Partie 2 S’exercer à réfléchir : l’ordre du réel s’explique-t-il de façon strictement matérielle ?

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Étape 2

Etape 2

S’exercer à réfléchir : l’ordre du réel s’explique-t-il de façon strictement matérielle ? (toutes séries)

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La rationalité scientifique s’efforce de mettre en ordre le réel afin de le rendre intelligible. Mais n’y a-t-il pas quelque chose d’arbitraire à présupposer que cette mise en ordre obéit nécessairement à un principe unique, qui serait celui d’une explication exclusivement physique du réel ? La question est en effet de savoir s’il n’existe qu’un principe d’ordre, celui qui structure la nature dans sa dimension matérielle et physique, ou s’il faut penser la possibilité d’un autre ordre qui aurait pour objet la réalité immatérielle de l’esprit. À première vue, la démarcation entre énoncés scientifiques et énoncés non-scientifiques ou métaphysiques (voir l’étape 1) impose d’exclure de l’enquête scientifique la question de l’immatérialité de l’esprit. Mais cette question, si elle est métaphysique, est-elle dépourvue de sens ou faut-il au contraire la traiter avec sérieux ? L’esprit est-il ce qui est réductible à une conception matérialiste de la nature ou faut-il, pour rendre intelligible l’acte même de penser ou de vouloir, faire de l’esprit une entité qui échappe aux limites strictement physiques de la matière ? Le problème est donc de savoir si les pensées, les volitions ou les perceptions sont des processus physiques qui relèvent d’une problématique strictement matérialiste ou s’il s’agit de phénomènes qui viennent en plus de ces processus physiques et qui, d’une certaine façon, les surplombent et les commandent.

(Reportez-vous à la séquence 2 sur La morale, étape 4-B. La liberté, où cette question a été abordée d’un point de vue moral et non pas épistémologique : 2. Liberté et nature : la volonté est-elle libre ou déterminée par des causes qui nous échappent ?)

A Quelles raisons aurions-nous de distinguer,
au sein du réel, l’ordre physique des corps
et l’ordre immatériel de l’esprit ?

1. L’irréductible expérience de la pensée en première personne

Que se passe-t-il quand on décide d’écouter un peu de musique pour briser l’intense concentration que requiert l’étude du cours ? Comment rendre compte de la sensation de bien-être que l’on éprouve à suivre le rythme et la mélodie de la musique que l’on a choisi d’écouter ? Si un savant s’avisait de sonder par IRM l’activité cérébrale qui correspond à ce choix, à ces vécus sensoriels, il relèverait sans aucun doute des modifications notables dans certaines parties du cerveau, il pourrait y observer une intense activité électrique qui n’était pas présente dans le moment précédant l’acte de vouloir écouter de la musique ou précédant l’acte d’éprouver du plaisir à l’écoute de celle-ci. Mais pourrait-il, dans un laboratoire chargé de machines et d’instruments sophistiqués, déterminer ce que cela fait, pour le sujet, de vouloir ce qu’il veut (se délasser en écoutant de la musique) et ce que cela fait de ressentir telle émotion ou telle sensation ? Le savant, devant ces écrans qui mesurent l’activité cérébrale associée à un acte mental, n’expérimente en rien l’expérience intérieure du sujet et la façon dont celui-ci est présent à ses actes mentaux. Dès lors, peut-on légitimement réduire l’expérience subjective de l’esprit à une opération matérielle qui s’expliquerait tout entière dans les termes rigoureux de la science ?

On appelle « réductionnisme » l’attitude théorique selon laquelle il serait possible d’expliquer tous les phénomènes du réel par les lois de la physique. A l’inverse, refuser ce réductionnisme parce qu’il ne permet pas de rendre compte de l’expérience en première personne, parce qu’il ne donne pas sens à ce que c’est qu’avoir des pensées, faire des choix ou avoir des sensations, c’est opter pour une conception dualiste du réel. Il y aurait d’un côté l’ordre matériel des corps dont la science s’efforce de connaître le fonctionnement et d’en déterminer les lois. De l’autre, il y aurait une réalité non physique ou non-réductible aux seules propriétés physiques de la matière : c’est la réalité de l’esprit tel qu’il s’expérimente, de façon subjective, dans toute conscience humaine. Dans cette perspective dualiste, qui est notamment celle que défend Descartes dans les Méditations métaphysiques, l’homme ne saurait se définir par le fait d’être un corps : ce que l’on est, en tant que sujet pensant, c’est avant tout un esprit dont la définition ne relève pas de celle du corps. Le dualisme cartésien consiste ainsi, dans la deuxième méditation, à faire apparaître de façon évidente l’absolue indépendance de l’esprit d’avec le corps, de la substance pensante d’avec la substance étendue. Cette indépendance est le signe d’une distinction ontologique qui affirme la différence absolue de nature entre l’esprit et le corps : l’esprit, c’est la pensée ; le corps, c’est l’étendue. Le corps ne saurait penser et ce n’est pas le cerveau qui produit en nous des pensées ; l’esprit ne saurait être corporel ou matériel car il est une réalité de nature métaphysique et non physique.

Dans la deuxième des Méditations métaphysiques, Descartes parvient à l’évidence du « je pense » par soustraction de tout ce qui peut être mis en doute : le « je pense » qui s’impose dans l’acte même de douter est en effet ce qui résiste à l’entreprise de doute généralisé. Mais la certitude d’être dans la mesure où je pense ne fournit pas encore l’élucidation de ce que je suis : « qui suis-je, moi qui suis certain d’être ? ». (C’est à mettre en relation avec la séquence consacrée au sujet). L’interrogation menée va permettre le rejet des conceptions traditionnelles de l’homme : il n’est pas un « assemblage de membres » (définition matérialiste) ; il n’est pas un « animal raisonnable », c’est-à-dire un composé substantiel fait d’un corps et d’une âme (définition aristotélicienne) ; il n’est pas davantage une âme qui serait au principe d’animation de toutes les actions du corps (là encore définition aristotélicienne). En opérant cette soustraction des définitions communément reçues parmi les savants et les philosophes, Descartes parvient à caractériser ce qui fait ce que je suis – et dont je peux être absolument certain : c’est d’être une « chose qui pense ». Seule la pensée ne peut être détachée de ce que je suis. La simplicité de cette définition (je suis un esprit, c’est-à-dire une chose qui pense) défait profondément les représentations classiques de l’âme comme principe qui anime non seulement les fonctions théoriques mais aussi les fonctions motrices ou sensitives de tout être vivant. L’esprit, ce n’est pas, pour Descartes, ce qui permet au corps de vivre et de se mouvoir : c’est ce qui fait penser, indépendamment d’un corps avec lequel il ne partage rien (distinction réelle du corps et de l’esprit). Réciproquement, la connaissance des corps physiques, c’est-à-dire de la substance étendue, exclut qu’on y introduise un autre principe explicatif que celui de la causalité strictement mécanique, même quand il s’agit des corps vivants (voir l’étape 3). C’est donc à une réforme profonde des définitions de l’esprit et du corps, de psychique et de physique que procède Descartes dans les Méditations métaphysiques : son « dualisme » est novateur et il est au service de l’institution d’une science rigoureuse qui cesse, comme le faisait la tradition, d’attribuer à l’esprit des propriétés physiques et d’attribuer au corps des propriétés psychiques. Parce que l’esprit se conçoit indépendamment du corps, comme la pensée se conçoit indépendamment de l’étendue, la distinction conceptuelle est une distinction réelle entre des substances qui ne relèvent pas du même ordre de réalité.

2. Comment rendre compte de l’expérience d’une interaction de l’esprit sur le corps ou du corps sur l’esprit ?

Mais si l’esprit n’a pas besoin du corps pour penser et si, réciproquement, le corps fonctionne sans l’intervention d’un esprit ou d’une âme, alors comment rendre compte de l’expérience intime que nous faisons d’une étroite interaction entre le corps et l’esprit qui fait notre identité ? En effet, comment expliquer le mouvement volontaire qui permet de façon intentionnelle de commander le mouvement du bras et d’allumer l’appareil avec lequel j’écoute de la musique ? Comment expliquer la sensation de bien-être que j’éprouve en écoutant de la musique puisqu’elle semble mobiliser à la fois et conjointement la présence du corps et les facultés psychiques de représentation et d’émotion ? Plus encore, comment se fait-il que nous ayons conscience de ne constituer qu’une seule et même personne et non pas deux (un esprit et un corps) ? Ces difficultés, que pose la thèse dualiste défendue par Descartes, sont formulées avec netteté par la princesse Elisabeth dans la correspondance qu’elle a avec le philosophe : comment peut-on en même temps affirmer la distinction réelle de l’esprit et du corps et expérimenter de façon incontestable leur union véritable ? Comment ne pas se contredire quand on affirme d’une part que l’esprit n’a rien à voir avec le corps et qu’il peut exister sans lui et d’autre part que « je ne suis pas seulement logé dans mon corps ainsi qu’un pilote en son navire, mais, outre cela, que je lui suis conjoint très étroitement et tellement confondu et mêlé que je compose comme un seul tout avec lui » (Méditation sixième) ?

Face à de telles difficultés, Descartes paraît élaborer deux types d’explication. La première explication consiste à dire que la distinction entre la substance spirituelle (esprit) et la substance étendue (corps) ne s’impose dans toute sa vérité que pour une raison exercée à bien juger et à ne pas confondre ce qui doit être distingué. En effet, l’expérience ordinaire de la vie nourrit quant à elle le sentiment que le corps et l’esprit forment une totalité indivisible et qu’ils sont indissociablement unis. En d’autres termes, l’exigence de la rationalité philosophique impose de penser la distinction absolue de l’esprit et du corps alors que le registre de l’expérience humaine ne nous permettrait d’expérimenter que l’unité de la personne (c’est une seule et même chose d’être un sujet pensant et un corps vivant). Cette union de l’esprit et du corps, même si elle fait l’objet d’une expérience irrécusable, serait, dans ce premier schéma explicatif, conceptuellement inintelligible (on ne peut pas expliquer philosophiquement une telle expérience de la conjonction intime de l’esprit et du corps : on ne peut que la vivre). La seconde explication, que l’on trouve développée de façon privilégiée dans les Passions de l’âme, est différente. Elle s’efforce de mettre de la rationalité dans cette expérience vive de l’interaction de l’esprit sur le corps et du corps sur l’esprit : l’union peut s’expliquer comme la corrélation entre les états mentaux (penser, vouloir, ressentir) et les états cérébraux ou physiques. Cette interaction psycho-physique suppose que l’esprit peut agir sur le corps et produire en lui des effets volontaires et que le corps peut, réciproquement, agir sur l’esprit et produire l’ensemble des sensations qui s’expérimentent mentalement. Cette interaction cependant suppose la présence de l’esprit (ou de l’âme pour reprendre une terminologie plus ancienne) dans le corps C’est le modèle physiologique complexe qu’élabore Descartes : l’union de l’esprit et du corps se fait au niveau, dans le cerveau, de la glande pinéale. C’est par cet organe que l’esprit pourrait, de façon volontaire, agir sur les « esprits animaux » qui sont au principe du mouvement du corps et en modifier le cours. Réciproquement, les mouvements des « esprits animaux » du corps pourraient faire connaître à l’esprit les sensations qui affectent la machine corporelle (ressentir la douleur d’une blessure comme ressentir le plaisir d’une mélodie). Ce modèle d’intelligibilité permet de rendre compte de la complexité des interactions entre les actions de l’esprit et les mouvements du corps (voir l’exercice 1 : comment la volonté peut-elle agir sur le corps ?), mais il se heurte néanmoins à l’extrême difficulté qu’il y a à supposer un esprit (ou une âme) qui, de façon inétendue et immatérielle, occupe un lieu dans le corps et a un pouvoir causal sur celui-ci (et réciproquement). On voit combien ce dispositif théorique s’ajuste assez mal avec la thèse métaphysique d’une distinction réelle, et pas seulement conceptuelle, entre l’esprit, qui n’est que pensée, et le corps, qui n’est qu’une machine. C’est toute la question d’une causalité réciproque entre une substance immatérielle (l’esprit) et une substance matérielle (le corps) qui reste profondément énigmatique dans la thèse cartésienne du dualisme ontologique.

Les problèmes majeurs que pose la thèse dualiste obligent à reconsidérer l’hypothèse de départ : n’est-ce pas plus rationnel de considérer qu’il n’y a de réalité connaissable que physique ? N’y a-t-il pas un gain d’intelligibilité à faire l’économie d’une substance pensante immatérielle et à considérer que tout, dans le réel, est matière, y compris ce que l’on appelle « esprit » ?

B Est-il plus cohérent de supposer un seul ordre de réalité ?

1. Tout est-il matériel ? Quel sens dès lors donner à l’esprit ?

Si la connaissance ne porte que sur des objets qui peuvent faire l’objet d’une expérience possible et qui ont donc une réalité physique, on voit mal, dans cette perspective, ce qui pourrait autoriser que nous fassions pour nous-mêmes une exception en considérant que notre identité n’est pas seulement matérielle ou physique, mais qu’elle est « spirituelle ». Au nom de quoi posons-nous un principe immatériel ou spirituel qui serait notre apanage et permettrait de rendre compte de l’expérience en première personne que nous faisons de nous-mêmes, alors qu’il serait peut-être suffisant de considérer que le système physique, dans sa complexité - y compris dans ses déploiements proprement organiques, produit et peut expliquer la vie mentale dont nous sommes dotés, aussi bien dans ses dimensions normales que dans ses dimensions pathologiques ?

On appelle « physicalisme » (ou encore « matérialisme ») la thèse selon laquelle les hommes ne sont rien d’autre que de la matière physique, au même titre que tout objet du réel, et que les états mentaux dans lesquels s’élaborent les pensées ne sont que des états physiques du cerveau, c’est-à-dire du corps. L’activité mentale ne serait pas celle d’une entité indépendante que l’on appellerait « esprit », mais ce serait l’expression d’événements physiques complexes ayant lieu dans le corps et plus particulièrement dans le cerveau. À l’objection consistant à dire que la pensée humaine, dans sa spécificité, ne peut être une propriété d’un corps physique composé de matière, il suffirait de répondre que les propriétés de l’eau ne sont pas réductibles non plus à la nature de ses composants : les propriétés des molécules d’eau ne se découvrent pas dans la nature de l’hydrogène ou celle de l’oxygène, puisque c’est comme composé chimique formé de deux atomes d’hydrogène et d’un atome d’oxygène que la molécule d’eau possède ses propriétés distinctives. En outre, le passage d’un état liquide de l’eau à un état solide révèle des propriétés « extraordinaires » qui ne se remarquent pas tant que l’eau est liquide : les liaisons hydrogènes, qui à l’état liquide de l’eau sont très mobiles et instables, deviennent rigides quand la température tombe en dessous de 0°C, ce qui rend possible la solidité de la glace. La connaissance scientifique ne cesse ainsi de montrer que, dans la nature, la disposition des atomes dans une molécule donnée peut suffire à rendre compte de l’étonnante diversité des propriétés des corps physiques. Dès lors, rien n’interdit de penser que la propriété de penser, qui semble, au moins sous sa forme réflexive, la marque distinctive de l’homme, soit le produit heureux d’un système physique particulièrement complexe. Le fait que cette connaissance physique de ce qui nous fait penser ne soit pas encore pleinement constituée, cela ne saurait constituer une raison valable pour désavouer la thèse physicaliste, car ce serait méconnaître la marche lente et progressive qui est celle de la science : la composition chimique de l’eau comme H2O n’étant connue que depuis le 18e siècle grâce aux travaux de Cavendish et de Lavoisier, il y aurait quelque chose de mesquin à exiger d’une science qu’elle délivre, en un temps très resserré, l’ensemble raisonné des résultats qui permettent l’explication physique ou biologique de tous nos états mentaux alors que les états de la matière ont fait et font encore l’objet d’une connaissance très lente et très progressive.

2. Un principe de causalité homogène

La position physicaliste (ou matérialiste) défend un principe cohérent et homogène de causalité : une entité immatérielle, inétendue, non physique, qu’on l’appelle « âme » ou « esprit », ne peut pas agir sur des corps matériels car ce serait réactiver un type d’explication obscur et confus. Expliquer en effet la décision volontaire de lever le bras par un décret libre de l’esprit qui ne doit rien à une causalité physique, corporelle, cérébrale, affirmer que l’esprit agit sur le corps sans dépendre de lui, c’est rendre incompréhensible le principe de causalité : comment peut-il y avoir dans le réel deux formes de causalité, l’une strictement physique et susceptible d’être connue scientifiquement (le mouvement du bras s’explique par le fonctionnement du corps dans son entier), l’autre radicalement non physique et en fait inexplicable (l’esprit agit librement sur le mouvement du corps, sans relever du corps et de sa logique) ? Ce sont ces contradictions insoutenables qui amènent Hobbes dans le Léviathan à défendre une position univoque pour expliquer les phénomènes naturels comme les faits humains : tout est matière et le principe de l’universelle corporéité ne souffre d’aucune exception. Dès lors, l’esprit n’est plus ce principe immatériel capable d’agir sur un corps ou des corps. Renoncer à penser l’esprit comme principe immatériel, non physique, indépendant de toute corporéité oblige dès lors à un autre renoncement : il faudrait se déprendre de l’idée de liberté entendue comme capacité à agir sans être précédé par une cause antérieure. En effet, la théorie de l’esprit comme non matériel est coextensive à une métaphysique de la liberté comme faculté à se déterminer par une décision qui serait celle d’un esprit indépendant par essence des déterminations physiques du réel. L’idée d’esprit – immatériel- tout comme l’idée de libre arbitre – comme faculté de ne pas dépendre de la causalité physique- sont ainsi pour Hobbes des idoles qu’il convient de destituer tant leur représentation apporte de la confusion et de l’obscurité dans les raisonnements que nous nous efforçons de constituer sur le réel. On fait de ces mots « esprit » ou « liberté » des réalités consistantes, ayant une forme d’effectivité sur le réel, alors qu’il ne s’agit guère, selon la perspective très critique de Hobbes, que de représentations fictives, fautives qui produisent l’image d’un réel fantasmé sans rapport avec le réel expérimenté. Précisons néanmoins un point important : Hobbes, au même titre que d’autres nécessitaristes (comme Spinoza ou Hume), analyse le caractère illusoire du libre arbitre. Mais cela ne revient pas à renoncer à toute conception de la liberté : Hobbes ne cesse de rappeler que la définition la plus simple et la plus indiscutable de la liberté est celle qui consiste à appeler libre le corps qui n’est pas entravé par un obstacle extérieur et qui n’est pas empêché de faire ce qu’il veut faire. Se défaire de l’illusion du libre arbitre ou de l’illusion d’un esprit immatériel, ce n’est donc pas renoncer à toute idée de la liberté ou du sujet.

(Reportez-vous ici, dans la séquence 2 sur La morale, à l’étape 4-C qui aborde, dans un autre contexte, la question de déterminisme).

Se défaire de ces illusions tenaces qui s’enracinent dans des désirs communément partagés, c’est entreprendre d’abord un travail de redéfinition des termes. Parler d’esprit n’est pas en soi condamnable si l’on sait que l’esprit n’est autre chose que l’ensemble des états mentaux d’un corps humain. En revanche, si on persiste à utiliser les mots sans interroger leur sens et en les référant à des réalités imaginaires, on s’expose au risque de parler d’« esprit » en ayant l’idée de ce qui se distingue du corps, bref de ce qui est immatériel. On construit alors une signification à ce signe linguistique en présupposant qu’il renvoie une entité métaphysique que l’on pense constitutive de notre humanité. (Reportez-vous ici, dans la séquence 3 sur le sujet, à l’étape 1-B/2 : le sujet comme illusion grammaticale). Mais ce référent immatériel n’existe que dans la mesure où nous prononçons le mot « esprit » avec une pensée confuse qu’il faudrait clarifier par quelque définition rigoureuse. Il s’agit donc, dans la perspective résolument anti-cartésienne dans laquelle Hobbes se place, de dissoudre les significations insensées et contradictoires que l’on mobilise pour raisonner et d’entreprendre un réajustement de la terminologie philosophique et scientifique : parce qu’il y a des mots qui ne veulent rien dire, qui n’ont pas de référent dans le réel, il est urgent, pour raisonner de façon rigoureuse et satisfaisante, d’éliminer ces mots « en trop » et de réduire leur puissance magique à produire malgré tout l’idée qu’en les utilisant on désigne quelque chose de réellement existant. C’est ce qu’on voit à l’œuvre dans le passage suivant du chapitre 34 du Léviathan :

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« Le mot corps, en son acception la plus générale, signifie ce qui remplit, ou occupe un lieu précis, ou une place imaginée, et ne relève pas de notre imagination, mais est une partie de ce que nous appelons univers. En effet, l’univers étant l’agrégat de tous les corps, il ne s’y trouve pas de partie réelle qui ne soit aussi un corps, ni une chose quelconque qui soit proprement un corps et ne soit aussi une partie de l’univers (l’agrégat de tous les corps). De même, c’est parce que les corps sont sujets au changement, c’est-à-dire sujets à varier leur apparence relativement à la sensation de créatures vivantes, qu’un corps est aussi appelé substance, c’est-à-dire sujet à une variété d’accidents, comme tantôt être mobile, tantôt immobile ; à nos sens, un corps apparaît parfois chaud, parfois froid, parfois d’une couleur, ou odeur, goût et son, parfois autrement. Et cette apparence variée (produite par les diverses manières dont les corps agissent sur les organes de notre sensation), nous l’attribuons aux altérations des corps qui agissent, et les appelons accidents de ces corps. Conformément à cette acception du mot, substance et corps signifient la même chose et, donc, substance incorporelle sont des mots qui, lorsqu’on les met ensemble, se détruisent l’un l’autre, comme si on parlait de corps incorporel.

Mais, selon l’opinion des gens ordinaires, ce n’est pas tout l’univers qu’on appelle corps, mais seulement la partie de celui-ci qu’ils peuvent, par le sens du toucher, sentir résister à leur force, ou, par le sens de leurs yeux, les empêcher d’appréhender une perspective plus éloignée. Donc dans le langage humain ordinaire, air et substances aériennes ne sont pas habituellement considérés comme étant des corps, mais (comme on est le plus souvent sensible à leurs effets) on les appelle vent, souffle ou esprit (parce qu’en latin ils sont appelés spiritus), de la même façon que les gens nomment esprits vitaux et esprits animaux cette substance aérienne qui, dans le corps de toute créature vivante, lui donne vie et mouvement. Mais en ce qui concerne ces idoles du cerveau, qui nous représentent des corps là où ils ne sont pas, comme dans un miroir, dans un rêve, ou un cerveau dérangé qui se réveille, elles ne sont rien (…). »

Hobbes, Léviathan, chap. 34, GF, traduction G. Mairet, p.566-567 (traduction modifiée).

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La démarche de Hobbes, dans ce passage, est définitionnelle : en définissant le corps comme ce qui compose la réalité de l’univers et qui peut être sujet au changement, on est logiquement obligé d’identifier comme rigoureusement synonymes les termes de « corps » et de « substance » et donc de tenir pour profondément contradictoire le syntagme « substance incorporelle ». L’esprit, comme substance pensante inétendue (définition cartésienne), se voit donc dévalué comme non-sens : il n’y a pas de réalité substantielle qui échappe au principe matériel car il y a contradiction à poser une substance (corps) qui serait inétendue et incorporelle. Le second paragraphe s’attache alors à comprendre comment s’est constituée l’idée fausse d’une substance immatérielle qui serait l’esprit et qui serait au fondement de l’identité humaine : on restreint la définition générale du corps à ce qui est perçu par les sens, à ce qui est visible, tangible, solide, etc. Dès lors, on exclut de la définition du corps tout ce qui produit des effets sans être l’objet possible d’une perception : on est tenté d’appeler « esprit » tout ce qui agit sur les corps sans être perceptible et tangible comme sont les corps dans la représentation grossière et restrictive qu’on en a. On en vient alors à parler, comme Descartes, « d’esprits animaux » pour désigner des substances corporelles invisibles et insaisissables par les sens. Mais l’abus de langage est bien plus important encore quand on transforme une abstraction (l’esprit) en une réalité effective distincte de la réalité matérielle mais pouvant pourtant agir et interagir avec celle-ci. La stratégie argumentative de Hobbes vise ainsi à retirer toute légitimité à l’opposition dualiste de la matière et de l’esprit : tout est matière et les états mentaux (les désirs, les pensées, les volitions, les sensations…) ne sont que l’expression en droit explicable d’états physiques du corps humain.

3. Difficultés

La question demeure cependant de savoir si on peut, par une argumentation de type physicaliste ou matérialiste, venir à bout de l’objection dualiste qui revendique qu’un état mental (penser à quelque chose, désirer faire quelque chose, ressentir quelque chose) ne puisse pas être analysé comme on explique un état de la matière : si un état physique est, comme le propose Hobbes dans le texte cité, un élément qui entre dans la composition du monde ou de l’univers et si cet élément peut lui-même être analysé en parties physiques plus petites (en neurones, en synapses par exemple pour ce qui est du cerveau), on peut avoir des réserves sur la possibilité de procéder à la même analyse pour ce qui est des états mentaux : ils ne sont pas des parties d’un tout qui seraient à leur tour susceptibles d’être fragmentées, séparées, analysées en éléments toujours plus petits, toujours plus atomiques. En effet, ce qui distingue un état mental, c’est qu’il constitue en lui-même une expérience complète qui ne se laisse pas démembrer et découper en éléments distincts pour rendre possible son explication. Éprouver de la douleur ou du plaisir, désirer aller au cinéma, avoir une idée pour une dissertation de philosophie, sont autant d’états mentaux du cerveau qui ont, dans l’expérience intime qu’on en fait, une unité irréductible. Je ne peux pas décomposer, dans la douleur que j’éprouve, des composants élémentaires : c’est ce que fait celui qui, sans éprouver la douleur, cherche à la comprendre, à lui donner un sens. Mais celui qui essaie de voir ce qui rend quelqu’un malheureux ou souffrant, celui qui analyse les raisons qui font son état psychique et qui suffisent à rendre compte de la douleur qu’il éprouve ne sait rien de ce qu’il éprouve ; il n’expérimente pas ce que cela fait d’éprouver cette douleur et de la vivre en première personne. Dès lors, n’est-on pas ramené, de façon circulaire et vaine, à la position dualiste ? Peut-on, pour éviter ce cercle, faire l’hypothèse que les états mentaux ou les états de conscience sont des états physiques sans se réduire à n’être que des états physiques ? En d’autres termes, comment rendre compte de l’expérience mentale sans contredire le principe de la clôture causale du domaine physique (puisqu’il ne saurait y avoir de causalités hétérogènes dans le réel) ?

C Comment ne pas être dualiste (la matière
et l’esprit sont deux réalités hétérogènes) sans être strictement réductionniste (tout est matière) ?

1. L’unité vécue du corps et de l’esprit

Comment sortir de la difficulté qu’il y a à penser la spécificité d’une expérience mentale sans retomber dans l’obscurité d’une position dualiste ? Est-on obligé, au nom d’un principe causal unique, de poser l’identité de la pensée et de la matière, des états psychiques et des états physiques du cerveau ? N’y a-t-il pas dans la thèse strictement matérialiste ou physicaliste une réduction de l’esprit au corps qui empêche de rendre compte de ce que c’est que penser, sous ses modalités les plus diverses ?

La difficulté principale tient au fait que la position matérialiste réduit les états psychiques aux états du cerveau et qu’elle ne permet pas de ressaisir ce qu’on expérimente mentalement quand on a mal, quand on désire, quand on agit ou quand on pâtit. On voit bien par exemple l’impossibilité qu’il y aurait à prétendre décrire les phénomènes psychiques dans la terminologie stricte des sciences de la nature : une explication strictement scientifique qui analyserait le mécanisme neuronal, chimique ou électrique du cerveau sans restituer le sens d’une expérience vécue (ce que cela fait de penser, désirer…) n’apporterait aucun gain réel d’intelligibilité. Cela ne permettrait pas de comprendre la vie mentale et affective du sujet que nous sommes.

Lever cette difficulté, c’est peut-être d’abord renoncer à identifier les états psychiques aux états du cerveau : être un sujet qui éprouve telle affection, qui pense à telle chose et se dispose à agir de telle ou telle façon, c’est éprouver l’unité de ces états psychiques avec le corps tout entier. Ce n’est pas l’identité ponctuelle ou locale des états mentaux et des états cérébraux qui fait sens : c’est l’unité vécue de l’esprit et du corps comme strictement identiques. Le problème ne se réduit donc pas à superposer une condition mentale avec une condition physiologique donnée (celle d’un cerveau en activité), mais à concevoir une identité plus riche et plus significative : celle qui existe entre le sujet de la vie psychique et le corps tout entier de ce sujet. Mais lever cette difficulté, c’est peut-être aussi proposer d’approcher autrement la vie psychique ou affective du sujet qu’en termes physiques et corporels, car si le corps et l’esprit constituent une seule et même chose, l’expression adéquate qui permet de parler de l’esprit ne peut pas se faire dans les mêmes termes que ceux qui permettent d’expliquer le fonctionnement du corps. En d’autres termes, même si le corps et l’esprit sont l’expression d’une seule et même réalité, ces deux expressions ne sont pas strictement réductibles l’une à l’autre. Ce qu’il s’agit donc de penser, c’est à la fois un principe d’identité et de différence entre le corps et l’esprit.

C’est précisément ce qu’invite à penser Spinoza dans l’Éthique : refuser le dualisme cartésien, c’est affirmer que l’esprit et le corps ne sont qu’une seule et même chose ; mais affirmer que l’esprit et le corps ne sont qu’une seule et même chose, ce n’est pas poser leur uniformité comme si parler d’esprit cela n’était, tout bien pensé, que parler du fonctionnement du corps dans toute sa complexité (rejet de la thèse matérialiste). En d’autres termes, ce que Spinoza refuse, c’est tout autant une définition du sujet par l’esprit (Descartes) que par le corps (Hobbes) : si l’homme est simultanément esprit et corps, il ne s’agit pas d’accorder un privilège à l’un des termes qui font l’unité psychophysique de l’homme. Dès lors, il ne s’agit pas de réduire l’homme qui pense à un cerveau dans un corps, pas plus que cela n’a de sens de le réduire à un pur esprit dont le corps est inessentiel ou secondaire. Envisager l’unité psychophysique qu’est l’homme, c’est dire l’identité de l’esprit et du corps tout en explorant les différences d’expression propres à la pensée et à la matière étendue (voir l’exercice 2 : le corps peut-il déterminer l’esprit à penser ?).

2. Maintenir la distinction conceptuelle de la matière et de l’esprit, sans poser leur distinction réelle

La thèse de Spinoza consiste en effet à poser l’identité de l’esprit et du corps (Éthique, partie III, proposition 2, scolie : l’esprit et le corps, c’est « une seule et même chose ») tout en maintenant la distinction conceptuelle de la pensée et de l’étendue, du psychique et du physique (Éthique, partie II, proposition 21, scolie : « l’esprit et le corps, c’est un seul et même individu que l’on conçoit tantôt sous l’attribut de la pensée, tantôt sous celui de l’étendue »). En d’autres termes, s’il s’agit de la même réalité (si l’homme est simultanément et également esprit et corps), cette réalité peut se concevoir et s’envisager selon une double approche, selon un double point de vue : une approche qui exprimerait les propriétés physiques du corps humain serait à la fois cohérente avec l’approche qui exprimerait les déterminations mentales de l’esprit mais en même temps profondément différente. Elle serait nécessairement cohérente car l’ordre des états physiques correspond simultanément à l’ordre des pensées qui structurent l’activité de l’esprit (quand il veut, désire, ressent…) ; mais cette approche physique serait en même temps radicalement différente de l’approche psychique puisqu’elle n’exprimerait pas les mêmes modalités de réalité (il serait terriblement réducteur de parler du désir, de la douleur ou la réflexion en termes physiques !). On parle donc bien de la même chose, mais sous des aspects différents, c’est-à-dire en prenant en compte la distinction, au sein de l’unité psychophysique qu’est l’homme, entre la modalité de la pensée et celle de l’étendue. Pour éclairer sa position, Spinoza prend l’exemple géométrique du cercle : le cercle, pour celui qui en fait le tracé au tableau, est un mode de l’étendue qui se constitue à partir de la rotation d’un segment dont une extrémité – le centre du cercle- est fixe alors que l’autre est mobile – le tracé de la circonférence du cercle. Mais on peut approcher la réalité du cercle autrement que par ce tracé physique consistant à mettre en rotation un segment autour d’une de ses extrémités maintenue immobile. On peut aborder le cercle selon le mode de la pensée en déterminant ce qui est contenu dans l’idée de cercle, à savoir la propriété pour tout cercle d’avoir des rayons égaux. Le cercle tracé selon le mode de l’étendue et le cercle envisagé dans ses propriétés essentielles selon le mode de la pensée sont un seul et même cercle, mais le même cercle n’est pas envisagé selon la même modalité d’expression quand on le considère physiquement comme un tracé et quand on en pense l’idée et les propriétés. Ce qui vaut pour le cercle vaut pour l’arbre ou l’homme : on peut l’envisager selon le mode de l’étendue ou selon le mode de la pensée, on peut l’approcher comme réalité matérielle ou comme objet de la pensée.

De même qu’on peut, sur fond d’identité réelle, distinguer conceptuellement la matière d’un tracé circulaire et l’idée de cercle, de même on peut donc distinguer le corps et la conception que l’on s’en fait. C’est la définition originale que Spinoza propose de l’esprit dans la proposition 13 de la partie II de l’Éthique : l’esprit n’est ni une substance ni une faculté, c’est « l’idée du corps », c’est-à-dire la conception que l’homme se fait de son corps, et plus largement des corps qui composent le monde dans lequel il évolue. L’esprit, c’est la façon dont on pense le corps et les affections qui l’atteignent et cette idée que l’on se fait du corps (ou des corps) est plus ou moins adéquate selon le degré de compréhension que l’on a de ce qui affecte le corps. Il en est du corps et de l’esprit comme du cercle et de l’idée de cercle : on peut avoir une idée adéquate du cercle quand on conçoit clairement la propriété de l’égalité des rayons ; mais on peut en avoir une idée inadéquate quand on manque de notions générales en géométrie. On peut avoir une idée adéquate du corps qui exprimerait sa nature propre et la nature de ce qui l’affecte. Mais on en a souvent une idée inadéquate, c’est-à-dire fautive : c’est le cas quand on imagine que le corps est ce sur quoi domine notre volonté, qu’il est ce que l’on peut contrôler par la force de l’esprit. L’esprit, comme « idée du corps », en est une idée inadéquate quand il est identifié à la conscience car celle-ci ne propose que de façon mutilée et partielle le processus du réel et elle nourrit la fiction du libre-arbitre et l’illusion de la pleine lucidité du sujet sur lui-même. Parvenir à une idée adéquate du corps, c’est-à-dire penser en s’étant libéré de l’ignorance dans laquelle nous retiennent les préjugés et les idées inadéquates, c’est comprendre que l’ordre des choses, comme modes de l’étendue, est le même que l’ordre des idées, comme modes de la pensée : à toute action mentale correspond, de façon strictement égale ou simultanée, une action dans le corps ; à toute passion éprouvée dans l’esprit (le désir, la haine, l’amour..) correspond une passion dans le corps, c’est-à-dire une variation de son état d’ensemble. L’esprit n’agit pas plus sur le corps que le corps n’agit sur l’esprit : car ils sont une seule et même chose, l’enchaînement des idées dans la pensée (sous toutes ses modalités) suit exactement l’enchaînement des états du corps et de ses variations. Il y a donc un sens, dans ce modèle que l’on qualifie traditionnellement de « monisme » par opposition à une perspective dualiste, d’affirmer que parler du corps ou parler de l’esprit, c’est désigner « une seule et même chose », tout en empruntant, pour en parler, des modalités d’expression différentes : expliquer les états psychiques de l’homme, c’est comprendre la façon dont s’enchaînent et se déterminent ses pensées selon une nécessité qui est tout à la fois interne mais aussi influencée par les états affectifs et psychiques de ceux qui l’environnent. De même, expliquer les états somatiques de l’homme, c’est analyser la façon dont le corps varie, aussi bien selon la nécessité de sa nature que selon les déterminations contraignantes de son milieu extérieur. Les variations des états psychiques sont les mêmes que les variations de l’état somatique : elles sont déterminées par la nécessité intrinsèque d’une nature et par la contrainte exercée par ce que sont ou ce que font les autres corps ou les autres individus.

► Y a-t-il, dans le réel, un ordre unique ou des ordres distincts ? Tout est-il matériel ou faut-il poser, à côté ou au-dessus de la matière, une réalité d’un autre ordre qui serait celui de l’esprit ? On est inévitablement enclin à se penser libre, doué d’une force spirituelle qui ne se réduit pas à des composants matériels et physiques. Mais cette tendance native de l’esprit à se penser comme « un empire dans un empire » (Spinoza) apparaît comme bien illusoire et fictive. L’esprit surgit de la matière : rendre compte de ce que peut l’esprit (quand il connaît, invente, détermine à agir), ce n’est jamais dès lors perdre de vue « ce que peut le corps ». Si le discours éthique qui aborde la vie de l’esprit et qui a le souci du bonheur ne se confond pas avec le discours physique, on ne doit pas oublier que c’est « une seule et même chose » d’être corps et d’être esprit.

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Exercice 1 Comment la volonté peut-elle agir sur le corps ?

« Nos passions ne peuvent pas aussi directement être excitées ni ôtées par l’action de la volonté, mais elles peuvent l’être indirectement par la représentation des choses qui ont coutume d’être jointes avec les passions que nous voulons avoir, et qui sont contraires à celles que nous voulons rejeter. Ainsi, pour exciter en soi la hardiesse et ôter la peur, il ne suffit pas d’en avoir la volonté, mais il faut s’appliquer à considérer les raisons, les objets ou les exemples qui persuadent que le péril n’est pas grand ; qu’il y a toujours plus de sûreté en la défense qu’en la fuite ; qu’on aura de la gloire et de la joie d’avoir vaincu, au lieu qu’on ne peut attendre que du regret et de la honte d’avoir fui, et choses semblables. »

Descartes, Les Passions de l’âme, article 45, La Pléiade, p. 717.

Questions

1. Descartes parle d’une action plus indirecte que directe de l’âme sur le corps et sur les passions : quel exemple prend-il pour illustrer sa thèse ?

2. Comment dompter, par la volonté, la peur qui paralyse le corps ou le pousse à la fuite ?

3. Que faut-il pour rendre efficace l’action de la volonté sur le corps ?

Éléments de réponse

1. Descartes prend l’exemple de la peur : comment, dans une situation de danger, se rendre courageux et surmonter la réaction naturelle de fuite ? En d’autres termes, comment parvenir à contrôler le mouvement du corps qui sous l’effet de la peur tend naturellement à échapper à ce qui le menace ? Il s’agit donc pour Descartes de rendre compte de cette capacité qu’a la volonté de contrôler le mouvement du corps de façon à convertir un instinct de fuite en une conduite courageuse.

2. L’explication proposée par Descartes consiste à faire apparaître la dimension indirecte de la volonté (c’est-à-dire de l’esprit) sur le corps. Etre courageux, c’est l’effet d’une volonté qui est parvenue à dompter le mouvement naturel de fuite du corps en mobilisant la force de représentations. Pour parvenir à ce résultat, l’homme en danger doit se représenter ce qui fait la valeur d’un conduite courageuse et ce qu’il y a de déraisonnable et d’indésirable dans la conduite de fuite : se représenter dans sa juste proportion le danger auquel on est confronté (sans l’exagérer sous l’effet de la peur) ; se représenter le caractère paradoxalement plus sûr d’une conduite courageuse par rapport à une conduite peureuse ; se représenter les bénéfices sociaux du courage (la gloire) et les inconvénients de la lâcheté (la honte). C’est par ce travail sur les représentations que l’on peut espérer rendre efficace la volonté et permettre la conversion de la réaction de fuite en conduite courageuse.

3. Ce n’est donc pas l’esprit qui directement agit sur le corps en y imposant l’ordre de ses volontés. Ce schéma est trop réducteur et se heurte à la difficulté de comprendre comment une substance immatérielle peut agir sur le corps matériel. Le schéma proposé par Descartes dans les Passions de l’âme est plus complexe : l’esprit qui veut contrôler le corps (pour ne pas rester passif face à la peur qui l’envahit) doit d’abord concevoir les raisons qui rendent désirable l’action courageuse. En se donnant des raisons d’être courageux, on active au niveau du corps les mouvements associés à cette représentation et on contrecarre définitivement la passion de la peur qui met en fuite le corps.

Exercice 2 Le corps peut-il déterminer l’esprit à penser ?

« Ni le corps ne peut déterminer l’esprit à penser, ni l’esprit déterminer le corps au mouvement, ni au repos, ni à quelque chose d’autre (si ça existe) ».

Spinoza, Éthique, III, Proposition 2, Seuil.

Questions

1. Comment caractériser les deux thèses que Spinoza rejette dans cette proposition ? Comment articuler cette affirmation avec la position non-dualiste de Spinoza ?

2. Expliquer le fonctionnement du cerveau, est-ce dès lors comprendre ce qui nous fait penser ? Quelle distinction faire entre expliquer et comprendre ?

3. Peut-on dès lors justifier l’irréductible différence entre les sciences de la nature (physique, biologie, etc.) et les sciences de l’esprit (histoire, psychologie, philosophie) ?

Éléments de réponse

1. Les thèses que Spinoza rejette sont celles qui imaginent une interaction de l’esprit sur le corps (action de la volonté) ou du corps sur l’esprit (action du corps sur l’esprit qui le met en situation de passivité). Ce sont pour Spinoza des thèses cartésiennes (même si la présentation que Spinoza en fait peut sembler schématique, voir l’exercice 1 ci-dessus). Spinoza, dans cette proposition, rejette à la fois le dualisme esprit/corps et le principe de leur interaction causale. Les pensées ne peuvent avoir pour cause un mouvement du corps (la pensée de la peur ou de ce qui nous fait peur ne peut être causée par l’impulsion d’un corps déterminé à fuir). Les mouvements du corps (ceux qui consisteraient à affronter le danger avec courage) ne sont pas davantage causés par l’action de la volonté (ou de l’esprit). Ce qui est fautif dans cette explication, c’est précisément la distinction illusoire de l’esprit et du corps. Pour Spinoza, l’esprit et le corps ne sont pas deux substances hétérogènes dont l’interaction resterait incompréhensible : c’est une seule et même chose. Le corps ne détermine pas l’esprit, pas plus que l’esprit ne commande au corps, car pour Spinoza il n’y a pas d’un côté un corps qui nous impose sa loi et, de l’autre, une volonté qui veut reprendre le dessus. L’homme, c’est cette unité psycho-physique déterminée simultanément à penser et à agir.

2. On est tenté, au regard des avancées des neurosciences, de dire que c’est le cerveau qui produit en nous les pensées que l’on a. Cela reviendrait à dire que le corps (les neurones, les synapses…) nous détermine à vouloir ce que nous voulons, à penser ce que nous pensons, à croire ce que nous croyons, etc. Nous serions réduits à expliquer nos pensées (nos volontés, nos jugements, nos croyances ou préférences) par des phénomènes physico-chimiques. Spinoza rejette cette conception causale qui explique l’esprit par le corps (au même titre qu’il rejette la conception volontariste qui soumet le corps aux décrets de l’esprit) : si le corps et l’esprit sont de fait une seule et même chose, il n’y a pas de sens à imaginer un rapport causal de l’un sur l’autre. Si le corps et l’esprit ne sont, au regard de la nature, qu’une seule et même chose, parler du corps c’est simultanément parler de ce qui se passe dans l’esprit. Mais c’est en même temps en parler différemment : le discours du physicien ou du neurobiologiste parle du corps en cherchant à expliquer son fonctionnement. Le discours de l’historien, de l’homme politique, du philosophe ou de l’artiste parle aussi de l’homme, mais en s’intéressant à ce qu’il pense et fait, ce qu’il crée et connaît. En d’autres termes, même si l’homme est tout à la fois corps et esprit, on ne parle pas du corps comme on parle de l’esprit : le discours explicatif du neurobiologiste n’élucide pas le sens des pensées, le sens de l’action, le sens de la création artistique, le sens de la conduite morale. On serait donc tenté de mobiliser la distinction entre expliquer et comprendre* : l’explication de ce que peut le corps n’épuise pas la compréhension de ce qui nous fait penser, agir, créer. La compréhension de la logique des pensées (des désirs, des croyances…) ne se réduit pas à une explication neurobiologiste.

3. Il y a alors un sens à distinguer les « sciences de la nature » et les « sciences de l’esprit » (la distinction est due à Dilthey, un philosophe du 19e siècle) : l’homme est simultanément esprit et corps, mais on ne peut expliquer les opérations et les œuvres de l’esprit par une causalité physique qui en ferait des effets d’une activité neuronale ou chimique du cerveau. Les sciences de l’esprit (histoire, psychologie…) cherchent à s’approprier la logique du sens qui conduit les hommes à se représenter le réel de telle ou telle façon, à se représenter ce qu’ils sont, ce qu’ils font ou ce qu’ils créent.

Pour aller plus loin dans la réflexion

► Lecture de la leçon intitulée les sciences de la nature et les sciences de l’homme proposée par Isabelle Pariente-Butterlin :

Dans cet exposé très complet, il s’agit de réfléchir sur la question de savoir si les sciences de l’homme remplissent les mêmes exigences de scientificité que les sciences de la nature (partie 3 : la définition de la scientificité ). Dans ce développement, on trouve examiné le critère qui est peut-être commun à toute science : est scientifique ce qui oblige à une révision de nos jugements. Dès lors, le critère de la science réside moins dans son contenu (ou son objet) que dans les procédés par lesquels elle obtient ce qu’elle pose.

La leçon aborde en outre le problème de la liberté humaine rencontré dans toute réflexion sur les sciences de l’homme (voir notamment les développements sur la sociologie).

Les concepts et les distinctions conceptuelles à maîtriser au terme de cette Étape 2

► Identité/égalité/différence*

Si deux objets sont strictement les mêmes, on les considère comme « identiques » : c’est ce que pose un matérialisme réductionniste qui rapporte tous les actes de l’esprit (le désir, le sentiment, la pensée) à des données matérielles (le fonctionnement physico-chimique du cerveau).

Si deux objets comparés sont jugés identiques sur certains aspects seulement, on les considère comme « égaux » : c’est le sens de la thèse spinoziste qui pose l’unité psycho-physique de l’homme mais qui reconnaît en même temps qu’il ne faut pas expliquer la pensée par les causalités physiques qui conviennent à l’explication des mouvements du corps.

Si deux objets ne comportent entre eux rien de commun, on les considère comme « différents » : c’est le sens de la position dualiste constituée par Descartes. L’esprit, comme substance immatérielle, est absolument distinct de la matière (substance étendue).

► Avoir un corps/être un corps

Affirmer que l’on a un corps, c’est instituer un rapport d’extériorité avec le corps auquel le sujet ne s’identifie pas. Ce corps matériel, c’est celui que l’on possède et qu’il convient de contrôler pour ne pas se laisser déborder par les mouvements qui l’animent.

Affirmer que l’on est un corps, c’est reconnaître que le corps est toujours traversé par les indices de la subjectivité : on ne parle pas du corps de façon impersonnelle, on parle de « son » corps. Le sujet ne peut pas se penser indépendamment du corps avec lequel il coïncide.

► Expliquer/Comprendre*

Expliquer, c’est fournir les causes ou les raisons d’un phénomène. Le neurobiologiste peut expliquer le fonctionnement physico-chimique du cerveau en faisant apparaître le rôle joué par les neurotransmetteurs et les différents réseaux neuronaux dans les différents actes cognitifs. Les désirs, les émotions, les raisonnements seraient ainsi l’effet de ces mécanismes physico-chimiques.

Comprendre, c’est donner sens à ce que l’on sait, à ce que l’on fait, à ce que l’on vit. Là où l’explication analyse, la compréhension s’efforce de maintenir l’unité irréductible de ce qui se donne dans une expérience : on peut expliquer le fonctionnement cérébral qui est à la genèse des désirs, mais cela permet-il d’élucider le sens de ces actes cognitifs que sont les désirs ? Le neurobiologiste peut-il expliquer ce que cela fait, pour un sujet, d’avoir tel ou tel désir ?


Modifié le: Wednesday 18 March 2020, 13:25