradoxalement l’infinité de la volonté : parce que la volonté est infiniment libre et qu’elle peut à tout moment se déterminer sans être éclairée par ce que l’on sait ou comprend, l’erreur est l’effet inattendu de notre liberté. Il faut donc accepter cette nouvelle façon de concevoir le fait de se tromper : nous devons nous tenir responsables de nos erreurs, mais cette « faute » que nous commettons quand nous jugeons au-delà de ce que nous comprenons atteste de la puissance infinie du libre-arbitre dont nous disposons.

Cette liberté d’indifférence qui seule permet de rendre compte des erreurs que nous commettons n’est pas pour autant à valoriser.

Descartes la présente comme une source infinie d’égarement : la liberté d’indifférence dans laquelle la volonté exprime son indépendance absolue face à l’entendement est certes la condition du libre-arbitre, mais c’en est l’expression la plus désolante. Se déterminer dans l’indifférence de ce que l’on sait (et donc aussi de ce que l’on sait ignorer), c’est être libre, mais on peut difficilement croire que nous fassions ainsi un bon usage de la volonté ou du libre-arbitre. Éviter l’égarement, c’est préférer, à la liberté de l’homme indifférent à ce qu’il sait ou ne sait pas, la liberté de celui qui se montre le moins possible indifférent à ce qu’il sait vrai ou à ce qu’il sait confus. Un jugement vrai est ainsi bien supérieur au jugement faux ou ignorant, car il témoigne d’un meilleur usage de la volonté : au lieu d’être indifférente au vrai et au faux, la volonté se détermine ici librement selon ce qu’elle comprend de façon claire et distincte.

Ce qui vaut pour les jugements que nous formulons dans une démarche de connaissance s’applique également aux décisions que nous prenons pour nos actions pratiques. Descartes établit en effet un parallèle entre le registre épistémique et le registre éthique : l’erreur qui caractérise un jugement faux est comparable à la faute morale que nous commettons quand nous agissons mal alors que nous savons comment nous devrions faire pour bien agir. En effet, de même que nous pouvons à tout moment faire le choix du faux, du confus ou de l’obscur plutôt que faire celui du vrai, de même nous pouvons voir ce qui est bien et faire le pire. L’usage que nous faisons de notre volonté libre nous engage : c’est nous qui faisons le choix d’être indifférent ou non au vrai ou au bien.

(Reportez-vous à la séquence 2 sur La morale, étape 4-B et C où cette liberté d’indifférence est abordée dans un autre contexte).

L’erreur a donc une origine bien assignable : elle est l’effet paradoxal de la liberté de notre volonté. L’idée de ce qui est vrai ou de ce qui est bien n’a sur la volonté aucune force contraignante : c’est nous qui avons à faire le choix libre de nous déterminer selon ce qui est vrai ou selon ce qui est bien. Si l’erreur tient à la disproportion entre entendement et volonté, elle n’est pas pour autant une fatalité : si nous choisissons l’erreur en nous montrant indifférent au vrai, nous pouvons éviter toute erreur en rapportant le jugement que nous formulons à ce que nous entendons clairement et distinctement. Si l’erreur est toujours possible, la vérité l’est toujours aussi.

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2. À quoi reconnaît-on un jugement vrai ?

Descartes, dans la suite du texte, fournit une illustration précise de la thèse qu’il vient d’élaborer. L’exemple est emprunté au cheminement même des Méditations précédentes : la découverte du cogito (« je pense, j’existe ») donne à penser très précisément ce qu’est un jugement vrai dans lequel la volonté s’est déterminée selon ce qui se présentait, dans l’entendement, de façon absolument claire et distincte.

Descartes rappelle, de façon ramassée et réflexive, le mouvement méditatif qui a consisté dans la Première méditation à douter radicalement de tout ce qui se présentait à son esprit. Pour rendre possible l’institution d’une science absolument vraie, il fallait en effet d’abord récuser tout ce que l’on croyait savoir. Ce doute généralisé, qui affecte toutes choses et qui anéantit toute certitude, permet pourtant la mise en évidence d’un fait indubitable : « je suis, j’existe ». En effet la certitude que j’ai de penser (le doute n’étant qu’une modalité de la pensée) résiste au doute le plus radical. Au moment même où toute existence des choses du monde devient ainsi incertaine, s’élève l’évidence certaine de l’existence de celui qui doute ou qui pense. Cette évidence du cogito, rappelons-en la formulation précise de la Deuxième méditation : « De sorte qu’après y avoir bien pensé, et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition : Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit ».

Si le « je suis, j’existe » s’est donné dans l’évidence immédiate de la pensée qui doute, il s’agit désormais pour Descartes, dans cette Quatrième méditation, de réfléchir sur le sens à donner à cette affirmation qui constitue, dans la recherche du vrai, le premier fondement à partir duquel peut être pensée la possibilité d’une science certaine. Comment comprendre le cogito ? En quel sens est-ce un énoncé qui s’impose par son évidence ? Cette évidence indubitable implique-t-elle qu’on est « forcé » d’affirmer « je suis, j’existe » ?

Revenir, de façon réflexive, sur cette affirmation décisive pour en comprendre le vrai statut, c’est, pour Descartes, mettre à l’épreuve la thèse qu’il vient d’élaborer sur la liberté, la vérité et l’erreur : si on ne peut douter de l’évidence du cogito, cela revient-il à dire que cette vérité est absolument nécessaire et que la volonté n’a pas d’autre choix que de s’y soumettre ?

La réponse, pour Descartes, est négative : si l’existence du sujet qui pense est indubitable, si cette certitude constitue la première vérité qui résiste à la radicalité du doute, cela ne signifie pas que la volonté est « forcée » ou contrainte à formuler le « je suis, j’existe ». Même s’il s’agit d’une vérité nécessaire, rien ne peut forcer la volonté à se conformer à une telle évidence rationnelle. En d’autres termes, on serait en droit d’imaginer un esprit délibérément contradictoire qui s’amuserait à prononcer un « je ne suis pas, je n’existe pas » alors que pourtant la certitude de son existence s’atteste dans le fait même de penser. L’énoncé a beau être contradictoire et faux, rien n’interdit de le formuler. C’est donc bien la preuve que le cogito relève d’une décision libre et volontaire d’exprimer ce qui se donne, dans l’entendement, comme absolument vrai.

Descartes, pour rendre compte de cet accord de la volonté et de l’entendement dans la formulation du cogito, mobilise le vocabulaire de l’inclination : la volonté a été « inclinée » à suivre l’évidence lumineuse qui s’imposait à l’entendement, mais elle n’y a pas été forcée. Par ce réajustement, Descartes maintient ainsi sa théorie du libre-arbitre : l’affirmation « je suis, j’existe » résulte d’une action libre de la volonté qui a su ne pas se montrer indifférente à la vérité qui se donnait à connaître dans l’entendement. Cette volonté qui suit facilement les évidences rationnelles de l’entendement et qui ne leur est pas indifférente, c’est celle qui seule rend possible le jugement vrai.

Mais si, dans le jugement vrai, la volonté se détermine, de façon rationnelle et raisonnable, à suivre ce qu’elle sait vrai, comment peut-elle se déterminer quand les connaissances lui font défaut ? En d’autres termes, s’il est facile de se déterminer selon ce qu’on sait vrai, qu’en est-il quand l’entendement ne dispose encore que d’idées confuses et obscures ?

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3. Comment éviter de se tromper quand on ne dispose pas encore d’idées claires et distinctes sur tel ou tel sujet ?

Pour éclairer cette difficulté, Descartes propose cette fois-ci de réfléchir sur une question encore obscure et confuse : si le cogito peut fournir l’exemple d’un jugement vrai dans lequel la volonté est aisément inclinée à suivre les évidences qui se donnent à la pensée, il ne règle pas à lui seul toutes les difficultés qu’il y a à définir le sujet que je suis.

Avec l’évidence du cogito était en effet posée l’évidence d’une définition : « je suis une chose qui pense ». Mais cette définition du sujet par la pensée permet-elle de comprendre ce qui fait réellement son identité : le sujet est-il seulement une substance pensante, incorporelle et immatérielle ou est-il simultanément aussi un corps ? En d’autres termes, la définition du sujet par la pensée exclut-elle qu’il soit défini par le corps ou peut-on considérer que la substance pensante et la substance étendue ne sont en réalité qu’« une même chose » ? Descartes, dans le cheminement méditatif qu’il effectue, ne dispose pas encore de la réponse à la question qu’il pose. S’il y a une distinction conceptuelle entre la substance pensante et la substance étendue, cela n’implique pas encore nécessairement que la définition du sujet ne se fasse que par la pensée : rien, à ce stade de l’analyse, ne justifie d’exclure l’hypothèse que la substance pensante ne fasse qu’un avec la substance étendue. Cette question, qui nourrira la réflexion cartésienne jusqu’à la Sixième méditation, ne peut donc que rester en suspens. Il faut attendre, pour la résoudre (et si on peut la résoudre) de disposer d’idées claires et distinctes sur la nature corporelle.

Ce que Descartes décrit avec cet exemple, c’est une situation de parfaite indifférence : il n’a pas de raisons décisives de penser que le sujet est seulement une substance pensante et non une substance étendue, ou qu’il est en même temps et simultanément les deux. Cette indifférence est d’un tout autre ordre que celle qui avait été décrite dans la première partie du texte : il ne s’agit plus de se prononcer à l’encontre de ce que l’on sait vrai sous prétexte que la volonté peut choisir de se montrer indifférente à ce qu’elle connaît. L’indifférence, dans l’exemple qu’analyse désormais Descartes, consiste en une incapacité à savoir présentement ce qui est vrai : aucune raison n’incline ainsi la volonté à juger que je suis, en tant que substance pensante, distinct du corps, ou confondu avec lui.

Face à cette situation d’indifférence, il faut éviter toute forme de précipitation : l’erreur serait de se prononcer avant même d’y voir clair et de disposer d’idées évidentes. La seule façon de ne pas se tromper, c’est donc bien de s’abstenir de produire des jugements sur cette question encore confuse. Il restera cependant à voir si cette question épineuse de l’identité (suis-je une pensée ou suis-je cette substance pensante étroitement confondue au corps ?) peut donner lieu, dans la perspective cartésienne, à une réponse claire et distincte. Il y a quelque chose d’étonnant à voir Descartes, au détour d’une thèse sur l’origine des erreurs, analyser cette difficulté : elle est en effet peut-être la difficulté la plus sérieuse et persistante à laquelle Descartes ait jamais été confronté.

► Pourquoi nous trompons-nous ? Rien ne sert d’accuser Dieu : nous nous trompons parce que nous volonté est infiniment libre. Mais si l’erreur est possible parce que la volonté n’est jamais subordonnée par principe à l’entendement, il s’agit malgré tout de ne pas tenir l’erreur pour inévitable. Eviter l’erreur est à tout moment possible : ne pas se tromper, c’est apprendre à ne pas se montrer indifférent au vrai, en évitant pour cela la prévention ; mais c’est aussi, quand on manque de connaissances vraies, apprendre à ne pas juger avec précipitation et préférer ne rien dire que parler n’importe comment.

B Réfuter une thèse, est-ce en démontrer la fausseté ?

1. Lecture guidée d’un extrait du Gorgias de Platon

(Reportez-vous ici, dans les séquences 1, 2 et 3 aux différentes approches qui ont déjà été proposées du Gorgias de Platon).

« Bienheureux Polos, tu essayes de me réfuter avec des preuves d’avocat, comme on prétend le faire dans les tribunaux. Là, en effet, les avocats croient réfuter leur adversaire quand ils produisent à l’appui de leur thèse des témoins nombreux et considérables et que leur adversaire n’en produit qu’un seul ou pas du tout. Mais cette manière de réfuter est sans valeur pour découvrir la vérité, car on peut avoir contre soi les fausses dépositions de témoins nombreux et réputés pour sérieux. Et dans le cas présent, sur ce que tu dis, presque tous les Athéniens et les étrangers seront du même avis que toi, si tu veux produire des témoins pour attester que je ne dis pas la vérité. Tu feras déposer en ta faveur, si tu le désires, Nicias, fils de Nicératos, et avec lui ses frères, dont on voit les trépieds placés à la file dans le sanctuaire de Dionysos ; tu feras déposer, si tu veux, Aristocratès , fils de Skellios, de qui vient cette belle offrande qu’on voit à Pythô, et, si tu veux encore, la maison entière de Périclès, ou telle autre famille d’Athènes qu’il te plaira de choisir.

Mais moi, quoique seul, je ne me rends pas ; car tu ne me convaincs pas ; tu ne fais que produire contre moi une foule de faux témoins pour me déposséder de mon bien et de la vérité. Moi, au contraire, si je ne te produis pas toi-même, et toi seul, comme témoin, et si je ne te fais pas tomber d’accord de ce que j’avance, j’estime que je n’ai rien fait qui vaille pour résoudre la question qui nous occupe, et que tu n’as rien fait non plus, si je ne témoigne pas moi-même, et moi seul, en ta faveur et si tu ne renvoies pas tous ces autres témoins. Il y a donc une manière de réfuter, telle que tu la conçois, toi et bien d’autres ; mais il y en a une autre, telle que je la conçois de mon côté. »

Platon, Gorgias, traduction É. Chambry, GF-Flammarion, 471e-472c.

Questions

1. Pourquoi le fait de présenter au tribunal un grand nombre de témoins qui parlent en faveur de sa partie ou en défaveur de la partie adverse n’est-il pas, pour Socrate, une pratique valable ? La vérité se joue-t-elle dans ce rapport de forces ?

2. Peut-on dès lors sereinement dialoguer et rechercher la vérité avec quelqu’un qui argumente comme s’il était au tribunal et qui use des techniques de réfutation qui y sont en usage ?

3. Un contre-exemple constitue-t-il nécessairement une réfutation valable ?

4. Qu’est-ce que signifie le fait de renvoyer promener tous les témoins” ? Avec qui dialogue-t-on quand on a le souci de rechercher la vérité ?

5. À quelles conditions une réfutation (ou une critique) est-elle finalement recevable ?

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Propostion d'explication du texte


L’explication du texte, parce qu’elle est centrée sur une question clairement identifiée, fournit en même temps des éléments possibles pour constituer le moment d’une dissertation qui aurait pour sujet « Réfuter une thèse, est-ce en démontrer la fausseté ? ».

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Rappelons d’abord le contexte général. Dans le Gorgias, se joue la question d’un choix : quelle vie convient-il de mener ? Faut-il pour être heureux, faire le choix d’une vie politique où l’on s’efforce d’être influent et puissant, ou faut-il, à l’inverse, placer sa vie sous l’exigence de la pensée en se consacrant à la philosophie ? Si on fait le choix, comme Gorgias, Polos ou Calliclès, de la vie politiquement et socialement réussie, il paraît indispensable de maîtriser l’art de la rhétorique : par son étonnant pouvoir de persuasion, la rhétorique ouvre en effet les portes du pouvoir, permet en toute impunité de contourner habilement la loi et d’être cru même quand on ne dit pas la vérité. Mais si on fait le choix d’une vie consacrée à l’exercice de la pensée, nul besoin de ces armes redoutables de la rhétorique : le philosophe, ce n’est pas celui qui veut avoir raison à tout prix, c’est celui qui s’efforce de tenir un discours de vérité et de vivre en accord avec lui-même. L’ambition de Socrate, dans le Gorgias, est de montrer que la vie consacrée à la recherche de la vérité est une vie bien plus heureuse et bien plus juste que celle que les rhéteurs ou hommes politiques convoitent quand ils rêvent de puissance, d’argent et de gloire. C’est dès lors la fonction même de la rhétorique qui se voit examinée de façon critique : à quoi bon la rhétorique si elle sert des fins qui ne sont pas véritablement désirables ?

Dans le passage choisi (471e-472c), Socrate a pour interlocuteur Polos, l’élève de Gorgias. Socrate et Polos dialoguent sur la question de savoir s’il vaut mieux commettre ou subir une injustice : vaut-il mieux être celui qui, comme le tyran, envoie en prison un innocent ou est-il préférable d’être cet innocent qui n’a pas mal agi mais qui subit l’arbitraire d’un désir tyrannique ? Polos soutient la première thèse : le tyran le plus injuste est plus heureux que celui qui subit la décision injuste du tyran. Socrate soutient la thèse opposée : le pire des maux, c’est l’injustice que l’on commet et le bonheur du tyran ne peut être qu’apparent car son âme est malade du dérèglement de ses désirs. Polos, pour l’emporter, choisit alors de réfuter la thèse soutenue par Socrate en lui opposant un contre-exemple : Archélaos est un tyran sanguinaire qui a commis les pires injustices, mais parce qu’il a fait ce qu’il voulait et que rien ne résistait à la toute-puissance de ses désirs, il constitue, dans l’opinion commune, l’exemple même de l’homme heureux qui a réussi sa vie.

Que vaut ce contre-exemple ? Peut-il à lui seul défaire l’argumentation de Socrate et la réfuter dans son ensemble ? Tout l’enjeu du texte va être de réfléchir sur ce qui mérite d’être tenu pour une « réfutation » : réfuter un raisonnement, est-ce, comme Polos le conçoit, produire un exemple qui contredit la thèse adverse, ou est-ce, comme le soutient Socrate, faire apparaître, au sein de ce raisonnement, les contradictions qui le rendent insoutenable ? Deux conceptions de la réfutation vont ici s’opposer : une conception rhétorique qui est celle qui prévaut dans les tribunaux et selon laquelle il suffit de produire des témoins qui attestent de la réalité prétendue de certains faits pour mettre en difficulté la consistance d’une position ou d’un alibi ; une conception proprement philosophique de la réfutation dans laquelle réfuter une thèse consiste à faire apparaître ses incohérences internes et sa fausseté intrinsèque. Le texte, dans cette perspective, peut être structuré en deux parties : dans une première partie, Socrate montre que la réfutation dont se réclame Polos quand il utilise l’exemple du bonheur d’Archélaos pour attaquer sa propre thèse est celle que l’on utilise dans la rhétorique discutable des tribunaux de justice. Dans la deuxième partie, Socrate pose l’exigence d’une autre définition de la réfutation (en grec, elenchos) : réfuter, c’est, pour celui qui désire la vérité, mettre en lumière les contradictions qui traversent les opinions les mieux partagées et les plus ardemment défendues.

1. Un contre-exemple ne vaut pas comme réfutation.

Dans la première partie du texte, Socrate s’efforce d’expliquer à Polos que le contre-exemple d’Archélaos (le tyran injuste et heureux) ne vient pas mettre en difficulté la thèse qu’il soutient : le pire des maux que l’on ait à endurer, c’est de commettre une injustice.

On peut s’étonner de cette disqualification de l’objection que Polos a élaborée à l’encontre de la thèse socratique : produire un contre-exemple, n’est-ce pas faire valoir la puissance d’un fait qui contredit la thèse proposée comme vraie ? Comment Socrate peut-il prétendre avoir raison contre les faits ? Comment ne pas renoncer à une thèse à laquelle le réel résiste si exemplairement ? L’argumentation de Socrate entend précisément montrer que le contre-exemple produit par Polos ne constitue pas une objection valable du point de vue d’une argumentation rationnelle : produire des faits ou des témoins qui attaquent la défense d’un homme, c’est ce qui se pratique dans l’enceinte des tribunaux de justice où l’on n’a pas toujours, selon Socrate, l’exigence de faire advenir le vrai mais plutôt le désir de l’emporter face à celui avec lequel on est en procès. Quand, dans un tribunal, un homme en accuse un autre, il cherche à produire des témoins ou des preuves factuelles qui mettent à mal la position défendue par son adversaire. Les faits qu’il met en avant, les témoins auxquels il recourt relèvent d’une stratégie persuasive : il s’agit, dans le registre de la rhétorique judiciaire, d’assurer la force de son attaque ou de sa défense en réduisant à l’impuissance les arguments déployés par la partie adverse. A l’homme qui se prétend honnête et juste, on opposera ainsi, par exemple, un fait du passé qui laisse entendre, dans une interprétation nécessairement déjà biaisée, que l’homme qui se déclare honnête et juste a eu, au moins une fois dans sa vie, affaire au fisc, sans préciser qu’il a peut-être eu affaire au fisc parce qu’il avait adressé, avec quelques jours de retard, le paiement de sa taxe foncière. Ou à l’homme qui se prétend fidèle à sa femme, la partie opposée fera valoir qu’on le voit rencontrer régulièrement une autre femme, sans préciser que celle-ci est sa collaboratrice de travail et non son amante supposée.

La logique judiciaire donne donc un sens très particulier à la réfutation qui n’est pas celui que Socrate donne à la réfutation rationnelle : dans le vocabulaire juridique, subir un elenchos, c’est-à-dire être réfuté par des faits et des témoins qui attaquent avec efficacité la position que l’on défend, c’est être publiquement convaincu d’infamie. Celui qui, se prétendant honnête, se voit mis en cause par un témoin qui relate la façon dont l’homme a eu dans le passé affaire au fisc ne peut plus espérer ressortir du tribunal la tête haute : les faits l’accablent et la parole des témoins discrédite définitivement sa parole comme parole menteuse et malhonnête. Si les faits - tels que les relatent les témoins - parlent contre l’accusé, alors c’est que celui-ci ne peut être que reconnu coupable et qu’il doit accepter le jugement qui s’en suit.

Cette logique qui consiste à produire des témoins est précisément celle dont Socrate a été victime lors de son procès en 399 avant notre ère. En effet, Socrate, de façon prémonitoire, ne fait qu’annoncer la procédure judiciaire par laquelle il va être reconnu coupable de deux délits : celui de pervertir la jeunesse, celui de manquer de piété religieuse vis-à-vis des dieux de la cité. Platon, quand il écrit le Gorgias, connaît l’issue tragique qui a été celle du procès de Socrate : il choisit de faire parler Socrate comme s’il pressentait à l’avance le procès dont il serait l’objet quelques années plus tard. Les rhéteurs tels que Polos ou Gorgias, les sophistes et tous ceux qui ont été « bousculés » dans leurs certitudes par l’ironie du philosophe pourront aisément, si des chefs d’inculpation étaient retenus contre Socrate, venir témoigner contre lui et fournir aux juges les faits qui attestent de son attitude insolente, provocatrice et subversive. Un témoin peut, avec éloquence, mettre en avant des faits qui ne sont que la traduction ou l’interprétation très partiale de ce qu’ils ont cru faire l’expérience : les « faits » qui attestent de l’esprit subversif et impie de Socrate et que ses détracteurs produisent aux juges sont sans réelle valeur tant ils relèvent d’une appréciation guidée par des affects haineux et jaloux. C’est parce qu’on accorde du crédit à des témoins qui n’ont pas le souci du vrai mais le désir de gagner un procès que Socrate est jugé coupable et mis à mort par la cité.

La réfutation pratiquée dans les tribunaux – celle qui met à mort Socrate en donnant la parole à des témoins animés de ressentiment- ne peut donc servir de modèle à l’activité dialectique qui s’efforce, par questions et réponses, de chercher le vrai. Socrate ne refuse pas d’être réfuté, bien au contraire ; mais il refuse d’être réfuté comme on pratique la réfutation dans les tribunaux.

Réfuter philosophiquement une thèse, ce n’est pas trouver des exemples, des faits ou des témoins qui viennent en secours de la thèse que l’on aimerait voir triompher et qui attaquent la thèse que l’on veut réduire au silence : c’est, par un raisonnement rigoureux, dévoiler la faiblesse intrinsèque d’une thèse et son absence de cohérence.

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2. Réfuter, c’est faire apparaître les contradictions internes d’une position.

La deuxième partie du texte développe ce qu’exige l’exercice d’une pensée désireuse de connaître la vérité : une pensée qui recherche la vérité ne se soucie pas de savoir combien de personnes approuvent ou désapprouvent une thèse, combien de personnes témoignent en sa faveur ou en sa défaveur. L’activité de penser ne se conçoit pas sur le modèle de la tenue d’un procès où il s’agit de dire qui est coupable et qui est mis hors de cause. En philosophie il n’y a pas de témoins à produire pour établir la valeur d’une thèse : la seule chose qui fasse autorité, c’est la pensée.

C’est ce que Socrate essaie d’expliquer à Polos pour justifier son refus de prendre en charge l’objection que constitue, d’après Polos, le fait qu’Archélaos soit heureux. Polos peut témoigner du bonheur du tyran en la personne d’Archélaos, cela n’affecte pas la thèse selon laquelle il vaut mieux subir l’injustice que la commettre. Polos pourrait aussi prendre à loisir d’autres exemples, multiplier les témoignages de criminels heureux au sommeil tranquille, cela ne changerait rien : la vérité d’une affirmation ne se définit pas selon le nombre de personnes qui adhèrent à celle-ci, et la fausseté d’une thèse ne s’établit pas davantage selon le nombre de détracteurs qui s’y opposent. Socrate peut bien être le seul à penser qu’un criminel ou un tyran n’est pas un homme heureux : on peut avoir raison contre tous et contre les prétendus faits dont ils sont tous « témoins ». Ce n’est pas l’unanimité autour d’une opinion qui flatte les désirs qui est critère de vérité : c’est l’accord de la pensée avec elle-même dans sa poursuite rigoureuse du vrai. En d’autres termes, même si tous les hommes adhéraient à l’idée qu’il vaut mieux être puissant et malhonnête que victime innocente de la malhonnêteté d’autrui, la pensée continuerait de poser la même chose, parviendrait aux mêmes conclusions et n’inverserait pas le discours qu’elle constitue comme le seul vrai : l’homme qui subit l’injustice est moins malheureux que celui qui l’accomplit car être injuste, c’est avoir une âme déréglée dans laquelle la raison est réduite à l’impuissance par la brutalité des désirs.

La pensée ne peut être forcée à penser autre chose que ce qu’elle déclare ; elle ne peut, explique Socrate, être forcée à renoncer à ce qu’elle estime vrai sous prétexte qu’il y aurait des contradicteurs nombreux en désaccord avec ce qu’elle énonce. Cela ne veut évidemment pas dire que la philosophie est par nature dogmatique, qu’elle veut toujours avoir raison et qu’elle refuse d’entendre l’objection d’un interlocuteur. Socrate ne cesse au contraire dans le Gorgias de dire qu’il aime être réfuté car cela lui permet de se défaire des positions fragiles qui sont encore peut-être les siennes : se libérer des thèses inconsistantes que l’on a, c’est en effet la condition de l’exercice d’une pensée qui s’efforce d’être intelligente et vraie. Ce n’est donc pas le principe de la réfutation que Socrate condamne, bien au contraire : ce qu’il condamne, c’est l’application, sur le terrain de l’examen philosophique, de la rhétorique agressive des tribunaux où chacun veut l’emporter sur l’autre, non par la qualité de ses arguments mais par le nombre impressionnant de témoins appelés à la barre. Le philosophe, tel Socrate à son procès, ne peut qu’être étranger à cette réfutation agressive et désertée par l’intelligence car c’est un tout autre sens qu’il donne à la réfutation : réfuter, ce n’est pas produire des contre-exemples ; réfuter, c’est discuter rationnellement la validité d’une thèse en montrant ses fragilités et ses incohérences internes.

Si Polos, au lieu de prendre l’exemple discutable d’Archélaos, était parvenu, par la qualité de ses arguments, à faire vaciller la cohérence interne de la position socratique, le dialogue aurait pris un tout autre tour. Mais ce n’est pas ce qu’a fait Polos : la position socratique, selon laquelle le pire des maux c’est de commettre l’injustice, reste donc intacte face à l’attaque de Polos. La seule chose qui compte, c’est l’accord de la pensée avec elle-même et non l’accord avec le plus grand nombre.

Réciproquement, la seule chose à redouter, c’est le désaccord ou la dissonance interne qui est la preuve de contradictions irrésolues ; le désaccord avec la foule est quant à lui insignifiant et sans importance car la foule n’est pas dans l’exercice de l’intelligence, mais dans la démonstration de ses affects mimétiques et de ses opinions partagées.

Etre en désaccord avec l’opinion commune défendue par chacun, c’est ce qu’assume la philosophe ; être en désaccord avec ce qu’exige la pensée quand elle recherche la vérité, c’est en revanche ce qu’un philosophe comme Socrate ne peut supporter. La réfutation philosophique est donc précieuse et terrible en même temps : elle contraint celui qui pense à se débarrasser d’une thèse si incohérente qu’elle ne peut être que fausse en lui assignant pour tâche d’engager autrement la recherche du vrai. Elle est, en d’autres termes, le moment où l’interlocuteur, en faisant apparaître les contradictions d’un discours, fait prendre conscience de l’ignorance dans laquelle on est et de l’infinie différence qui sépare l’opinion - par nature inconsistante - de la pensée véritable qui est toujours en accord avec elle-même.

La question initiale était de savoir ce que vaut une réfutation : inquiète-t-elle le discours tenu par le philosophe ? La réponse que le texte élabore consiste à établir une différence entre la pratique judiciaire de la réfutation et la pratique qu’en a le philosophe dans l’exercice dialogué de la pensée. La réfutation judiciaire, qui mobilise les armes de la rhétorique, consiste à faire jouer le désaccord du nombre : un seul ne peut avoir raison face à tous les témoins qui l’accablent et qui contestent la véracité de sa thèse. C’est la réfutation dont se réclame implicitement Polos : cette réfutation n’est pas ordonnée à la recherche de la vérité. La réfutation pratiquée par le philosophe consiste, quant à elle, à faire jouer un tout autre désaccord : celui qui existe au sein d’une thèse quand elle se montre incohérente et traversée de contradictions.

C Y a-t-il un sens, en sciences, à parler de vérité ?

1. Lecture guidée d’un texte de Popper tiré de La Connaissance objective

(Reportez-vous à la séquence 2 sur La morale, étape 6, où un autre extrait de cet ouvrage de Popper a été expliqué).

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« Il n’existe pas de voie, royale ou autre, qui, à partir d’un ensemble « donné » de faits spécifiques, conduirait inéluctablement à une loi universelle. Ce que nous appelons « lois », ce sont des hypothèses ou des conjectures qui font toujours partie d’un certain système plus vaste de théories (en fait, de tout un horizon d’attentes) et qui ne peuvent jamais, en conséquence, être testées isolément. Le progrès de la science consiste en essais, en élimination des erreurs, et en de nouveaux essais guidés par l’expérience acquise au cours des essais et erreurs précédents. Aucune théorie particulière ne peut jamais être considérée comme absolument certaine : toute théorie peut devenir problématique, si bien corroborée qu’elle puisse paraître aujourd’hui. Aucune théorie scientifique n’est sacro-sainte ni au-dessus de toute critique. On a souvent oublié ce fait, surtout au siècle dernier, où l’on fut impressionné par la répétition fréquente de corroborations véritablement admirables de certaines théories mécaniques ; on en vint finalement à les regarder comme des vérités dont il n’était plus possible de douter. Le développement tumultueux de la physique depuis le tournant du siècle constitua un meilleur enseignement ; et nous en sommes venus aujourd’hui à nous rendre compte que c’est la tâche du scientifique que de continuer toujours de soumettre sa théorie à de nouveaux tests, et que l’on ne doit jamais déclarer qu’une théorie est définitive. Tester consiste à choisir la théorie à tester, à la combiner avec tous les types possibles de conditions initiales comme avec d’autres théories, et à comparer alors les prédictions qui en résultent avec la réalité. Si ceci conduit au désaveu de nos attentes, à des réfutations, il nous faut alors rebâtir notre théorie.

Le désaveu de certaines de nos attentes, à l’aide desquelles nous avons une fois déjà passionnément tenté d’approcher la réalité, joue un rôle capital dans cette procédure. On peut le comparer à l’expérience d’un aveugle qui touche, ou heurte, un obstacle, et prend ainsi conscience de son existence. C’est à travers la falsification de nos suppositions que nous entrons en contact effectif avec la « réalité ». La découverte et l’élimination de nos erreurs sont le seul moyen de constituer cette expérience « positive » que nous retirons de la réalité. »

Karl Popper, La Connaissance objective, « Le seau et le projecteur ;
deux théories de la connaissance » (1979), Champs Essais, Traduction J.J. Rosat, p. 525.

Questions

1. Comment appelle-t-on la démarche qui, à partir de l’observation répétée de faits particuliers, permet l’élaboration de lois générales ?

2. Quelle tout autre définition de la loi scientifique Popper élabore-t-il ? En quoi cette définition est-elle paradoxale ?

3. Quelle différence y a-t-il entre considérer qu’une théorie est vérifiée et considérer qu’elle est corroborée ?

4. « On ne doit jamais déclarer qu’une théorie est définitive » : quel est le sens de cette prescription ?

5. Renoncer à la vérité, est-ce renoncer à entrer en contact avec la réalité ? Quel sens donner à la comparaison que Popper établit entre la canne de l’aveugle et la théorie du savant ?

6. À partir de ces questions, dégagez précisément la question à l’œuvre dans le texte, la thèse que propose Popper et les différents moments de l’argumentation qu’il déploie.

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Propositions d'explication du texte


L’explication du texte, parce qu’elle est centrée sur une question clairement identifiée, fournit en même temps des éléments possibles pour constituer le moment d’une dissertation qui aurait pour sujet : « Y a-t-il en sciences des énoncés susceptibles d’être tenus pour définitivement vrais ? ».

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Y a-t-il en science des énoncés susceptibles d’être tenus pour définitivement vrais ? La réflexion qu’engage Popper dans la Connaissance objective vise à établir le caractère faillible de toute théorie scientifique : une théorie qui se sait faillible n’est pas une théorie fausse, c’est une théorie qui accepte, dans la formulation même de ses énoncés et de ses lois, la possibilité d’être testée, d’être réfutée, d’être désavouée. Comment dès lors envisager la possibilité d’un progrès des sciences ? Comment ne pas être relativiste et comment ne pas douter de la valeur de la science si les énoncés qu’elle constitue ne peuvent jamais être tenus pour des vérités certaines ? Que gagne-t-on à poursuivre passionnément la vérité si l’on est à tout moment « désavoué » dans ce que nous posons ? L’épistémologie faillibiliste de Popper s’efforce, dans ce texte, de définir précisément la démarche de la science : elle n’est pas une entreprise dogmatique où des énoncés devraient être définitivement tenus pour certains ; elle est l’exercice permanent d’un sens critique qui progresse bien plus en éliminant des erreurs qu’en affirmant le caractère définitivement confirmé et vrai de certains énoncés. Dès lors, à défaut de trouver la vérité en science, nous pouvons espérer, par cette démarche conjecturale et critique, expérimenter la résistance de la réalité à chaque fois que se voit désavouée une théorie censée la décrire et l’expliquer. Le texte se présente comme une argumentation composée de trois parties. Dans la première partie, Popper rectifie la conception habituelle que l’on se fait de la démarche scientifique comme procédant par une logique inductive rigoureuse : la science n’est pas issue d’inductions et ses énoncés ne se vérifient pas par les confirmations réglées de l’expérience ; la science est par nature hypothétique ou conjecturale : elle s’offre comme une tentative audacieuse de décrire et de prédire les phénomènes du réel. Dans la deuxième partie, Popper entend définir ce qu’il faut alors entendre par « progrès » des sciences : la science ne progresse pas vers des vérités de plus en plus indiscutables ; elle progresse en éliminant les théories infirmées ou non corroborées par les faits expérimentaux. C’est par l’erreur que la science progresse et non par l’obtention définitive de vérités.

La troisième partie du texte reformule dès lors la valeur qui est celle de toute démarche scientifique qui recherche la réfutation plus que la confirmation : ce qui fait la valeur de la démarche critique qui anime le savant, ce n’est pas la vérité qu’il pourrait y découvrir, mais c’est la réalité dont il fait incontestablement l’expérience chaque fois que quelque chose, dans le réel, résiste à la théorie qu’il élabore pour en rendre prétendument compte.

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1. Les théories scientifiques sont des hypothèses

Popper entreprend de disqualifier la conception commune que l’on se fait de la démarche scientifique : pour lui, les théories scientifiques ne sont pas élaborées à partir de ce qui s’observe, de façon répétée et régulière, dans l’expérience que nous faisons du réel ; les théories sont des conjectures rationnelles, des hypothèses que nous élaborons pour rendre intelligible l’expérience du réel.

Passer de l’observation répétée et réglée de phénomènes particuliers à l’établissement de lois générales, c’est procéder de façon inductive. L’induction est en effet le raisonnement par lequel on tire de cas particuliers similaires une conclusion générale qui englobe les cas observés ainsi que tous ceux qu’on pourra observer : en observant le mouvement des planètes autour du Soleil, on peut ainsi découvrir les lois générales du mouvement de ces corps célestes et dès lors prévoir la trajectoire de telle planète relativement à telle autre. Mais cette démarche inductive qui construit la loi scientifique à partir de l’observation réitérée des phénomènes du réel est-elle celle qui œuvre dans la recherche scientifique ? Le savant procède-t-il vraiment, pour découvrir les théories innovantes qu’il élabore, de manière aussi passive ?

L’argumentation de Popper se construit en effet comme une réfutation de cette conception empiriste de la connaissance : c’est pour Popper une erreur que de penser que la science procède par induction, car cela revient à imaginer que la science collecte, comme un « seau » retient l’eau de la pluie, les observations répétées du réel et qu’elle produit ensuite la « loi » générale qui règle ces phénomènes du réel à partir de ces régularités observées. Cette critique de l’induction comme passage du particulier au général doit beaucoup, dans l’œuvre de Popper, aux travaux du philosophe Hume (voir l’étape 6 : se préparer à l’explication de texte) : le mérite de Hume, pour Popper, c’est d’avoir, dans l’Enquête sur l’entendement humain, montré que rien ne justifie rationnellement le passage d’un ensemble d’énoncés singuliers à un énoncé théorique universel, c’est-à-dire à une loi. Il n’y a pour Hume aucune nécessité logique dans la « loi » que l’on formule à partir de l’expérience répétée de phénomènes identiques : ce n’est pas parce que le Soleil s’est levé tous les matins que l’on peut tenir pour une loi universelle de la nature qu’il doit se lever chaque matin. La nécessité contenue dans la loi est donc proprement introuvable : elle n’est pas donnée dans la répétition régulière et jamais démentie des faits particuliers ; elle n’est pas dans le « seau » des expériences que nous faisons du réel. Mais l’hommage que Popper rend à Hume se double toujours d’un reproche : si Hume a défait la validité de l’inférence inductive (où se trouve la nécessité de la loi si la loi s’élabore à partir de l’accumulation de faits particuliers et contingents ?), il n’est pas allé assez loin dans sa critique. En effet, Hume, pour Popper, a établi l’impossibilité logique de l’induction, mais a constitué l’induction comme un fait psychologique indéniable : il y aurait, pour l’auteur de l’Enquête sur l’entendement humain, une tendance irrépressible à croire que les relations répétées d’événements constatés dans le passé (le soleil s’est levé chaque matin) valent comme relations nécessaires (le soleil se lèvera nécessairement demain). Autrement dit, sous l’effet de l’accoutumance ou de l’habitude, l’esprit ne pourrait pas ne pas croire à l’existence d’un cours régulier de la nature et de lois physiques universelles. C’est donc par un processus de croyance que Hume règle le problème de l’induction : la nécessité des lois de la nature est certes introuvable, mais elle est incontestablement produite par l’esprit dès lors qu’il est « accoutumé » à observer une régularité signifiante dans l’expérience qu’il fait du réel. On ne peut ainsi pas s’empêcher de croire que le Soleil se lèvera demain même si la nécessité de la loi n’est pas justifiable rationnellement : elle n’est que l’effet de la croyance que produit en nous l’expérience répétée du réel.

Ce que Popper propose, ce n’est pas, comme le fait Hume, de sauver l’induction en en faisant un principe psychologique à la fois incontestable et injustifiable (on ne peut pas s’empêcher de croire que les phénomènes de la nature ne sont pas réglés par des lois nécessaires et universelles, mais il n’y a aucune rationalité dans cette nécessité) : ce qu’il propose, c’est de renoncer totalement au principe de l’induction.

Pour Popper, l’esprit ne procède pas de façon inductive et c’est donc une erreur que de croire que nous avons tendance à produire des énoncés généraux à partir de la répétition habituelle d’événements singuliers. L’approche de Popper propose de substituer à l’image du « seau » celle du « projecteur ». L’esprit n’est pas passif comme un seau qui collecte les données de l’expérience et qui imagine que cette collection de faits singuliers correspond à une loi générale de la nature ; l’esprit est actif et il projette un regard toujours théorique sur l’expérience qu’il fait du réel. La démarche scientifique n’est donc jamais inductive : il est impossible d’observer sans perspective théorique et il faut disposer d’une hypothèse pour diriger le regard vers les phénomènes du réel qui seraient sans cela restés inaperçus.

Cette théorie de « l’esprit-projecteur » libère la démarche scientifique de l’obsession de vérité qui a caractérisé trop souvent la recherche en sciences : les théories ne sont en fait que des projections hypothétiques qui émanent du sujet et de son activité rationnelle, et non pas du réel dont il fait l’expérience. Le savant n’est pas le témoin passif qui reçoit les leçons répétitives de l’expérience de la nature ; il est celui qui questionne le réel à l’aide d’hypothèses théoriques qu’il a produites librement. Dès lors, les constructions théoriques sont des inventions rationnelles, par définition faillibles et incertaines. Même les « lois » que des savants comme Galilée, Newton ou Einstein élaborent ne sont que des conjectures théoriques qui sont autant d’essais pour organiser l’expérience que nous faisons du réel. Les lois ne sont pas des énoncés nécessaires et vrais : ce sont des hypothèses qui s’efforcent de décrire, d’expliquer et de prédire les phénomènes du réel et qu’élabore une démarche théorique audacieuse et cohérente.

Qu’implique exactement l’idée que tout énoncé scientifique soit d’ordre conjectural ou hypothétique ? Cela implique d’abord le fait que tout énoncé est susceptible d’être testé de façon à voir comment il résiste à la confrontation avec l’expérience du réel. Aucun énoncé ne peut prétendre en effet être définitivement vrai et nécessaire sous prétexte qu’il serait confirmé par l’expérience du réel. Comme hypothèse théorique produite par le sujet rationnel, l’énoncé scientifique formulé dans les termes universels d’une loi s’expose par définition à la possibilité d’être infirmé ou réfuté par une expérience jusqu’ici inédite du réel. Mais il reste néanmoins à savoir ce que l’on teste exactement comment on met à l’épreuve l’hypothèse théorique qu’est par nature une loi physique, chimique ou biologique : pour Popper, il n’y a pas la possibilité de procéder à des tests qui isoleraient les lois de l’ensemble théorique dont elles procèdent. Toute loi, comme hypothèse théorique, est solidaire d’un modèle théorique. Dès lors, tester la validité d’une loi énoncée par une théorie physique, c’est en réalité mettre à l’épreuve l’ensemble du modèle théorique dont elle procède. Il n’y a pas, en science, d’hypothèses isolées qui pourraient donner lieu à des « expériences cruciales » permettant définitivement de les éliminer ou de les vérifier : quand on teste la validité d’une loi, on met à l’épreuve un montage théorique complexe qui ne se réduit pas à une hypothèse isolée mais qui relève d’un ensemble cohérent d’hypothèses strictement solidaires.

Dans cette première partie du texte, Popper rectifie la définition de ce qu’est la connaissance : elle n’est pas le lieu où se constituent des vérités absolues et des lois infailliblement universelles ; elle est le lieu où s’élaborent des hypothèses théoriques audacieuses et faillibles. Mais comment cette définition nouvelle, qui exclut l’idée dogmatique qu’une théorie puisse se prétendre vraie, peut-elle être compatible avec l’idée d’un progrès des sciences ? En quoi la science progresse-t-elle si aucune théorie n’est autre chose qu’un modèle conjectural de mise en ordre du réel ?

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2. Y a-t-il un progrès en science si les théories ne sont toujours que des hypothèses ?

La deuxième partie du texte est consacrée à la question de savoir quel sens donner, dans une épistémologie faillibiliste, à l’idée d’un progrès des sciences. Progresser, pour Popper, ce ne sera pas parvenir à l’assurance dogmatique d’une science vraie ; ce sera procéder à l’élimination des théories erronées et s’efforcer de produire des théories qui résistent mieux à l’épreuve du réel que celles qui ont été éliminées. La marche du progrès ne s’entend pas comme une conquête du vrai. Elle s’entend plutôt comme l’abandon salutaire d’hypothèses théoriques réfutées par le test que constitue l’épreuve du réel. Accumuler derrière soi les hypothèses qui ont été à leur époque audacieuses mais dont l’audace n’a pas résisté au test expérimental, c’est ce qui autorise à parler de « progrès ».

On en sait plus quand on sait quelles hypothèses ne peuvent plus être envisagées parce qu’elles ont été démenties par une expérimentation infirmante. Réduire le champ du possible, restreindre le nombre d’hypothèses qui se portent candidates à l’explication et à la mise ne ordre du réel, c’est paradoxalement progresser. Les théories qui remplacent les précédentes ne sont toujours que conjecturales, mais elles tirent profit de la connaissance de ce qui a été démontré comme faux et erroné. On progresse donc paradoxalement par l’échec plus que par la réussite : savoir qu’un modèle théorique est erroné ou inadéquat, c’est plus formateur que de constater qu’une théorie - qui n’est pourtant que conjecturale - est obstinément corroborée par l’expérience que nous faisons du réel. Une théorie qui ne cesse de réussir le test de l’expérience n’est pas vraie ; elle reste une conjecture faillible. Mais elle empêche, par sa réussite, l’élimination des conjectures erronées et tend à faire croire, de façon évidemment illusoire, que sa réussite, est le signe de son incontestable vérité. Il y a donc plus à gagner à voir des théories récusées qu’à les voir confirmées : on préserve l’esprit critique qui constitue pour Popper la vertu épistémique dont chaque savant doit être doté et, en ayant la connaissance toujours plus précise de ce qui est faux, on restreint le nombre
d’hypothèses qui pourraient se porter candidates à l’explication du réel.

Considérer qu’un progrès en science se réalise à mesure que l’on élimine des théories fausses oblige ainsi à reconsidérer l’histoire des sciences : les périodes dans l’histoire des sciences qui n’ont pas permis l’élimination d’hypothèses erronées sont les époques où domine un esprit dogmatique qui s’illusionne de l’idée que la vérité la plus certaine est enfin découverte. Cette tendance qui consiste à sacraliser une théorie dès qu’elle semble à l’abri de toute réfutation, c’est ce qu’on pourrait illustrer par l’exemple du culte voué à la physique de Newton, de la fin du 17e siècle jusqu’au début du 20e siècle : la physique de Newton a semblé pendant plus de deux siècles totalement immunisée face au risque d’un démenti expérimental et il faut attendre les hypothèses d’Einstein sur la relativité pour assister à un réajustement de la valeur du modèle physique proposé par Newton. À l’inverse, les périodes dans l’histoire qui comportent de nombreux bouleversements des modèles théoriques (ce qui est, pour Popper, la caractéristique de la science du 20e siècle) favorisent un esprit critique : ces crises, ces révolutions qui affectent la communauté scientifique dans ses différents domaines « enseignent » mieux ce qu’est vraiment la démarche de la science : une démarche où tout modèle théorique, même le mieux corroboré, est infiniment problématique et hypothétique. Ce qui doit être vénéré, sacralisé, ce ne sont donc pas des résultats que l’on aimerait croire vrais et indubitables, c’est un état d’esprit qui rend possible la démarche de la science et son progrès : cet état d’esprit qu’il faut cultiver, c’est celui du sens critique et de la réfutation, car il vaut mieux entretenir le sens du problème que céder à l’obsession de la certitude absolue.

Cette deuxième partie du texte permet ainsi de réfléchir sur les conditions d’un progrès en science : on progresse en échouant, c’est-à-dire en voyant désavouées ses attentes théoriques. Cette pédagogie par l’échec est aussi une méthodologie qui préserve la science des dérives dogmatiques qui la menacent dès qu’elle se croit en possession de vérités définitives. En science, il n’y a pas de place pour la vérité. Il n’y a de place que pour la conjecture et l’erreur. Renoncer à la vérité, ce n’est pas, pour Popper, être sceptique ou relativiste : il y a bien un progrès de la connaissance qui s’élabore par soustraction des hypothèses fausses. Mais si on peut renoncer, quand on fait de la science, à l’idéal creux et dangereux de vérité, on ne peut pas en revanche renoncer à l’idée de réalité : tester une hypothèse théorique, qu’est-ce d’autre qu’éprouver l’étonnante résistance du réel qui défait la prétention de nos hypothèses à être des modèles consistants d’intelligibilité ?

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3. Si on ne sait pas ce qui est vrai, le réel ne se laisse pas ordonner n’importe comment : à défaut de savoir ce qui est vrai, il y a des hypothèses fausses que l’on peut éliminer.

La fin du texte invite à réhabiliter la notion de réalité. La science n’a pas de rapport à la vérité car elle est fondamentalement et définitivement conjecturale. La science ne délivre pas des vérités, elle ne révèle pas le fonctionnement du réel en établissant la nécessité universelle des lois de la nature : les lois ne sont que des hypothèses théoriques qui assurent un modèle d’intelligibilité du réel. Rien n’interdit, en d’autres termes, de penser que ces lois (celles qu’on élabore dans chaque domaine scientifique) puissent être désavouées par une expérience future et reconnues dès lors comme erronées.

Mais si la science ne donne pas accès à la vérité, si elle ne nous révèle pas le fonctionnement véritable du réel, elle ouvre en revanche un accès au réel : assister à l’échec d’une hypothèse théo-

rique, c’est éprouver la résistance du réel qui ne se laisse pas ordonner à nos hypothèses comme on le voudrait. Le réel, on ne sait pas vraiment ce que c’est, car nous sommes seulement en mesure de proposer des conjectures rationnelles sur son fonctionnement et son ordre propre. Mais on ressent la consistance du réel dans la résistance qu’il oppose aux hypothèses manifestement erronées que nous constituons pour en faire l’explication. La réalité, c’est à la fois ce qui ne fait pas (et ne peut pas faire) l’objet d’une connaissance vraie, mais c’est aussi ce qui sert de critère permettant de distinguer, parmi les hypothèses audacieuses que nous élaborons, celles qui sont erronées et celles qui peuvent continuer à servir de modèles explicatifs et prédictifs. La réalité ne se laisse donc pas ordonner selon le modèle d’intelligibilité que l’on déploie : elle est ce qui résiste à des mises en ordre fautives sans jamais pour autant désigner, parmi les hypothèses qu’elle n’infirme pas, celles qui, peut-être, restituent adéquatement l’ordre des choses.

La métaphore qu’emploie Popper, à la fin du texte, pour restituer cette résistance du réel qui s’éprouve dans le « désaveu » expérimental de certaines hypothèses théoriques est la métaphore de l’aveugle qui se déplace avec sa canne et rencontre un obstacle. L’aveugle est celui qui est privé de la vue du réel. Quand il se déplace, il utilise sa canne pour anticiper la présence d’obstacles. Bien souvent, la canne bouge de la droite vers la gauche et de la gauche vers la droite sans rencontrer aucune résistance : seul l’obstacle qui modifie le déplacement de la canne, perturbe son mouvement, donne à connaître la présence du réel auquel l’aveugle n’a pas accès par la vue. Le savant est cet aveugle. Il n’est pas enfermé dans la caverne des illusions comme dans le livre VII de la République et sa tâche n’est pas de sortir de l’obscurité de l’ignorance pour gagner l’évidence lumineuse du savoir. Il est définitivement aveugle car la vérité n’est pas ce que la science délivre et révèle. Mais être aveugle, ce n’est pas être réduit à l’ignorance : comme l’aveugle prend connaissance du réel dans la résistance qu’oppose un obstacle au mouvement de la canne blanche, l’homme de science éprouve la présence du réel et de sa formidable résistance dans le désaveu de ses hypothèses. Le mouvement de la canne est comme la production inventive d’hypothèses théoriques : il ne fait pas voir le réel, mais il rencontre sur son trajet des obstacles (le réel) qui obligent à réinventer d’autres déplacements (d’autres hypothèses théoriques). Ce « contact avec la réalité », qui se joue paradoxalement dans l’échec de nos hypothèses théoriques, assure un référent objectif à la connaissance : la connaissance n’est pas la pure production d’un ordre théorique inventé par un sujet, c’est la relation qu’un sujet s’efforce de constituer avec l’objectivité du réel au moyen d’instruments théoriques valables.

► Y a-t-il, en science, un sens à parler de vérité ? Popper, dans ce texte extrait de la Connaissance objective, renonce à articuler la démarche des sciences à la quête de la vérité. Parce que la science n’est que conjectures et réfutations, elle ne peut pas permettre la découverte de vérités. Se préserver de l’idée dogmatique que la connaissance scientifique établit des vérités, c’est se rendre disponible à l’aventure continue des sciences : en cherchant inlassablement à mettre à l’épreuve les hypothèses audacieuses de la science, en éliminant les théories fausses, on rend possible le progrès de la connaissance objective. L’essentiel n’est donc plus de savoir si la science est le lieu de constitution de la vérité : elle ne l’est pas. L’essentiel est plutôt de prendre conscience que la science est le lieu d’une rencontre : celle qui se joue entre un sujet qui imagine des modèles théoriques d’intelligibilité et un réel qui se donne à connaître dans la résistance qu’il oppose à certaines de nos conjectures fautives. Constater le caractère erroné d’une hypothèse, ce n’est pas échouer à trouver la vérité : c’est parvenir, contre toute attente, à entrer en contact avec l’objectivité du réel.

Pour approfondir la question de la vérité

Leçon : La recherche de la vérité n’a – t-elle de sens que dans le domaine de la connaissance théorique ?  proposée par Antoine Léandri

Dans cette leçon, on peut trouver dès l’introduction une analyse précise de ce que pourrait être une définition de la vérité. Le développement, assez court, permet de comprendre l’exigence démonstrative à laquelle se trouve subordonnée toute recherche de vérité. La leçon examine le sens qu’il y a à parler de vérité dans des domaines extrascientifiques.

Leçon : Peut-on tout démontrer ?  proposée par Antoine Léandri

Cette leçon analyse l’idéal de scientificité qu’est la démonstration. Si la démonstration est démonstration de ce qu’on sait, peut-on alors démontrer tout ce qu’on sait ? A quelles limites se heurte l’idéal démonstratif ? Renoncer à la démonstration, est-ce renoncer à l’objectivité du savoir ?

Leçon : Peut-on être sûr d’avoir raison ? proposée par Frank Burbage

Cette leçon analyse d’abord précisément le sens à donner à la question posée : il ne s’agit pas d’interroger la possibilité (ou non) d’avoir raison ; il s’agit de savoir si l’on peut avoir l’assurance d’avoir raison. La leçon examine dès lors les modalités subjectives dans lesquelles s’expérimente la certitude : n’y a-t-il d’assurance que dogmatique ? Toute assurance n’est-elle pas toujours inquiète ou inquiétée ?


آخر تعديل: Wednesday، 18 March 2020، 1:33 PM