Chapitre 2 L’évolution des médias entre les années 40 et les années 60

Chapitre 2

chapitre 2

A Les médias et la guerre d’Algérie

La France a connu après 1945 deux grandes guerres coloniales : la guerre d’Indochine (1946 – 1954) et la guerre d’Algérie (1954–1962). Si la première n’a guère fait débat, la deuxième, a été largement débattue dans les médias. Aux critiques croissantes de la presse, les gouvernements de la IVème et de la Ve République ont répliqué par les moyens classiques d’un État en guerre : censure et propagande. C’est un nouvel exemple après 14 -18 d’atteinte à la liberté d’expression par une démocratie.

Des médias de plus en plus critiques

La guerre d’Algérie qui commence en 1954 fait l’objet de critiques croissantes dans la presse moins à cause de son objectif – garder l’Algérie française – qu’à cause des moyens mis en place par la France pour y parvenir, en particulier la torture. Ces critiques émanent des journaux communistes et de la presse d’information (comme Le Monde, France Observateur ou l’Express) soucieuse comme on l’a vu d’objectivité, mais aussi de radios privées ou « périphériques » émettant à partir de l’étranger, comme RTL (diffusée du territoire luxembourgeois) ou Europe 1 (émettant de la Sarre en Allemagne), et donc pour cela indépendantes du pouvoir. Les premiers articles critiques remontent au début de la guerre mais ils se multiplient après 1956. Ils sont accompagnés de témoignages comme celui de Henri Alleg, militant communiste, « porteur de valise » pour la FLN – c’est-à-dire transporteurs de fonds et de faux papiers pour les nationalistes algériens combattant l’armée française. Arrêté et torturé par des militaires français en 1957, il témoigne dans un livre intitulé La Question, interdit par le pouvoir mais publié en Suisse, en 1958, et abondamment évoqué par certains journaux français. Ces médias précurseurs c’est-à-dire anticipant les mouvements de la majorité de la population, ont incontestablement joué un rôle dans l’évolution de l’opinion sur le conflit algérien même s’il faut attendre les années 1959 – 1960 pour que celle-ci commence à basculer vers la reconnaissance de l’indépendance.

Document 6 François Mauriac s’interroge dans L’Express sur la saisie par la justice française du livre d’Henri Alleg (3 avril 1958)

Henri Alleg, membre du Parti communiste, est entré en clandestinité lorsque son journal, Alger républicain, est interdit par les autorités françaises parce qu’il défend l’indépendance de l’Algérie. Il est arrêté en pleine Bataille d’Alger par les parachutistes du général Massu pour son soutien au FLN, le Front de libération national de l’Algérie. Il est torturé puis emprisonné. En prison il rédige un témoignage sur la torture, intitulé « La Question » qu’il transmet secrètement à ses avocats pour être édité. L’ouvrage est publié en France aux Éditions de Minuit à la fin du mois de mars 1958 puis interdit et saisi presque aussitôt par la justice française. L’ouvrage peut néanmoins paraître en Suisse d’où il est facile de l’introduire en France. François Mauriac, grand écrivain français, prix Nobel de littérature en 1952, s’insurge dans l’hebdomadaire L’Express dont il est l’un des éditorialistes, de cette saisie.

« Une fois le principe admis qu’il faut poursuivre non les auteurs d’un crime, mais ceux qui le dénoncent, il eût été plus sage de ne pas attendre que des milliers d’exemplaires fussent vendus et lus dans le monde entier. La France était tout de même un pays où la parole écrite demeurait libre. La publication et la vente à ciel ouvert du livre d’Alleg témoignaient en notre faveur, malgré tant d’abus et d’attentats.

Sa saisie nous frustre de cette dernière fierté. Elle enlève au gouvernement le bénéfice de son libéralisme relatif, sans l’ombre d’un avantage puisque la diffusion du livre, à travers le monde, est d’ores et déjà accomplie. Tirer le pire d’une situation donnée, c’est la règle d’or du régime, sur tous les plans, dans tous les ordres. »

F. Mauriac, l’Express, 3 avril 1958

Les réactions du pouvoir

Les pouvoirs publics ont bien compris cette influence des médias sur l’opinion publique. Très vite, ils usent des moyens de la propagande et de la censure. La propagande peut être discrète, elle commence par l’emploi d’un vocabulaire officiel. Il n’y a pas officiellement de « guerre » en Algérie mais une « pacification » ou du « maintien de l’ordre ». La guerre d’Algérie restera « une guerre sans nom ». Les actualités cinématographiques sont entièrement dépendantes de l’Établissement cinématographique et photographique des armées qui sélectionne soigneusement les images. Guy Mollet, président du conseil en 1956 – 1957, donne une dizaine d’entretiens télévisés à la télévision, contrôlée par l’État depuis 1945, intitulés Face à la vérité pour justifier sa politique. La censure prend des formes diverses : surveillance des envoyés spéciaux en Algérie, accompagnement systématique par des militaires sur le terrain, saisie de matériels et perquisition de journaux, poursuite et emprisonnement de journalistes pour « atteinte au moral de l’armée ». L’arrivée au pouvoir du général de Gaulle aggrave la situation avec 69 saisies de journaux par an en moyenne entre juin 1958 et 1962 contre 39 entre 1954 et mai 1958. Entre juillet et septembre 1958, le Canard Enchaîné est saisi 7 fois, L’Express 5 fois. Ces pratiques n’empêchent pas, comme on l’a vu, l’opinion d’évoluer. Il s’agit tout juste de manœuvres de retardement.

Des médias ont donc un rôle de vigie et d’alerte durant la guerre d’Algérie, c’est-à-dire de surveillance du gouvernement et d’éveil de l’opinion malgré les contraintes imposées par la censure et la propagande gouvernementale. Ils ont été ce quatrième pouvoir d’autant plus nécessaire à la vie démocratique que les autres parfois sont défaillants.

B La pratique gaullienne des médias

Le gaullisme politique se caractérise par la personnalisation du pouvoir, la volonté de rassemblement populaire et le recherche de la grandeur et de l’indépendance nationales. On comprend donc l’intérêt du général de Gaulle pour les médias, instruments au service du pouvoir, fédérateur de la nation et « voix de la France » à l’extérieur. À commencer par les médias contrôlés par l’État comme la télévision et la radio publique. Tous les deux sont réunis au sein de la RTF, radio-télévision française puis de l’ORTF, office de radio-télévision française après 1964. En revanche la presse écrite et les radios privées sont plus diverses et moins dociles.

La télévision et la radio publique : « voix de la France »

Pour de Gaulle, les médias du monopole (contrôlés par l’État) sont un service public national c’est-à-dire une administration comme les autres au service du public et du pouvoir. Ils doivent exprimer une position officielle, un consensus en vue du rassemblement national. Cette conception justifie les pressions de toutes sortes sur la télé et la radio : injonctions écrites aux responsables, coups de fils de ministres, nominations d’hommes « sûrs » et évictions des « indépendants ». Elle entraîne aussi une présence fréquente du Président de la République sur les ondes sous formes d’allocutions radio-télédiffusées, lors des vœux de nouvel an, lors d’événements importants ou d’annonces politiques majeures – référendum, dissolution de l’Assemblée nationale. Le général de Gaulle est ainsi intervenu plus de trente fois à la radio et à la télévision entre 1958 et 1962. Dans certains cas, les interventions médiatiques du Président ont été décisives. Par exemple lors de la tentative de putsch des généraux en Algérie d’avril 1961 : de Gaulle, en uniforme, condamne le « quarteron de généraux en retraite », il s’adresse directement aux Français en leur disant « Aidez-moi ! ». Indirectement il vise les appelés du contingent qui écoutent la radio pour qu’ils ne suivent pas leurs chefs et il les convainc puisqu’ils résistent à leurs supérieurs et ne suivent pas la tentative de coup d’État : c’est la « victoire des transistors ».

Document 7 La victoire des transistors après le putsch d’Alger

Billet d’humeur de R. Escarpit dans Le Monde des 30 avril – 2 mai 1961 sur de Gaulle et le putsch. Un billet d’humeur est un article court, généralement quotidien, d’un ton volontiers humoristique ou ironique, exprimant une émotion ou une indignation sur un fait d’actualité. L’auteur est alors appelé billettiste.

« Quand l’esprit vient à Bidasse.

Les historiens démêleront sans doute un jour les fils nombreux des trames qui se firent et se défirent au cours du complot d’Alger mais d’ores et déjà tout le monde s’accorde à dire que l’audition par les jeunes soldats du message présidentiel fut déterminante.

Tout message suppose une émission, une transmission et une réception. À l’émission, nous avions un spécialiste qui a fait ses preuves certain jour de juin 1940. À la transmission il y avait cette merveille de la technique qu’est le poste de transistor.

A-t-on songé qu’à la réception il y avait quelque chose de nouveau ? L’erreur des insurgés fut de croire qu’en 1961 l’opinion de l’armée, c’est encore exclusivement l’opinion de ses officiers. Ils ont cru avoir affaire au Bidasse naïf qui grogne mais marche, alors qu’ils avaient affaire à son petit-fils, celui qui est allé à l’école. L’enseignement a prouvé en Algérie sa vertu d’arme secrète. La prochaine fois, s’ils veulent réussir, il faudra que les aventuriers ferment les écoles…Au moins vingt ans à l’avance. ».

Cette dramatisation et cette mise en scène solennelle des interventions font partie d’une stratégie de communication. Elles visent à légitimer le discours, à renforcer la stature de chef et de sauveur du général. L’usage gaullien de la télévision est d’autant plus efficace que le nombre de postes de télévision explose : 9 % des ménages en sont équipés en 1959, 62 % en 1968. La télévision entre dans son « âge d’or ». Elle est devenue un média de masse. Le pouvoir a bien compris comment l’utiliser.

En revanche, l’opposition est quasi absente des médias du monopole, le partage démocratique de l’antenne est ignoré sauf durant les campagnes électorales, à partir de l’élection présidentielle de 1965 où le temps d’antenne est réparti entre les candidats. Les Français apprécient d’ailleurs ce premier rendez-vous électoral et découvrent des hommes politiques nouveaux. Sous de Gaulle, radio et télévision d’État livrent un message convenu. Les opposants doivent se contenter des radios privées émettant de l’étranger (RTL, Europe 1 ou RMC) bien qu’elles subissent elles aussi des pressions ou encore de la presse écrite pour exprimer des critiques. Que reproche-t-elle à de Gaulle ? L’exercice solitaire du pouvoir, une dérive monarchique, son autoritarisme, voire la pratique du « coup d’État permanent » - titre d’un pamphlet écrit par François Mitterrand en 1964 contre le général de Gaulle.

La presse mise à distance

Le contrôle des médias audiovisuels par le pouvoir gaullien est d’autant plus pressant que de Gaulle est persuadé d’avoir la presse écrite contre lui, alors qu’en réalité, la situation est très nuancée dans ce domaine. Cette méfiance vis-à-vis des journaux est visible lors des conférences de presse, radio-télédiffusées depuis le palais de l’Élysée, qui sont des occasions supplémentaires pour le général de s’adresser directement au pays par-dessus les corps constitués et le Parlement. Six conférences de presse ont été données par de Gaulle entre 1959 et 1962. Les questions des journaux doivent être soumises la veille à l’Élysée. Le jour de la conférence, le Président laisse d’abord les journalistes poser l’ensemble des questions ce qui lui permet ensuite de répondre à celles qu’il choisit, oubliant volontairement les autres et même inventant des questions qui n’ont pas été posées pour aborder un sujet auquel il tient. Pour de Gaulle, la conférence de presse n’est pas un moment d’information mais un acte politique destiné à faire directement des annonces aux Français et au reste du monde. C’est aussi un moyen de discipliner et d’impressionner les journalistes de la presse écrite transformés en figurants d’une mise en scène gaullienne. On est loin d’un exercice purement démocratique.

C Mai 68 : une crise médiatique

Mai 68, amorcé par une révolte étudiante, prolongé par un ample mouvement social et parachevé par une crise politique, est, sur le plan médiatique, un moment de rattrapage brutal et spectaculaire du retard accumulé depuis dix ans par la liberté d’expression en France. C’est aussi l’occasion de vérifier la limite et la réalité du savoir-faire médiatique gaullien.

L’explosion médiatique

Document 8 Dénonciation de la situation médiatique française en Mai 68

Expression écriteQuestions

1. Présenter les deux documents.

2. Qu’ont-ils en commun ?

3. Quelles sont les forces et les limites de ce type de document ?

SolutionRéponses

1. Ces deux documents sont des affiches de mai 1968. Celle de gauche est identifiable comme émanant du milieu étudiant puisqu’elle est signée du Comité UNEF, l’Union nationale des Étudiants de France, le principal syndicat étudiant français. Ces deux affiches dénoncent la situation des médias en France, en particulier le média télévisuel.

2. Elles ont tout d’abord en commun leur forme : graphisme épuré, lignes stylisées, bichromie, slogan percutant et ressort caricatural. Sur le fond, elles sont aussi très proches. Celle de gauche est une caricature de de Gaulle, reconnaissable à son képi de général deux étoiles et à la silhouette de son visage, tenant entre les mains un poste de télévision sur lequel est inscrit en grosses lettres « la voix de son maître ». Celle de droite, représente un CRS armé, casqué et en uniforme, devant le micro de l’ORTF, l’Office de radio-télévision français. Le message de la première est clair : la télévision est « entre les mains » du pouvoir, elle est le porte-voix du général de Gaulle. Le message de la seconde est tout aussi évident : le journal télévisé de 20 heures ne fait que relayer le discours répressif du gouvernement. Dans les deux cas, la télévision est montrée comme n’étant pas libre mais plutôt inféodée au pouvoir et instrumentalisée par lui.

3. La force de ces deux affiches est dans la clarté du message, immédiatement lisible grâce à la simplicité de sa forme graphique. La limite est dans la charge caricaturale qui peut produire l’effet inverse à celui recherché, auprès d’un public hostile voire indécis.

Cette mobilisation a aussi touché les médias classiques. La presse augmente ses tirages grâce aux « éditions spéciales ». Les radios « périphériques » multiplient les reportages en direct, dans la rue pour « coller » aux événements et lorsque le gouvernement interdit les voitures et les motos émettrices, les reporters se replient sur les cabines téléphoniques ou chez les particuliers pour continuer à « faire du direct ». Les médias du monopole sont eux-mêmes saisis par des mouvements de contestation qui ne se voient pas à l’antenne mais qui en coulisse prennent la forme de débat en assemblées générales.

Les usages médiatiques du gaullisme en mai 1968

Le général de Gaulle paraît dans un premier temps décontenancé par les événements. Le 24 mai, il annonce dans un discours radio-télévisé un référendum sur l’Université et sur la participation des salariés au bénéfice de l’entreprise. Il pense éteindre l’incendie, il le rallume. Les étudiants qui avaient modéré leur action depuis le lancement de la grève générale le 15 mai, se remobilisent le soir même et montent de nouvelles barricades au quartier latin. Les Français n’ont pas entendu le contenu du discours, ils ont vu surtout un homme âgé (de Gaulle a 78 ans) et dépassé par les événements. L’arme télévisuelle, en accusant son âge, s’est retournée contre lui.

Le lendemain, il intervient seulement à la radio pour ne pas paraître vieilli et fatigué. Il annonce qu’il ne « se retirera pas » et qu’il dissout l’Assemblée nationale pour organiser de nouvelles élections législatives les 23 et 30 juin. Cette fois, l’intervention est un succès : ses partisans rassurés manifestent à leur tour pour le soutenir, 300 000 personnes défilent sur les Champs-Elysées. C’est le signal du reflux de la contestation. En juin, la grève se résorbe, les étudiants partent en vacances et les élections sont un triomphe pour de Gaulle. La crise est terminée. Elle aura offert au général de Gaulle l’occasion d’un ratage médiatique magistral suivi d’un rebond spectaculaire. Rebond temporaire puisque les Français congédient leur Président par référendum l’année suivante.

Mai 68 a révélé la crise des médias, trop longtemps bridés par le régime. Elle a du même coup placé la liberté au cœur des débats, et d’abord la liberté d’expression qui devient désormais un enjeu démocratique, elle a aussi libéré la créativité, ouvert de nouveaux débats. En cela, ce fut une crise de croissance de la démocratie et une étape du renouvellement médiatique. Certes, le pouvoir a profité de sa victoire politique de juin pour reprendre en main l’audio-visuel public – 102 journalistes de l’ORTF sont licenciés en août 1968 – mais les successeurs du général de Gaulle ne pourront plus user désormais du même autoritarisme médiatique.


Modifié le: Wednesday 18 March 2020, 14:19