Chapitre 2 De 1945 à nos jours : La renaissance et les mutations du socialisme et du syndicalisme allemands

Chapitre 2

chapitre 2

De 1945 à nos jours : La renaissance et les mutations du socialisme et du syndicalisme allemands

Guerre froide et idéologie(s)

Aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale et a fortiori après 1947, quand le Bloc de l’Est s’est constitué, il est apparu évident à beaucoup d’Occidentaux que les voies adoptées par les forces soviétiques pour s’imposer à toute une partie de l’Europe et du monde relevaient de la volonté d’appliquer une idéologie à de nombreux pays qui n’étaient pas en mesure de résister aux moyens militaires ou à la répression politique mis en œuvre à la fin des années 1940 et pendant les décennies suivantes. Plus tard, c’est dans le camp adverse (l’Ouest) que la notion de «modèle idéologique» (parti unique, économie collectiviste, libertés individuelles restreintes et vie culturelle sous contrôle étroit de l’État) a été utilisée pour désigner les mutations profondes qui s’opéraient après l’avènement des gouvernements communistes. Partant de là, les observateurs ont présenté la guerre froide comme une lutte sans merci entre deux « modèles idéologiques » : l’un marqué par de multiples contraintes sur les individus (modèle oriental), l’autre (le modèle occidental) paré de toutes les vertus propres aux textes fondateurs des Droits de l’homme et très attractif parce qu’il est fondé sur la liberté des personnes et l’accès du plus grand nombre à la société de consommation. La chute du Mur de Berlin (1989) et la disparition du Bloc de l’Est sont à bien des égards, des preuves du bien-fondé de cette analyse qui peut se substituer à l’idée d’une « victoire » du Bloc de l’Ouest au sens strict du terme qui sous-entendrait un affrontement militaire direct qui ne s’est jamais produit.

Les partis et les syndicats renaissent en Allemagne après la guerre. Ils vont ensuite connaître une première phase de mutation idéologique au tournant des années cinquante – soixante puis une seconde, à la fin des années 1990, dans le contexte de la recomposition du paysage allemand et de la mondialisation.

A La difficile renaissance politique et syndicale après 1945

L’Allemagne en 1945, est un pays défait, dévasté, privé de sa souveraineté et déjà partagé entre l’influence soviétique et l’influence américaine. Le territoire allemand est découpé en quatre zones d’occupation : américaine, britannique, française et soviétique. Une commission interalliée administre le pays. Les prémices de la guerre froide commencent à séparer la partie ouest sous contrôle occidental, de l’est sous contrôle soviétique. Cette situation va durer jusqu’à la création des deux États allemands – la RFA et la RDA – en 1949 à l’issue de la crise du blocus de Berlin. C’est dans ce contexte, que les partis et les syndicats de gauche tentent de se reconstituer. Le SPD reste le seul parti de gauche en Allemagne de l’Ouest après l’interdiction du KPD en 1956. Il se cantonne dans une opposition intransigeante face à la majorité démocrate-chrétienne au pouvoir (la CDU).

Les syndicats de leur côté renouent avec leur réformisme traditionnel et se prononcent pour la cogestion, c’est-à-dire la participation à la direction des entreprises avec le patronat.

SPD et KPD

Le SPD se reforme en 1945 sur les bases de l’organisation clandestine de résistance maintenue en Allemagne pendant la guerre et du parti en exil qui avait trouvé refuge à Prague puis à Paris et finalement à Londres. Dans les zones occidentales, son nouveau leader Kurt Schumacher, ancien déporté, amputé d’une jambe après son passage à Dachau, symbole d’une Allemagne meurtrie, refuse de fusionner avec le KPD et maintient l’indépendance du parti.

Dans la zone soviétique le SPD est contraint au contraire, sous la pression russe, de se fondre dans le KPD pour former le SED (Sozialistische Einheitspartei Deutschlands). Le SED est aligné sur le modèle soviétique, il est le parti unique de la RDA à partir de 1949. Dans les zones occidentales, le KPD garde donc son autonomie mais il se retrouve rapidement marginalisé. Aux élections de 1949, il obtient près de 6 % des voix et 15 élus, en 1953, 2 % des voix seulement et aucun élu. Ses effectifs connaissent la même évolution : 300 000 militants en 1946 mais seulement 80 000 en 1953. En 1956, il est déclaré inconstitutionnel par le Tribunal constitutionnel fédéral de Karlsruhe et immédiatement dissout. L’interdiction sera levée en 1968, le DKP (Deutche Kommunistische Partei) prendra alors la suite du KPD mais il restera une force politique négligeable avec moins de 3 % des voix. Cette marginalisation du communisme s’explique par l’effet repoussoir exercé par le modèle de la RDA, régime plus autoritaire et moins prospère qu’à l’Ouest dans le contexte de la guerre froide. D’ailleurs avant la construction du mur de Berlin en 1961, près de 3 millions d’Allemands de l’Est quittent la RDA pour la RFA. Le SPD reste donc le seul parti de gauche en Allemagne de l’Ouest de 1956 à 1968, quasiment le seul de 1968 à 1990.

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Document 5 Nombre de députés et % des voix aux élections législatives (1949/2009)

Années

KPD

PDS (1990)

LINKE (2005)

députés

%

Verts

députés

%

SPD

députés

%

CDU

députés

%

1949

15

5.7



131

29.2

139

31.2

1953

0

2.2



151

28.8

243

45.2

1957





169

31.7

270

50.2

1961





190

36.2

242

45.3

1965





202

39.3

245

47.6

1969





224

42.7

242

46.2

1972





230

45.8

225

44.8

1976





214

42.6

243

48.6

1980



0

1.5

218

42.9

226

44.5

1983



27

5.6

193

38.2

244

48.7

1987



42

8.3

186

37.1

223

44.2

1990

17

2.4

0

3.8

239

33.5

319

43.8

1994

30

4.4

49

7.3

252

36.4

294

41.5

1998

36

5.1

47

6.7

298

40.9

245

35.5

2002

2

4.2

55

8.6

251

38.5

248

38.5

2005

54

8.7

51

8.1

222

34.2

226

35.2

2009

76

11.9

68

10.7

146

23.1

239

33.8

Expression écriteQuestions

1. Repérer les scores électoraux les plus élevés du SPD et relier les à l’histoire du parti.

2. Quand les autres partis de gauche apparaissent-ils dans le tableau ? Pourquoi ?

SolutionRéponses

1. Les scores électoraux les plus élevés du parti socialistes correspondent à deux phases : entre 1965 et 1980, c’est-à-dire après le virage stratégique de Bad Godesberg puis au tournant des années 2000 correspondant à une autre mutation, sociale-libérale, qui elle, s’avère à moyen terme moins profitable au parti. Ces deux phases sont incarnées par les deux grands leaders du SPD d’après 1945, Willy Brandt pour la première, Gerhard Schröder pour la seconde.

2. Les autres partis de gauche émergent au début des années 1980 pour les Verts, comme alternative au leadership du SPD qui commence à s’affaiblir à gauche après près de quinze années au pouvoir. Et au début des années 1990 pour la mouvance communiste-parti de gauche qui bénéficie de la réunification des deux Allemagne et donc de l’apport de l’ex-parti communiste de RDA rénové et bien implanté dans la partie est de l’Allemagne.

Une opposition intransigeante

Sous la direction de K. Schumacher puis de son successeur Erich Ollenhauer, le SPD opte pour une opposition systématique à la droite au pouvoir. Il refuse d’abandonner le marxisme et milite pour une démocratie socialiste et une économie largement socialisée et planifiée. Il réclame la réunification allemande dans ses frontières de 1937, pour ne pas être accusé d’avoir trahi l’unité allemande. Il condamne l’entrée de l’Allemagne au Conseil de l’Europe en 1949 puis dans la CECA en 1951 (Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier, ancêtre de la CEE) et à l’adhésion de la RFA à l’OTAN en 1955 au nom de la préservation de l’indépendance nationale. Il dénonce le fédéralisme et se prononce pour un État centralisé. Sur tous ces points, il est à l’opposé de la CDU (Union chrétienne démocrate, le parti de la droite). Aucun compromis n’est donc possible entre eux. Cette intransigeance doctrinale l’empêche d’atteindre la majorité des sièges au Bundestag (le parlement allemand). Il reste donc un parti d’opposition durant toutes les années cinquante.

Même si des voix commencent à s’élever au sein du parti pour que les choses bougent. Car le SPD renoue avec ses vieux démons, la division gauche – droite et la difficulté de trancher entre les deux. La gauche du parti qui veut garder la ligne marxisante et la droite qui veut une bonne fois toute tourner la page du marxisme. Le fait que le débat s’ouvre est déjà l’amorce d’un changement.

Un syndicalisme cogestionnaire

Au contraire du SPD, le syndicalisme allemand poursuit sa mutation vers le réformisme intégral. Le DGB - nouvelle appellation de l’ADGB en 1949, Deutscher Gewerkchaftsbund – revendique et obtient partiellement la cogestion c’est-à-dire la gestion partagée de l’économie avec le gouvernement, et des entreprises avec le patronat. La loi de 1951 lui donne partiellement satisfaction. Une cogestion paritaire, c’est-à-dire à part égale syndicat/patronat, est établie dans les secteurs des charbonnages et de la métallurgie, ainsi que dans les entreprises de plus de 1000 salariés. En revanche, la loi de 1952, si elle étend la cogestion à l’ensemble des entreprises, ne le fait plus de manière paritaire, freinant ainsi la dynamique cogestionnaire. Cette politique pragmatique lui permet de renouer avec les effectifs des années vingt : 5 millions d’adhérents en 1949 - soit un tiers des salariés – dont plus de un million dans la puissante fédération de la métallurgie IG Metall. Son implantation sociale est aussi favorisée par son réseau d’associations, ses écoles d’apprentissage, ses banques et caisses d’épargne, ses centres d’études et de recherches en partie hérités de la période antérieure.

À la fin des années cinquante, le syndicalisme allemand a retrouvé sa puissance mais le SPD semble en panne. Il paraît incapable de se transformer. Il reste crispé dans une raideur idéologique qui le maintient à distance du pouvoir et divisé sur la marche à suivre entre marxisants et réformistes.

B Le tournant de Bad Godesberg en 1959

La SPD effectue finalement sa mue réformiste en 1959 au congrès de Bad Godesberg. La mutation était devenue nécessaire pour de multiples raisons. Elle est profonde et rapide. Elle a des conséquences multiples pour le parti mais aussi en dehors du parti.

Une mutation devenue nécessaire

La stratégie intransigeante menée par K. Schumacher et son successeur conduit le parti dans une impasse. L’évolution du contexte intérieur allemand et international le met en face de ses contradictions : le SPD est un parti ouvertement marxiste mais confronté à la lutte contre le communisme en situation de guerre froide. Il s’affiche comme un parti ouvrier alors même que la prospérité des Trente Glorieuses accentue l’embourgeoisement de la classe ouvrière. Il s’accroche au dogme de la socialisation économique sans empêcher la cogestion c’est-à-dire la reconnaissance de l’économie de marché voulue par les syndicats. Le parti doit conquérir de nouveaux électeurs, au centre et chez les catholiques, pour espérer gagner les élections. Il doit prendre en compte le « miracle économique allemand » et les mutations sociales qui en résultent. Il doit admettre l’irréversible ancrage de la RFA dans le camp occidental. Il doit reconnaître la force d’attraction de la CDU. Elle a su à la fois restaurer la démocratie et inventer l’économie sociale de marché, à mi-chemin entre le libéralisme et le socialisme, mordant ainsi sur l’électorat de centre gauche et s’en inspirer pour s’ouvrir à son tour à l’électorat de centre droit. Ces changements sont d’autant plus nécessaires que le SPD accumule les échecs électoraux depuis 1949 et que le nombre de ses adhérents baisse régulièrement. Il reste certes un parti de masse. Il dispose toujours d’un réseau d’associations, de médias, de structures coopératives. Il est toujours bien implanté dans les grandes villes industrielles du nord de l’Allemagne. Mais ses effectifs sont passés de près de 900000 en 1947 à moins de 600000 en 1955. C’est deux fois plus que la CDU, mais c’est beaucoup moins qu’avant 1933.

Une contestation interne au parti commence à réclamer une révision du programme. En 1954, une première étape est franchie avec l’abandon de la notion de parti de classe pour celle de parti du « peuple tout entier » et l’acceptation du principe de libre concurrence économique. Mais c’est un nouvel échec électoral en 1957 suivi d’un changement à la tête du parti en 1959 qui précipitent la mutation.

Le congrès de Bad Godesberg

La mutation du SPD se fait en novembre 1959 au congrès du parti de Bad Godesberg (ville de Rhénanie du Nord). Le programme de Bad Godesberg remplace le vieux programme d’Heidelberg toujours en vigueur. Le SPD se présente désormais comme le parti de « la liberté d’esprit », adhérent aux « valeurs chrétiennes, humanistes et à la philosophie classique ». Il abandonne définitivement le marxisme pour s’ouvrir, entre autres, à l’électorat catholique. Il adopte aussi une nouvelle conception de l’économie en renonçant au principe de l’économie socialisée, aux nationalisations et à la planification. Il reconnaît la libre entreprise et l’économie de marché, tout en prônant des syndicats forts et des réformes sociales. Il se dit prêt à défendre la stabilité monétaire, ce qui est capital dans une Allemagne hantée par l’inflation et attachée à un Mark fort. Il se convertit même à l’atlantisme (c’est-à-dire l’alignement extérieur sur les États-Unis et l’adhésion à l’OTAN, effectuée en 1955) et soutient la construction européenne (l’entrée de la RFA dans la CECA puis la CEE, réalisée en 1951 et 1957). Cette normalisation spectaculaire est confortée par l’élection d’un nouveau chef du parti en 1964, Willy Brandt, jeune quinquagénaire dynamique, très populaire et maire de Berlin depuis 1957, qui incarne le renouvellement du parti.

Document 6 Le programme de Bad Godesberg

« Les socialistes préconisent une société dans laquelle chaque être humain puisse s’épanouir dans la liberté…Le socialisme démocratique qui plonge ses racines dans l’éthique chrétienne, dans l’humanisme et dans la philosophie classique…est le parti de la liberté de l’esprit. Il constitue une communauté d’hommes s’inspirant d’idéologies et de confessions différentes. Le Parti social-démocrate vise à instaurer un ordre imprégné de ces valeurs fondamentales.

…Les communistes oppriment radicalement la liberté. Ils violent les droits de l’homme et le droit de libre détermination des hommes et des peuples…C’est pourquoi l’espoir du monde réside dans les valeurs du socialisme démocratique qui veut créer une société digne de l ‘homme, libérée de la misère, de la peur, libérée de la guerre et de l’oppression. »

Expression écriteQuestions

1. Quelle référence idéologique n’apparaît pas dans le programme socialiste ? À l’inverse sur quelles valeurs et quels principes ce programme insiste-t-il ?

2. À quel parti et à quelle idéologie s’oppose nettement le SPD ? Comment ce parti est-il décrit ? À quel pays cette partie du texte fait-elle allusion ?

SolutionRéponses

1. La référence marxiste a disparu du programme. Au contraire, ce programme insiste désormais sur la liberté de penser, sur la diversité des opinions incluant le christianisme et l’humanisme. L’orientation réformiste du parti, déjà présente depuis longtemps dans les actes, est désormais ouvertement et officiellement proclamée. La conversion sociale-démocrate du SPD (au sens moderne du terme) est ici éclatante.

2. Le SPD s’oppose fermement aux communistes qu’il présente comme ceux qui « violent les droits de l’homme » et la liberté des peuples. Le texte fait ici allusion à la RDA où le parti communiste – parti unique – est au pouvoir. La RDA se revendique comme une démocratie populaire très éloignée des critères démocratiques occidentaux.

Des conséquences multiples et contradictoires

Les conséquences du changement doctrinal de Bad Godesberg, c’est-à-dire la mise à jour des idées du parti, sont très diverses et pas toutes positives pour le SPD. Elles touchent aussi le DGB qui fait lui aussi évoluer son discours officiel.

Le SPD devient parti de gouvernement. La première conséquence est électorale : le SPD progresse aux élections législatives et locales suivantes. Désormais, la participation au gouvernement n’est plus taboue. En 1966, l’essor d’un parti néonazi en Bavière et en Hesse qui révèle une nouvelle menace d’extrême droite convainc le SPD de rentrer dans une grande coalition gouvernementale aux côtés de la CDU et des libéraux. W. Brandt devient vice-chancelier d’un gouvernement dirigé par Kurt Kiesinger. Cette expérience ministérielle accroît la crédibilité du parti en démontrant qu’il peut gouverner. En 1969, sans arriver en tête des élections, il obtient cependant suffisamment de sièges pour former un gouvernement de coalition avec les libéraux. Et c’est un socialiste, W. Brandt, qui devient chancelier. Le SPD conserve la chancellerie jusqu’en 1983, Helmut Schmidt succédant à W. Brandt en 1974. Les socialistes sont ainsi restés 14 ans au pouvoir, avec leurs alliés libéraux. C’est une première dans l’histoire allemande.

Les socialistes au pouvoir ont-ils une politique originale ? Bad Godesberg était-il un choix tactique ou une vraie conversion idéologique ? Le SPD au pouvoir se montre très prudent. Il ne réalise pas toutes les promesses sociales attendues notamment en matière de cogestion. Il est limité dans son action par son partenaire libéral, beaucoup plus conservateur que lui sur les questions sociales. Sa politique sociale est donc plutôt timorée et elle déçoit les ouvriers qui avaient mis beaucoup d’espoir dans les socialistes. Le seul domaine où W. Brandt innove est celui de la politique extérieure. Il lance dès 1969, l’« Ostpolitik », politique d’ouverture à l’est à la RDA et au bloc communiste plus largement. Son but est de normaliser les relations entre les deux Allemagne pour réduire la tension et augmenter les échanges entre les deux pays.

Cette démarche audacieuse débouche sur le traité fondamental de 1972 par lequel les deux États se reconnaissent mutuellement. Cette double reconnaissance leur permet de rentrer tous les deux à l’ONU en 1973. L’Ostpolitik a été, il est vrai, facilitée par le contexte de détente qui règne entre l’Est et l’Ouest depuis le milieu des années soixante. On doit aussi à W. Brandt la première manifestation officielle et internationale de la reconnaissance de la responsabilité allemande dans le génocide des juifs pendant la guerre : le 7 décembre 1970, le chancelier allemand s’agenouille devant le Mémorial du ghetto de Varsovie dans un geste de repentance mais aussi de réconciliation avec le voisin polonais, comme on le voit sur la photo ci-dessous.

Document 7 Willy Brandt agenouillé devant le Mémorial du ghetto de Varsovie
(le 7 décembre 1970)

© INTERFOTO/Alamy stock Photo.

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La montée du gauchisme. Le recentrage du SPD vers la social-démocratie et sa participation à la grande coalition au côté de la droite créé du mécontentement à la gauche du parti. Au sein du parti, les « Jusos » - les jeunesses socialistes, hostiles au tournant de 1959 et plus encore à la Grande coalition de 1966 – réclament un nouveau programme nettement plus à gauche. L’Union socialiste allemande des Étudiants, syndicat étudiant proche du SPD rompt avec lui en 1960 et amorce une évolution ultragauchiste sous la direction de Rudi Dutschke. Cette opposition d’extrême-gauche dénonce la confusion gauche/droite qui découle du recentrage du SPD : puisqu’il n’y a plus d’opposition parlementaire, la seule opposition possible ne peut se faire que de manière extraparlementaire, en dehors du parlement, dans la rue par une agitation permanente, des manifestations, des sit-in, voire par la voie plus radicale du terrorisme.

Cette opposition non-parlementaire – APO en allemand pour AusserParlamentarische Oppositionviolentes) - culmine en avril 1968 dans un vaste mouvement de contestation étudiante qui dégénère en émeutes urbaines spectaculaires, violemment réprimées par les forces de l’ordre. Cette agitation, dans sa forme et ses mots d’ordre, rappelait un peu la mobilisation spartakiste de 1918. Il faut aussi restituer ce mouvement dans le contexte général des événements de l’année 1968 dans le monde, qui exprimaient un rejet plus global de la société de consommation capitaliste et de l’impérialiste américain sur fond de Guerre du Viêt-Nam. Les émeutes allemandes d’avril 1968, précèdent de peu le mouvement de mai 68 en France. L’APO sera une des sources des Grünen, les Verts allemands à la fin des années soixante-dix.

La mue syndicale. Les syndicats de leur côté, ont accompagné la mue du SPD en formalisant eux aussi un tournant doctrinal, qui contrairement à celui du parti socialiste, était déjà inscrit dans les faits. En 1963, ils abandonnent définitivement leur objectif de transformation globale des structures de l’économie et de la société pour viser seulement des aménagements limités : réforme fiscale plus égalitaire, planification indicative, réduction du temps de travail, augmentation des salaires. Mais son objectif majeur reste la cogestion qu’ils veulent étendre à toutes les entreprises. L’arrivée du SPD au pouvoir en 1969 laissait espérer de voir satisfaire cette revendication. Ce ne fut pas le cas comme on l’a vu. La politique du parti socialiste au pouvoir est très modérée. Le début des années soixante-dix est donc marqué en Allemagne par une reprise de la mobilisation syndicale : les ouvriers déçus par la gauche au pouvoir multiplient les grèves et les mouvements sociaux.

La mutation social-démocrate (au sens actuel du terme c’est-à-dire de socialiste démocratique et réformiste non marxiste) n’est pas propre au SPD. Elle se fait au même moment dans tous les partis socialistes d’Europe du Nord. En revanche, elle se fera plus tard en Europe méditerranéenne et en France où les partis socialistes doivent subir la concurrence de partis communistes bien implantés au sein de l’électorat ouvrier. Cette mutation modifie sensiblement le paysage politique allemand.

C Les dernières mutations

À la fin des années 1990, après 16 années dans l’opposition, le SPD connaît une nouvelle transformation qu’on peut qualifier de social-libérale. La réunification avait entre-temps ramené le communisme dans le jeu parlementaire allemand et un nouveau parti était venu compliquer le jeu à gauche, les Verts. Ces évolutions produisent une nouvelle recomposition de la gauche politique et syndicale allemande qui finalement ne profite guère aux socialistes ni au DGB.

Le virage social-libéral des années 2000

Après les quatorze années de gouvernement socialiste (1969/1983), le SPD subit une cure d’opposition de 16 ans. Le contexte politique a changé : l’effritement du vote ouvrier, accéléré par la crise, lui fait perdre des voix, la personnalisation du pouvoir sur fond de médiatisation politique est préjudiciable aux partis de militants et la concurrence de nouveaux partis à gauche, comme le PDS, avec qui il ne veut pas s’allier amenuise son score. Le parti aussi a changé, il a subi une « déprolétarisation », les militants ouvriers sont moins nombreux, il est composé majoritairement désormais de classes moyennes.

Tout cela l’oblige à une nouvelle mutation idéologique. Dans la foulée du New Labour de Tony Blair en Grande-Bretagne, Gerhard Schröder, le nouveau leader du SPD à la fin des années 1990, tente d’ouvrir une troisième voie entre néo-libéralisme économique et social-démocratie classique en recherchant l’efficacité économique et en limitant l’État-providence pour s’adapter à la globalisation des marchés. Le SPD remporte les élections de 1998. G. Schröder devient chancelier. C’est surtout lors de son second mandat en 2003 - 2004 qu’il met en œuvre ce programme social-libéral avec la réforme Hartz de flexibilité du marché du travail et de baisse de la couverture chômage qui remet en cause le modèle social allemand. Le SPD avait été l’artisan majeur du progrès social en Allemagne depuis la fin du XIXe siècle, il semble inverser brutalement ce processus séculaire par ce virage libéral.

Perdant de peu les élections de 2005, il laisse le SPD rejoindre une nouvelle grande coalition avec la CDU d’Angela Merkel jusqu’en 2009. Cette nouvelle expérience de collaboration gauche/droite qui confirme l’orientation libérale du parti, le conduit à un échec électoral retentissant en 2009 puisqu’il tombe à 23 % des voix, son pire score depuis 1945. La greffe social-libérale n’a pas pris. Le SPD se retrouve dans la situation de 1920 lorsque l’USPD lui avait ravi la moitié de son électorat.

La recomposition de la gauche

La réunification de 1990 avait fait rentrer le parti communiste de l’ex- RDA, le SED, dans le jeu politique allemand. Rebaptisé PDS, le Parti du socialisme démocratique, l’ancien SED obtient 5 % des voix en moyenne dans toute l’Allemagne lors des élections de 1990 et des suivantes mais plus de 10 % dans l’ex-RDA où il bénéficie de la part d’une partie de la population du sentiment « d’Ostalgie », c’est-à-dire la nostalgie du modèle social égalitaire de la RDA.

En 2005, il devient le Linkspartei, Parti de Gauche. En 2007, il fusionne avec le WASG, Wahlalternative Arbeit und Sozial Gerechtigkeit, « l’Alternative électorale travail et justice sociale », nouveau groupe créé en 2005 par des militants du SPD et des syndicalistes hostiles au virage social-libéral de G. Schröder. Le nouvel ensemble, appelé Die Linke, La Gauche, co-présidé par Oskar Lafontaine, ex-leader du SPD entre 1995 et 1999, se positionne nettement à gauche, sur le même créneau que le Front de gauche en France, c’est-à-dire la gauche anticapitaliste et altermondialiste. Son audience ne cesse de croître sur fond de crise financière mondiale : aux élections de 2009, il obtient 12 % des voix, expliquant en partie l’effondrement du SPD. Des électeurs socialistes, déçus par l’orientation social-libérale de leur parti ont voté pour Die Linke.

L’autre parti de gauche nouvellement apparu dans le paysage politique allemand, Die Grünen, Les Verts, vient indirectement de la famille socialiste via l’APO comme nous l’avons vu. Il a joué un rôle important dans la recomposition de la gauche allemande depuis 30 ans. Ce mouvement écologiste alternatif, fondé en 1980, a introduit la préoccupation environnementale dans le discours politique allemand. Il entre au Bundestag en 1980 mais il ne s’ancre vraiment dans le paysage politique allemand que dans les années 1990 et s’impose comme le troisième parti d’Allemagne. Il a souvent été associé au pouvoir avec le SPD à l’échelle locale comme au niveau national.

L’évolution syndicale

Sans connaître des mutations aussi profondes que la gauche politique, le syndicalisme allemand a continué d’évoluer durant les années de crise. Le SPD au pouvoir entre 1969 et 1983 satisfait les syndicats en relançant le processus de cogestion en panne depuis le milieu des années cinquante que la crise économique et les 16 ans de gouvernement CDU freinent à nouveau. En 1990, le DGB étend son champ d’action à l’ex-RDA dans le cadre de la réunification allemande. Mais les années 1980/1990 sont surtout marquées par la lutte contre le chômage qui prend la forme de campagnes de mobilisation et de manifestations lancées par la DGB en 1992 (« Opposition ») ou en 1996 (« Pour l’emploi et la justice sociale »). Par ailleurs le virage social-libéral du SPD désoriente certains syndicalistes qui rejoignent Die Linke sans remettre en cause la proximité traditionnelle de la majorité du syndicat avec le SPD. La solidité de l’organisation syndicale reste forte, le DGB continue de défendre un programme cohérent : cogestion, conventions collectives, sécurité sociale et formation. Il demeure encore puissant avec ses 7 millions de membres soit 80 % des salariés syndiqués en Allemagne. Mais l’érosion des effectifs se poursuit depuis le pic de 1990. Le taux de syndicalisation allemand occupe un rang moyen en Europe avec 30 % de salariés syndiqués contre 8 % en France mais 75 % en Suède. Le modèle allemand fondé sur une sécurité sociale forte et sur la cogestion est remis en cause par la mondialisation qui oblige partout à réduire les coûts. L’Allemagne paraît résister mieux que d’autres pays européens à la mondialisation, mais ses bons résultats économiques, notamment en matière d’excédent commercial, sont obtenus au prix d’une révision drastique des acquis sociaux : stagnation des salaires, précarisation de l’emploi, réduction de la couverture sociale. Tout cela finit par peser sur les effectifs des syndicats qui étaient traditionnellement les gardiens du bien-être social allemand mais qui n’ont pu empêcher ces évolutions.

Conclusion

Le bilan de plus d’un siècle d’histoire du socialisme et du syndicalisme en Allemagne laisse apparaître quelques grandes tendances. L’orientation progressivement réformiste et social-démocrate (au sens moderne du mot) des deux forces principales, SPD et DGB-syndicats « libres » n’a pas cessé de s’affirmer. Ce recentrage provoque en retour, au moins dans la sphère politique, l’émergence de nouvelles organisations à gauche ou à l’extrême gauche : les Spartakistes en 1916, le KPD en 1918, l’opposition non-parlementaire de 1967 - 1968, les Verts dans les années 1980 - 1990 et Die Linke aujourd’hui. À mesure qu’il se recentre, il libère des espaces sur sa gauche.

Ces évolutions ne sont pas propres à l’Allemagne. La spécificité allemande est peut-être dans la précocité des phénomènes et la capacité des deux courants dominants, le politique et le syndical, à séparer le discours et les actes, discours longtemps marxisant, action plus pragmatique. Et finalement à évoluer par étapes.

La crise du SPD et, dans une certaine mesure, le lent étiolement du mouvement syndical classique paraissent montrer aujourd’hui les limites de ce processus d’adaptation à leur environnement.


Modifié le: Wednesday 18 March 2020, 13:30