Chapitre 1 Les médias et l’opinion publique de l’Affaire Dreyfus à la fin de la Seconde Guerre mondiale

Chapitre 1

chapitre 1

A L’affaire Dreyfus : l’exploitation médiatique d’une crise politique majeure

L’affaire a beaucoup divisé les Français. Si une majorité de la population a sans doute été attentiste, deux minorités plus ou moins importantes se sont violemment affrontées. D’une part les dreyfusards, certains de l’innocence du capitaine Dreyfus et voulant défendre son honneur s’engagent en faveur des droits universels de l’homme, des principes de justice et d’égalité, piliers de la République. D’autre part les antidreyfusards, persuadés de la culpabilité de Dreyfus, et défendant d’abord l’armée et la nation par nationalisme et pour certains, par antisémitisme, dans le contexte de la Revanche (ce sentiment d’intensité variable qui avait saisi la France après la défaite de 1870 – 1871 contre l’Allemagne). Les antidreyfusards ont longtemps été dominants avant qu’un retournement ne se fasse en faveur des dreyfusards dans le courant de l’année 1899, parallèlement au processus de révision.

La dimension médiatique de l’affaire Dreyfus est capitale. Mais pour l’essentiel les médias de l’affaire se limitent à la presse. Les actualités cinématographiques ne commencent à couvrir l’événement qu’à la fin de la période. La presse a été « le grand levier » de l’affaire. Le journal, sous toutes ses formes, d’opinion ou d’information, intellectuel ou populaire, est un acteur majeur de l’affaire. Entrée depuis longtemps dans l’ère des masses – plusieurs quotidiens français tirent à plus d’un million d’exemplaires - la presse a rythmé le cours des événements, elle a participé au débat contradictoire entre les deux camps. L’affaire a aussi révélé les limites de la presse et du journalisme et ouvert un débat sur les médias eux-mêmes qui résonnera tout au long du XXe siècle.

Une affaire créée par la presse ?

Document 1 Chronologie du traitement médiatique de l’affaire Dreyfus

1892

La Libre Parole d’Edouard Drumont, journal violemment antisémite, lance une campagne de presse contre la présence d’officiers juifs dans l’armée française.

octobre 1894

Arrestation du capitaine Alfred Dreyfus pour espionnage au profit de l’Allemagne. La Libre Parole est le premier journal informé de l’inculpation de Dreyfus. Il est le premier à la rendre publique les 29 octobre et 1er novembre 1894. Aussitôt, les autres journaux lui emboîtent le pas : tous appellent à un châtiment exemplaire et pressent l’armée d’agir vite.

28 novembre 1894

Le général Mercier, ministre de la Guerre, attaqué par la presse pour son inertie, se sent obligé d’affirmer dans Le Figaro, quotidien respecté, que Dreyfus est coupable.

22 décembre 1894

Premier procès du capitaine Dreyfus.

1896

Publications des premières preuves de l’innocence de Dreyfus. Le Matin, quotidien d’information, d’opinion modérée, est le premier à publier, le 10 novembre 1896, un fac-similé du bordereau, document capital de l’affaire puisque c’est ce document qui avait fait accuser Dreyfus : il s’agit d’un texte manuscrit destiné aux Allemands et comportant des informations militaires. Une apparente similitude d’écriture avec celle de Dreyfus avait conduit à l’arrestation du capitaine. Un lecteur du Matin a reconnu l’écriture du commandant Esterhazy, confirmant ainsi une autre piste (celle d’un télégramme, le « Petit bleu », adressé à Esterhazy par un Allemand et prouvant sa culpabilité, découvert par le commandant Picquart en mars 1896). Suivront, dans d’autres journaux, des reproductions de lettres d’Esterhazy, de manuscrits du capitaine Dreyfus, permettant aux lecteurs de comparer les écritures et de se faire un jugement.

janvier 1898

Création du journal Psst… ! fondé par le caricaturiste Caran d’Ache, journal exclusivement composé de dessins et violemment antidreyfusard.

13 janvier 1898

« J’accuse… ! » d’E. Zola en une de L’Aurore.

14 janvier 1898

Le Temps, vieux journal libéral et L’Aurore lancent une première pétition d’intellectuels en faveur de Dreyfus, d’autres suivront dans les deux camps rassemblant parfois plusieurs dizaines de milliers de signatures.

août et septembre 1899

Procès de Rennes - procès en révision du premier jugement de décembre 1894

12 juillet 1906

Réhabilitation de Dreyfus par la cour de cassation.

La presse a joué un rôle majeur dans l’affaire Dreyfus. Elle a en grande partie initié l’affaire. Et, même si ce n’est pas la première « campagne de presse » de l’histoire des médias en France, elle a amplifié les pratiques journalistiques en la matière. Un journal a joué un rôle particulièrement important au début de l’affaire : La Libre Parole d’Edouard Drumont. Ce journal, antisémite, est le premier à relater l’arrestation du capitaine Dreyfus en octobre 1894. La pression journalistique qui s’en suit fait son effet puisque le général Mercier, ministre de la Guerre, annonce par voie de presse que Dreyfus est coupable. Le capitaine Dreyfus est ainsi jugé, dans la presse, avant même son procès. L’opinion est unanimement persuadée de sa culpabilité puisque l’armée l’assure et que la totalité de la presse l’affirme.

Document 2 Caricature de l’affaire Dreyfus (1898)

En haut :

« Pages d’histoire – Maison Alfred Dreyfus, Judas and Cie, fondée vers 30 de notre ère ».

En bas :

« Et avec ça ? Merci, c’est tout pour aujourd’hui ! »

Source : dessin de Caran d’Ache dans le journal Psst… ! le 5 février 1898.

espace

Expression écriteQuestions

1. Décrivez la scène en essayant d’identifier les personnages.

2. Quel est le message de la caricature ?

3. Quels sont les trois ressorts de l’antisémitisme actionnés par l’auteur ?

SolutionRéponses

1. Le capitaine Dreyfus, représenté en employé d’un commerce de « renseignements militaires » vend des informations à un officier allemand (reconnaissable à son uniforme), qui lui tend de l’argent en échange.

2. Le message est clair. Le dessin dénonce la trahison et la vénalité supposées de Dreyfus. La charge est d’autant plus féroce que l’officier allemand affiche lui-même son dégoût en tendant l’argent avec des pincettes.

3. La caricature actionne les trois ressorts classiques de l’antisémitisme : l’antisémitisme économique et social à travers l’association des juifs à l’argent, l’antisémitisme national voir racial qui assimile les juifs à des étrangers en leur attribuant des stéréotypes physiques – nez crochu et lèvres épaisses – l’antisémitisme religieux d’origine chrétienne qui en fait le peuple déicide en les rendant responsables de la mort du Christ : l’en-tête du dessin, « Maison Judas et Cie, fondée vers 30 de notre ère », est une allusion claire à la trahison de l’apôtre Judas et à la crucifixion.

La presse a joué un rôle capital dans ce premier épisode de l’affaire. Elle a « lancé » l’affaire en recherchant le « scoop » et le « coup médiatique », elle la « relancera » ensuite par les même pratiques en publiant des documents confidentiels et des informations inédites. Elle a diffusé l’affaire dans l’opinion en faisant ses « unes », plusieurs semaines de suite, sur le même sujet : c’est cette répétition d’articles sur le même thème qu’on appelle une « campagne de presse ». Elle en a fait aussi un traitement univoque, d’un seul côté, celui de la culpabilité, en ignorant les proclamations d’innocence de l’accusé. Les journaux ont été les acteurs principaux de la construction publique et sociale de l’affaire à son début.

En réalité, ce n’est pas la première campagne de presse de ce type. Des ressorts identiques avaient déjà été actionnés par les journaux lors du scandale de Panama en 1892 et bien avant, en servant de plus justes causes, contre les abus de la police ou les internements arbitraires en asile au début des années 1880. Ce n’est pas non plus la première fois que les journalistes usent des procédés de l’enquête et de l’investigation pour être les premiers à donner les informations, à rapporter des secrets, à produire des pièces de procédure. Cependant l’affaire a amplifié ces pratiques : ce qui était un moyen épisodique devient un système. L’affaire Dreyfus n’a pas été fondatrice du journalisme d’enquête ni du journalisme à sensation mais elle a été un puissant amplificateur de ces pratiques.

Le champ de bataille médiatique

Ce sont les dreyfusards qui relancent l’affaire par voie de presse en rendant publics les documents qui prouvent l’innocence du capitaine Dreyfus et la culpabilité du commandant Esterhazy en mars 1896. Les antidreyfusards répliquent sur le même terrain mais avec d’autres arguments, accusant les dreyfusards d’affaiblir l’armée et la nation, maniant l’antisémitisme et ses stéréotypes : le juif riche, traître à la nation, ennemi des catholiques. L’affaire est l’objet de nombreux dessins de presse qui sont beaucoup plus clivant, c’est-à-dire qui divisent, qu’un article.

La mobilisation dreyfusarde culmine avec le « J’accuse… ! » de Zola. À la fin de l’année 1897, les informations parues dans la presse sur Esterhazy obligent l’armée à le traduire en conseil de guerre. Malgré l’évidence de sa culpabilité, il est acquitté le 10 janvier 1898 par les sept juges militaires qui forment le conseil : en innocentant Esterhazy, l’armée a voulu éviter de rouvrir le procès du capitaine Dreyfus. Trois jours plus tard, le 13 janvier 1898, Émile Zola, l’un des plus grands écrivains français de l’époque, publie dans L’Aurore, jeune journal républicain, une lettre ouverte au Président de la République, intitulée par Clemenceau, éditorialiste à L’ Aurore, « J’accuse… ! », tirée à 200000 exemplaires. Zola, en accusant les plus hautes autorités militaires d’avoir sciemment fait condamner un innocent et innocenter un coupable, sait qu’il s’expose à un procès en diffamation. C’est bien son but : obtenir un procès civil devant une cour d’assises pour faire éclater la vérité. Finalement Zola sera condamné mais son « J’accuse… ! » apparaît aussitôt comme un « coup médiatique » et surtout comme un véritable « coup d’État médiatique », c’est-à-dire un moyen de provoquer les autorités et de renverser la situation.

Document 3 « J’accuse… ! » en une de L’Aurore du 13 janvier 1898

« Monsieur le Président,

…La vérité je la dirai car j’ai promis de la dire…Mon devoir est de la dire, je ne veux pas être complice…Et c’est à vous, Monsieur le Président, que je la crierai cette vérité de toute la force de ma révolte d’honnête homme…La vérité est en marche et rien ne l’arrêtera…

…J’accuse le général Billot d’avoir eu entre les mains les preuves de l’innocence de Dreyfus et de les avoirs étouffées.

…J’accuse les bureaux de la Guerre d’avoir mené dans la presse particulièrement dans L’Eclair et dans L’Echo de Paris une campagne abominable pour égarer l’opinion et couvrir leur faute…

…J’accuse enfin le premier conseil de guerre d’avoir violé le droit en condamnant un accusé sur une pièce restée secrète et j’accuse le second conseil de guerre d’avoir couvert cette illégalité par ordre en commettant le crime juridique d’acquitter sciemment un coupable…

…En portant ces accusations, je n’ignore pas que je me mets sous le coup des articles 30 et 31 de la loi sur la presse du 29 juillet 1881 qui punit les délits de diffamation. Et c’est volontairement que je m ‘y expose…»

espace

Expression écriteQuestions

1. Pourquoi Clémenceau a-t-il intitulé ce texte « J’accuse… ! » ?

2. Au nom de quoi Zola interpelle-t-il le Président de la République ?

3. Pourquoi Zola dit-il qu’il « s’expose volontairement » à être puni du délit de diffamation ?

SolutionRéponses

1. Le texte est intitulé « J’accuse… ! » parce que Zola utilise à plusieurs reprise cette expression – une dizaine de fois – pour dénoncer l’attitude des autorités militaires et des experts qui ont ignoré ou falsifié les preuves de l’innocence de Dreyfus.

2. Zola agit au nom de la vérité, l’un des mots les plus utilisés dans ce texte. La phrase « la vérité est en marche » est sans doute la plus célèbre du texte (après le « J’accuse… »).

3. Zola sait qu’en accusant les plus hautes autorités militaires il s’expose à un procès en diffamation en vertu de la loi sur la presse de 1881. Il le fait volontairement pour déclencher un procès public en cour d’assise devant un jury populaire afin de donner le plus grand retentissement à la cause qu’il défend. Il créé le scandale pour faire éclater la vérité.

Certes il faudra d’autres rebondissements – notamment la découverte en août 1898 du « faux » Henry - un document fabriqué par le commandant Henry pour faire accuser Dreyfus – pour qu’on s’achemine vers la révision et le deuxième procès. L’affaire a aussi changé de dimension, elle est devenue nationale et même internationale, elle exacerbe les tensions, elle déchaîne les passions, elle provoque même des manifestations violentes au printemps 1898.

Certains journaux peuvent devenir en effet après le 13 janvier des instruments de mobilisation, et non plus simplement d’information ou d’affrontement verbal. Les pétitions de soutien à Dreyfus se multiplient après celles lancées par Le Temps et L’ Aurore le 14 janvier. Après le suicide du commandant Henry dans sa prison, la presse antidreyfusarde lance une souscription publique pour édifier un monument à sa mémoire : les noms des souscripteurs, plusieurs milliers, sont publiés en « une » des journaux. Il s’agit de mobiliser les lecteurs derrière des noms prestigieux, il s’agit aussi pour chaque camp de compter ses troupes, de montrer sa force par le nombre, il s’agit enfin d’inciter à l’engagement. Les manifestations de 1898 sont largement déclenchées par certains journaux qui les annoncent, qui précisent les heures et les lieux de rassemblement, qui les relatent parfois en falsifiant le nombre de manifestants pour les besoins de la cause.

La presse en débat

La presse a évolué au cours de l’affaire. D’abord très majoritairement antidreyfusarde, elle s’est ensuite mieux partagée au fil des rebondissements de l’affaire. La presse populaire qui reflète plus fidèlement l’opinion commune pour des raisons économiques évolue davantage que la presse d’opinion qui s’adresse à des lecteurs déjà convaincus. Le Petit Parisien, quotidien populaire qui tire à plus d’un million d’exemplaires, passe ainsi d’un antidreyfusisme modéré jusqu’en 1898 à un dreyfusisme tout aussi modéré à partir de 1899 lorsque se profile le procès en révision. Ses tirages augmentent d’ailleurs fortement parce qu’il s’adapte au contexte. Au contraire, son rival Le Petit Journal qui reste sur une ligne très antidreyfusarde sans évoluer, décline nettement : il a perdu le contact avec l’opinion moyenne. Quant à la presse d’opinion elle garde ses positions pour conserver son lectorat qui, lui, change peu. Dès qu’elle s’en écarte, elle prend le risque de disparaître. Ainsi Le Figaro, journal conservateur et bourgeois, est-il contraint de revenir à une ligne antidreyfusarde, après s’être risqué dans le dreyfusisme, parce que ses lecteurs se désabonnent en masse.

Ces exemples montrent les limites de l’engagement : ne s’engagent vraiment que les journaux déjà engagés, les autres sont plus prudents ou alors ils perdent des lecteurs. Il vaut mieux refléter l’opinion dominante que la faire. L’affaire ramène la presse ordinaire à ses contraintes commerciales : ne pas prendre exagérément parti pour continuer à vendre. Cette presse va d’ailleurs recycler l’expérience de l’affaire en mettant les mêmes stratégies d’enquête ou de mobilisation au service de causes plus neutres ou consensuelles comme les grands événements sportifs ou les grandes affaires criminelles.

L’affaire a cependant mis en évidence les limites du journalisme et les défauts du régime de la presse dans un contexte démocratique. L’affaire a accentué les travers d’une certaine presse :

► Le recours au mensonge, à la rumeur, au faux : certains journaux n’ont pas hésité à publier des faux grossiers fabriqués par l’accusation pour accabler Dreyfus.

► L’outrance verbale jusqu’à l’insulte ou l’appel au meurtre : en janvier 1898, un journal peut écrire « le révolver que tout officier porte à la ceinture n’est pas fait pour les chiens ».

► Le sensationnalisme c’est-à-dire la tendance à dramatiser l’événement pour attirer l’attention et augmenter les tirages et pas seulement dans la presse de masse.

► La culture du conformisme et du préjugé : beaucoup de journaux sont tombés dans une surenchère antisémite, en alimentant la thèse du complot juif, en recourant à la caricature.

La presse a été tout à tour témoin et acteur de l’affaire Dreyfus. L’affaire a été pour la presse à la fois un amplificateur et un révélateur, amplificateur de tendances et de pratiques plus anciennes, révélateur de sa force et de ses faiblesses. C’est bien un acte de presse qui a fait basculer l’affaire, le « J’accuse… ! » de Zola. Mais l’affaire a aussi mis en lumière les dérives et les dérèglements d’une presse qui cherche à attirer les lecteurs. L’affaire a reposé aussi la question du statut de la presse en démocratie. La loi sur la presse de 1881, très libérale a été jugée par certains trop laxiste parce qu’elle a permis toutes les dérives. L’affaire a mis aussi en lumière le rôle joué par certains affairistes, plus soucieux de s’enrichir que d’informer et sensibles aux pressions financières de toutes sortes pour « vendre du papier ». La question de la vénalité – c’est-à-dire sa soumission à l’argent - de la presse française, déjà posée depuis longtemps, s’est posée à nouveau.

B Les médias et la Première Guerre mondiale

La Première Guerre mondiale offre un exemple du contrôle de l’opinion par une démocratie en temps de guerre. La Troisième République, tout en conservant un fonctionnement démocratique ponctué de crises ministérielles et de débats parlementaires, a largement recouru à la censure et à la propagande, sans étouffer complètement néanmoins, la liberté d’expression ni les mouvements d’opinion.

La France est officiellement en guerre le 3 août 1914. Mais dès le 2 août, l’activation de la loi sur l’état de siège suspend la liberté de la presse. Le 5 août, un organe de censure est créé. Il s’agit tout autant d’empêcher la publication d’informations sensibles que d’interdire toute nouvelle pouvant agir négativement sur le moral de la population. Un bureau de presse national et des bureaux départementaux qui emploient jusqu’à 5000 fonctionnaires exercent une censure préalable c’est-à-dire avant parution. Les articles censurés sont laissés en blanc, faute de temps pour refaire la mise en page. Photos et film subissent le même sort. Un service de photographie et de cinématographie des armées crée en 1915 a l’exclusivité des images venant du front. Les médias acceptent ces contraintes au nom du devoir patriotique. La sphère de l’information se réduit d’ailleurs mécaniquement sous l’effet de la mobilisation des journalistes, de la pénurie de papier, de la raréfaction de la publicité et de l’encadrement des nouvelles.

Avant même la création d’un bureau de propagande en 1916, des campagnes de presse officielles sont lancées pour orienter l’information. Il s’agit soit de désinformation c’est-à-dire une déformation de la réalité destinée à exagérer les succès ou minorer les revers français et au contraire à discréditer l’adversaire. Soit de propagande c’est-à-dire de textes ou d’images visant à convaincre et à mobiliser la population. Les supports les plus divers sont utilisés : journaux, affiches, actualités cinématographiques, manuels scolaires, bandes dessinées etc. Les thèmes sont récurrents : le patriotisme, la Revanche, l’Union sacrée, l’anti-germanisme mais aussi le combat pour la civilisation contre la barbarie, la guerre du droit, la « der des ders » (la dernière guerre qu’il faut gagner pour qu’il n’y ait plus de guerre). Les images filmées montrent une vision aseptisée ou adoucie de la guerre, la moins violente et la moins meurtrière possible pour ne pas démoraliser « l’arrière ». Les scènes de combat sont souvent des scènes filmées lors de manœuvres loin du front.

Document 4 Une de propagande antiallemande

Une du Petit Jourrnal illustré du 20 septembre 1914

La presse populaire illustrée est aussi un relais efficace de cette propagande de guerre, comme cette une du Petit Journal du 20 septembre 1914 dénonçant la barbarie des Allemands caricaturés sous les traits d’un monstre devant des alliés unis.

Expression écriteQuestions

espace

1. De quel type de document s’agit-il ? Est-ce un document officiel ?

2. Comment reconnaît-on les Allemands ? Comment sont-ils représentés ? Comment sont représentés les Alliés de l’Entente ?

3. Quel est le message de cette illustration ?

espace

espace

SolutionRéponses

espace

1. Le document est la une du supplément hebdomadaire d’un quotidien populaire français à grand tirage, Le Petit Journal. Il date du 20 septembre 1914 c’est-à-dire en pleine retraite allemande après la bataille de la Marne, alors que les fronts ne sont pas encore stabilisés. Ce n’est donc pas un document officiel.

espace

espace

2. Les Allemands sont reconnaissables au casque à pointe. Ils sont représentés sous la forme d’un monstre, un dragon terrible crachant des flammes. Cette allégorie (représentation d’une chose par une autre chose) est destinée à les diaboliser, à traduire leur caractère sanguinaire et destructeur. Les Alliés sont représentés sous les traits de cinq soldats, de droite à gauche, français, anglais, russe, belge et serbe, repoussant courageusement le monstre de leurs fusils à baïonnette.

3. Le message est clair : les Allemands incarnent la sauvagerie, la bestialité, les Alliés l’humanité, le courage. La guerre est donc le combat de la civilisation contre la barbarie, du bien contre le mal. Cette une du Petit Journal relaie donc ici l’un des thèmes de la propagande officielle : cette guerre est « la guerre du Droit ».

Pour autant, la presse n’est pas complètement muselée. Les journaux qui respectent les contraintes de la censure ( discrétion militaire et refus du défaitisme ou du pacifisme) continuent de paraître. Ils peuvent même critiquer les gouvernements : c’est d’ailleurs à la suite d’une campagne de presse critiquant ses prédécesseurs pour leur inertie que Clemenceau accède au pouvoir en 1917. Par ailleurs, l’état-major tolère les « canards de tranchées », ces journaux rédigés par les soldats qui ne supportent pas le « bourrage de crâne » de la propagande. Ils peuvent assez librement y décrire leurs conditions de vie et afficher leur mépris pour « l’arrière », ce monde des « embusqués » et des « bobards » : les « embusqués » sont ceux qui échappent au service militaire grâce à leurs relations, les bobards sont les mensonges des médias. On en recense plus de 400 qui tirent tous ensemble à 100000 exemplaires par jour. Leur nom comme leur contenu sont souvent humoristiques : Le Canard du boyau, Le Bochophage (mangeur de boches), Le Poilu déchaîné, Bombes et pétards. De vrais journaux reprennent cet esprit frondeur comme Le Canard enchaîné, fondé en 1916 et dont le titre était déjà celui d’un de ces journaux de tranchées.

Cela montre que l’opinion publique n’est pas dupe du contexte de censure et de propagande. Elle en accepte globalement les contraintes. Mais les mouvements sociaux et les grèves et même les mutineries de 1917 montrent aussi les limites de cette adhésion. La guerre a interrompu plus de trente ans de liberté de presse, depuis la loi de 1881. Cette interruption est levée dès la fin de la Guerre. L’après-guerre renoue avec les pratiques mais aussi les travers de la presse d’avant-guerre.

C Les médias de l’entre-deux-guerres

Une presse qui se fait l’écho d’un radicalisme politique

La presse écrite connaît un changement majeur dans l’entre-deux-guerres, avec la sortie, par des maisons d’édition d’hebdomadaires alliant littérature et politique comme Gringoire ou Je suis partout à droite et Marianne ou Vendredi à gauche. Dans le contexte de la crise économique des années Trente et de la montée des extrêmes politiques, certains de ces journaux, principalement à droite et à l’extrême-droite, adoptent un ton polémique et une violence verbale qui enflamment le climat politique. Ces journaux, en particulier Gringoire, Je suis partout mais aussi L’Action Française, affichent leur antiparlementarisme et leur antisémitisme, leur mépris pour la République et la gauche. Ils se nourrissent des scandales et multiplient les attaques personnelles contre des ministres ou des parlementaires, ces attaques redoublent au moment de l’arrivée du Front Populaire au pouvoir en juin 1936.

Document 5 Discours de Léon Blum aux obsèques de Roger Salengro (Lille 22 novembre 1936)

La campagne de presse menée par Gringoire et L’Action française contre Roger Salengro, ministre de l’intérieur du gouvernement Blum est particulièrement forte. Le ministre, qui avait été fait prisonnier par les Allemands pendant la guerre, est accusé par cette presse d’avoir déserté. En réalité ces journaux veulent lui faire payer la dissolution des ligues d’extrême-droite qu’il a prononcée en tant que ministre de l’intérieur. Fragilisé et meurtri, Salengro se suicide chez lui le 17 novembre 1936, victime d’un véritable « lynchage médiatique ». Léon Blum tentera vainement de faire modifier par le parlement la loi sur la presse de 1881 pour rendre moins facile la diffamation : le Sénat refusera de voter le texte.

« Il n’y a pas d’antidote contre le poison de la calomnie. Une fois versé, il continue d’agir quoiqu’on fasse dans le cerveau des indifférents, des hommes de la rue comme dans le cœur de la victime. Il pervertit l’opinion, car depuis que s’est propagée, chez nous, la presse de scandale, vous sentez se développer dans l’opinion un goût du scandale. Tous les traits infamants sont soigneusement recueillis et avidement colportés. On juge superflu de vérifier, de contrôler, en dépit de l’absurdité parfois criante. On écoute et on répète sans se rendre compte que la curiosité et le bavardage touchent de bien près à la médisance, que la médisance touche de bien près la calomnie et que celui qui publie ainsi la calomnie devient un complice involontaire du calomniateur… Il faut donc tarir les sources de la calomnie… »

Expression écriteQuestions

1. Présenter le document (pour cela n’hésitez pas à mener des recherches supplémentaires sur R. Salengro et sur le contexte politique de l’époque).

2. À quelle presse fait allusion Léon Blum en parlant de la « presse de scandale » ?

3. À quelle mesure projetée par Léon Blum fait allusion la dernière phrase ?

SolutionRéponses

1. Le document est un discours prononcé par Léon Blum, le 22 novembre 1936. Léon Blum est alors président du conseil, à la tête d’un gouvernement de Front populaire, victorieux aux élections précédentes. Il parle devant une foule considérable venue assister aux obsèques de Roger Salengro (ministre de l’intérieur du gouvernement Blum) qui s’est suicidé le 17 novembre à la suite d’une campagne de presse menée contre lui. Roger Salengro était aussi maire de Lille, c’est dans cette ville qu’il est mort et enterré, c’est pourquoi le discours est prononcé à cet endroit. Léon Blum, bouleversé par l’émotion, dénonce les calomniateurs de son ami et collègue. Plus largement, l’événement se produit dans un contexte de tensions politiques fortes entre la gauche au pouvoir et la droite associée parfois à l’extrême-droite qui livrent une opposition très dure à la majorité de Front populaire.

2. Léon Blum fait allusion aux hebdomadaires d’extrême-droite, comme Gringoire et Je suis partout ou au quotidien royaliste L’Action Française qui ont dirigé la charge contre Roger Salengro en faisant croire qu’il avait déserté en 1915. Ce n’est pas à proprement parlé une presse à scandales mais ces journaux utilisent néanmoins à des fins politiques le mensonge, la rumeur, la provocation, c’est-à-dire tous les ressorts de ce genre de presse, pour mener leur campagne contre la gauche.

3. La dernière phrase fait allusion au projet de Léon Blum de faire modifier la loi de 1881 sur la presse par le parlement pour dissuader certains journaux de diffamer. Cette loi, votée à la Chambre des Députés, sera finalement refusée par le Sénat.

L’usage politique de la radio

Une autre nouveauté des années Trente est l’usage politique par les gouvernements d’un jeune média, la radio. La radio commence à se diffuser dans les foyers français dans les années Vingt. En 1939, la France compte près de 6 millions de postes. Les chaînes de radio se partagent équitablement entre le public (Radio d’État comme Radio Paris ou Radio-PTT) et le privé (comme Radio Cité). L’utilisation de la radio dans le débat politique progresse nettement dans les années Trente. En 1934, le Président de la République, Gaston Doumergue inaugure les premières interventions régulières d’un homme politique : il est aussitôt accusé de rechercher le pouvoir personnel et d’en appeler directement aux Français par-dessus le parlement, ce qui ne se fait pas dans un régime parlementaire. En 1936, le gouvernement Blum, considérant que la presse écrite lui est majoritairement hostile, utilise la radio publique pour expliquer sa politique aux Français : Léon Blum intervient régulièrement sur les ondes tandis que Pierre Brossolette, journaliste membre du parti socialiste, lit ses éditos sur Radio-PTT.

D Les médias et la Seconde Guerre mondiale

La Seconde Guerre accentue les tendances déjà observées durant la Première Guerre en matière de médias.

Les médias sous contrôle

Durant la « drôle de guerre » entre septembre 1939 et juin 1940, les gouvernements français de la Troisième République pratiquent, comme en 14-18, la censure et la propagande. Dès juin 1940, beaucoup de journaux cessent de paraître, ceux qui continuent acceptent implicitement de collaborer avec les Allemands ou avec Vichy. La censure est dans les deux zones extrêmement sévère, la propagande est massive. Elle s’intensifie à mesure que s’amplifie la collaboration entre la France et l’Allemagne : les collaborationnistes s’emparent de la presse et de la radio. Les médias se font les porte-parole de l’occupant ou ils relaient la politique de Révolution nationale du régime de Vichy sur les thèmes du travail, de la famille et de la patrie. L’antisémitisme et l’anglophobie s’affichent ouvertement. La propagande devient toutefois de plus en plus inefficace d’autant plus qu’elle est outrancière. Les séances d’actualités cinématographiques sont parfois huées, les Allemands doivent les projeter dans des salles semi-éclairées pour dissuader les manifestations d’opposition. Les journaux politiques se vendent mal. Les Français se reportent sur la presse de loisir et de détente, notamment la presse féminine ou illustrée dont les ventes explosent.

La presse clandestine

La propagande s’émousse aussi à cause de la concurrence croissante de la presse issue de la Résistance. Les premières « feuilles » clandestines apparaissent dès 1940. Le premier journal résistant régulier, Pantagruel, comporte 16 numéros entre octobre 1940 et octobre 1941. Avec la formation des premiers mouvements structurés de Résistance, la presse clandestine augmente sa diffusion. On dénombre 1200 journaux de ce type entre 1940 et 1944. Les plus importants sont liés aux grands mouvements : Libération, Défense de la France, Franc-Tireur, Combat qui tire 40000 exemplaires en 1942, à 250000 en 1944, ou L’Humanité clandestine qui produira 300 numéros entre 1941 et 1944. À partir de 1942, un Bureau d’information et de propagande créé à l’initiative de la France libre en territoire français publie un bulletin d’informations générales transmis à la presse résistante. En face de la propagande allemande et pétainiste, il y a désormais une contre-propagande libre.

La « guerre des ondes »

La principale originalité de la Seconde Guerre mondiale dans le domaine médiatique est le combat radiophonique à distance entre la France Libre du général de Gaulle depuis Londres d’une part et les autorités allemandes et vichystes depuis Paris ou Vichy d’autre part. Ce combat commence dès juin 1940 par les discours radiodiffusés du maréchal Pétain et du général de Gaulle les 17, 18 et 20 juin. Dans son allocution très courte du 17 juin, Pétain annonce qu’il s’apprête à demander l’armistice : « c’est le cœur serré que je vous dis aujourd’hui qu’il faut cesser le combat ». De Gaulle lui répond le 18 juin. Dans son célèbre « appel » prononcé à la BBC et donc beaucoup moins écouté que l’intervention de Pétain, il dit au contraire qu’il faut continuer le combat car la guerre n’est pas finie, elle sera mondiale et déterminée par la puissance industrielle des États. Dans son discours plus long du 20 juin, Pétain explicite le choix de l’armistice en avançant des arguments exactement inverses : la guerre est terminée, la France est seule, il faut accepter la défaite. Le discours de Pétain du 20 juin est le négatif de l’appel du 18 juin. Ces deux textes illustrent deux visions radicalement opposées de la défaite et de la guerre. Pour de Gaulle, « la France a perdu une bataille mais n’a pas perdu la guerre » (la formule n’est pas dans l’appel mais dans une affiche postérieure de la France Libre), pour Pétain la défaite est définitive. L’homme du 18 juin explique la défaite par des causes essentiellement militaires, le combat doit donc se poursuivre sur ce terrain avec la France Libre et la Résistance intérieure. Pour Pétain, la France a perdu pour des raisons politiques : il justifie ainsi par avance un changement de régime et de politique. Trois semaines plus tard, il fondera l’État français (ou régime de Vichy) et lancera la Révolution nationale.

Ce duel radiophonique se poursuit durant toute la guerre. Radio-Londres qui émet sur la BBC diffuse vers la France une émission régulière intitulée Les Français parlent aux Français : une demi-heure comprenant 10 minutes de nouvelles, 5 minutes d’informations officielles de la France libre annoncées par Maurice Schumann et 15 minutes de commentaires politiques, sketches, chansons où s’illustrent Pierre Dac et Jean Oberlé l’auteur du célèbre slogan : « Radio-Paris ment, Radio-Paris ment, Radio-Paris est allemand ». Car en face, il y a Radio-Paris et Radio-Vichy, radios officielles de l’État français supervisées par les Allemands, qui déversent leur propagande contre le « Général Micro » (de Gaulle). Radio-Londres est de plus en écoutée comme le montrent la campagne des « V » - inscrire le « V » de la victoire sur les murs – et les appels à manifester les 1er mai ou les 11 novembre en France, appels très suivis au point que les Allemands intensifient leurs opérations de brouillage des récepteurs et confisquent les postes de radios.

La Seconde Guerre mondiale montre une fois de plus les limites de la propagande ou de la censure et la capacité de l’opinion à évoluer et à préserver une certaine autonomie. Elle montre aussi le rôle joué par ce nouveau média de masse qu’est devenue la radio.


Modifié le: Wednesday 18 March 2020, 14:10