La politique Partie 3 Prolonger sa réflexion

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 Étape 3

chapitre 1

Prolonger sa réflexion

A Pourquoi et comment distinguer entre droit naturel et droit civil ? (toutes séries)

Sébastien-Louis-Guillaume Norblin de la Gourdaine (1796-1884),
Antigone donnant la sépulture à Polynice, Paris,

Photo (C) Beaux-Arts de Paris, Dist. RMN-Grand Palais / image Beaux-Arts de Paris.
École Nationale Supérieure des Beaux-Arts (ENSBA)

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Partons du mythe d’Antigone, au sujet duquel Sophocle, notamment, a écrit une pièce qui a pour titre le nom de ce personnage. Antigone est la fille d’Œdipe, devenu roi de Thèbes à la place de Laïos, qu’il a tué sans savoir qu’il était son propre père, avant de délivrer la cité de Thèbes qui était sous l’emprise du Sphinx (un être monstrueux, partiellement humain, lion et oiseau). Œdipe a ensuite épousé sa propre mère, Jocaste, sans non plus savoir qu’elle était sa mère. Lorsqu’il prend conscience d’avoir tué son père et épousé sa mère, il se crève les yeux et part en exil.

Les fils d’Œdipe et frères d’Antigone – Polynice et Étéocle – se partagent alors le pouvoir à Thèbes, selon un principe d’alternance (tous les ans). Mais il arrive un moment où Polynice refuse de céder le pouvoir, comme convenu, à son frère. C’est le début d’hostilités qui conduiront les deux frères à s’entretuer.

Créon, frère de Jocaste, et donc oncle d’Antigone, prend alors le pouvoir à Thèbes. Il refuse à Polynice d’être enterré conformément aux rites en vigueur, car ce dernier est considéré comme un ennemi de la cité, tandis qu’Étéocle peut être enterré dignement. Créon, plus précisément, interdit que l’on enterre Polynice comme il le faudrait. Antigone qui refuse cette décision du chef de la cité est condamnée à mort.

Concentrons-nous sur Antigone : confrontée à l’ordre de Créon de ne pas enterrer son frère dignement, elle doit faire un choix :

– ou bien respecter la justice de Créon, roi de Thèbes, c’est-à-dire le droit de la cité ;

– ou bien suivre les notions de justice issues de la religion, inscrites dans la coutume et comprises comme ayant une signification morale.

Du point de vue du droit, Créon est le législateur : il fait la loi (il ne s’agit pas d’un régime démocratique : il n’y a pas de séparation entre pouvoirs exécutif et législatif, les deux étant réunis dans la figure du roi). Sa volonté l’emporte sur tout autre considération.

Du point de vue de l’idée de justice que se forge Antigone, la volonté de Créon ou la norme du droit de la cité ne compte pas, ou plutôt chacune d’elles doit se soumettre à cette idée plus générale de justice.

(Reportez-vous ici dans la séquence 2 sur La Morale à l’étape 2-A)

Problèmes

a. Premier problème

Il y a en fait compétition entre deux ordres de justice : Antigone invoque des « lois non écrites », qui remonteraient aux « origines », et qui seraient au fond supérieures aux lois de la cité, c’est-à-dire à ce que l’on appelle le droit positif.

Le droit dit « positif » – c’est-à-dire qui est « posé », du latin positum – est le droit qui a fait l’objet d’une énonciation explicite, le plus souvent écrite, et qui s’applique effectivement dans le cadre d’une société donnée, à un moment donné de son histoire.

Comment une telle compétition entre les lois non écrites et les lois de la cité est-elle possible ?

De plus, est-il acceptable de s’opposer à ce qui est légal, au droit positif, au nom de l’idée que l’on se fait de ce qui est légitime ? A-t-on alors le droit de résister (voir l’étape 4-B) ?

Et quelle est en outre l’origine de cette justice relevant du droit positif ? Le problème qui se pose avant tout ici est celui-ci : où puiser les principes de justice, sinon dans le droit civil lui-même – autrement nommé droit positif ?

Mais la « justice » n’est-elle pas supérieure (ou n’admet-elle pas des normes supérieures) à ce que propose le droit positif ? Ainsi la justice n’est-elle pas universelle*, tandis que le droit positif serait particulier* à chaque société à une époque donnée ?

Ainsi, on oppose le légitime* (identifié au juste) au légal* (le droit positif). Ce qui est légitime peut renvoyer à des valeurs morales, à des valeurs religieuses, à des convictions personnelles, à des valeurs communes à la société à laquelle on appartient, ainsi qu’à ce que l’on appelle le « droit naturel ».

Qu’est-ce que le droit naturel ? La notion de « droit naturel » est ambiguë : elle peut désigner – comme c’est le cas ici – une norme universelle supérieure au droit positif et, à plus forte raison, aux faits. Mais elle peut désigner également le droit du plus fort (par référence aux forces à l’œuvre dans la nature), ce qui n’est pas du tout la même chose.

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Qu’est-ce que le droit naturel (en latin : jus naturale) ? L’expression a plusieurs sens :

a. sens n° 1 : Le droit naturel peut tout d’abord renvoyer, comme on le verra, à la force elle-même (il s’agit alors du droit du plus fort).

b. sens n° 2 : Mais, et c’est ce qui nous importe ici, lorsque l’on s’interroge sur ce qui est légitime*, on évoque plutôt le « droit naturel » pour désigner autre chose que le droit du plus fort  :

► Dans l’Antiquité, on insistait davantage sur les « droits naturels », dans le sens de droits fondés dans l’ordre du monde, dans la nature des choses. Ainsi l’idée générale selon laquelle, lorsqu’un dommage a lieu, une réparation doit être octroyée en contrepartie de ce dommage, est une idée très générale qui peut être considérée comme relevant du droit naturel. Tout se passe alors comme si l’on considérait que du fait de certains actes commis – un crime par exemple –, l’ordre du monde était altéré, et comme si – en conséquence – il fallait remédier à cette altération, et ainsi restaurer l’ordre, l’équilibre perdu.

► À l’époque moderne, le « droit naturel » prend plusieurs formes. Mais sa forme la plus accomplie est sans doute celle que l’on désigne sous l’expression droits naturels de l’homme. Il s’agit cette fois de droits inscrits non plus dans la nature des choses ou dans l’ordre d’un monde jugé immuable et parfait dans son principe, mais dans la nature de l’être humain lui-même. En tant que sujet [Voir ici la séquence 3 sur Le sujet], l’homme posséderait de par sa nature – la « nature humaine » – des droits fondamentaux, tels que le droit de voir sa vie et sa propriété préservées, la liberté d’expression et d’opinion, etc.

► Dans les deux conceptions – antique et moderne –, les droits naturels sont universels* : dans leur forme antique, ils sont valables en tout temps et en tout lieu parce qu’ils reposent sur l’ordre du monde ; dans le sens moderne, tous les êtres humains sont considérés comme étant dépositaires de ces droits. C’est par exemple le droit de s’exprimer librement, ou encore celui de voir sa vie préservée.

► Mais au sens 1 comme au sens 2, le droit naturel se distingue du droit positif.

b. Deuxième problème

Une autre difficulté qui se présente est le risque d’intrusion d’éléments périphériques ou extérieurs au droit positif dans l’interprétation de celui-ci.

► C’est une difficulté qui se pose d’abord dans la compréhension même du droit positif : a-t-on besoin de recourir au droit naturel pour en rendre compte, ou bien est-il entièrement compréhensible de façon autonome ?

► C’est une difficulté qui se pose encore, au niveau même de l’acte de juger, central pour l’application du droit positif par un juge. Juger, c’est d’abord « subsumer » (= ranger sous) le fait particulier* sous la règle de droit qui est toujours générale*. Mais le jugement n’est-il pas plus complexe que la simple subsomption des faits particuliers sous la règle générale du droit ? Le juge doit-il en effet s’en tenir strictement à la lettre du droit civil, ou bien peut-il, voire doit-il intégrer aux motifs de son jugement des éléments qui s’en écartent ? Par exemple, Meursault, dans le roman d’Albert Camus, L’étranger (1942), se voit davantage reprocher de ne pas avoir manifesté de signes de tristesse à l’occasion de l’enterrement de sa mère, que le meurtre même dont il est accusé. N’est-ce pas là le signe d’une intrusion de la morale dans le droit ? Ne faudrait-il pas s’en tenir au droit positif, c’est-à-dire le considérer hors de toute considération extra-juridique ?

► A contrario, il existe sans doute un risque dans le fait d’accorder une trop grande autonomie au droit positif, si l’on tient compte du fait qu’il peut être injuste s’il n’intègre pas, d’une façon ou d’une autre, des possibilités de recours qui se réfèrent à des droits naturels. Par exemple, pour éviter un système judiciaire qui serait soit trop expéditif, soit trop lent dans sa mise en œuvre, sans doute faut-il que le droit interne d’un État se réfère à quelque chose comme un droit naturel, comme c’est le cas avec ce que la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (1950) énonce à l’article 6, §1 : « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial […] ». Sans ce type de dispositif, ne risque-t-on pas de voir le droit entériner la plus grande violence ? Pour avoir une idée de ce que pourrait être cette violence la plus grande, on peut prendre l’exemple, dans l’Allemagne nazie, de cet acheteur qui a acquis une vache à un propriétaire de confession juive et qui n’aurait pas payé ce dernier : les juges donnent raison à l’acheteur au regard du statut juridique des personnes de confession juive instauré par le régime nazi. (Voir Olivier Jouanjan, Justifier l’injustifiable. L’ordre du discours juridique nazi, éd. PUF, 2017).

Sans envisager forcément cet extrême, ne faut-il pas aussi prendre en compte le risque d’un empilement de normes, d’un excès juridique sous toutes ses formes, pouvant s’immiscer dans les détails de l’existence humaine, niant sa complexité ? Ou encore, ne faut-il pas pointer du doigt le risque d’une application trop mécanique de la règle de droit ? Il existe une maxime antique : summum jus, summa injuria, que l’on pourrait (assez librement) traduire ainsi : « comble de droit, comble d’injustice ». On a vu, assez récemment, devant les juridictions françaises, des cas de vol de nourriture et autres biens de première nécessité, par des personnes en situation de grande pauvreté devant nourrir leurs enfants, donner lieu à une condamnation symbolique assortie d’une dispense de peine. Il est arrivé, pour ce type de cas, que soit invoqué au tribunal un « état de nécessité » de la personne auteur du vol, et qui justifierait son acte. Lorsque l’on entre dans ce type de logique, même sans que le juge n’aille jusqu’à reconnaître formellement, dans sa décision, un tel état de nécessité, on est dans une configuration judiciaire contraire à celle d’une application mécanique du Code pénal, lequel pourtant réprime bien évidemment le vol. Dans ce type de cas, comme dans d’autres, l’état de nécessité, qui remonte à des traditions juridiques très anciennes, ou du moins la mansuétude du juge face à une circonstance singulière, ne renvoient-ils pas à quelque chose comme à un droit naturel qui tendrait à autoriser l’interruption ponctuelle de la légalité ordinaire, ou du moins de certains de ses effets ? Le droit naturel permettrait au magistrat faisant preuve de discernement devant le cas d’espèce d’éviter les effets d’une application trop brutale de la règle de droit.

1. Droit et force

Lorsque l’on s’intéresse au droit, qu’il s’agisse du droit naturel ou du droit positif, il faut tout de suite remarquer qu’il s’oppose à la force, laquelle est d’abord comprise comme force physique, mais qui peut également prendre la forme de la ruse, de la manipulation, de l’emprise sur autrui. Le droit relève du domaine de ce qui doit être ; les rapports de force entre individus sont constitutifs de faits qui relèvent du domaine de ce qui est. On oppose ainsi l’être et le devoir-être, comme on oppose le fait* et le droit*.

Plus précisément, le droit rectifie : il ramène ce qui est à ce qui doit être : il ordonne la réparation ou du moins l’indemnisation des atteintes à ce qui doit être, lesquelles ont pu être constatées dans la réalité, c’est-à-dire dans ce qui est.

Un acte de violence – qui est donc un certain type d’exercice de la force – est quant à lui, généralement, un acte illégal, dans la mesure où il est réprimé par une loi à caractère pénal, à l’exception d’un acte de violence qui serait à l’initiative de l’État lui-même et dans les limites prévues par le droit positif, par exemple pour mettre fin, précisément, à un acte de violence illégal de la part d’un ou plusieurs individus. Le sociologue allemand Max Weber (mort en 1920) indique à ce titre que l’État possède le « monopole de la violence physique légitime ». Autrement dit, le droit doit aussi se subordonner la force, c’est-à-dire s’appuyer sur elle en vue d’être lui-même respecté. Il s’agit par exemple d’emprisonner une personne condamnée pénalement pour des faits graves. Comme l’écrit le philosophe Blaise Pascal, « La justice sans la force est impuissante », de même que « la force sans la justice est tyrannique » (fragment « Justice force », éd. Lafuma 103/éd. Brunschvieg 298). Par conséquent, si le droit apparaît fondamentalement différent de la force, il ne s’oppose pas complètement à elle ; il s’oppose plus précisément à une force qui aurait ce défaut de le dénier en tant que droit ; mais il requiert lui-même la force pour être appliqué.

a. Discerner le droit de la force ?

Mais il est possible de formuler à présent une objection à ce qui précède, ou du moins d’exprimer un doute : est-on bien certain du fait que le droit est fondamentalement différent de la force, comme on l’a dit ?

Dans le fragment des Pensées, « Justice force », Pascal souligne précisément le mélange des deux, qui, fatalement, a lieu au détriment de la justice et au profit de la force :

« Il est juste que ce qui est juste soit suivi ; il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi.

La justice sans la force est impuissante ; la force sans la justice est tyrannique.

La justice sans force est contredite, parce qu’il y a toujours des méchants. La force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste.

La justice est sujette à dispute. La force est très reconnaissable et sans dispute. Aussi on n’a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice et a dit qu’elle était injuste, et a dit que c’était elle qui était juste.

Et ainsi, ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste. »

Pascal, Pensées, « Justice force » (Éd. Brunschvicg 298, Éd. Lafuma 103).

Question

Quelle est précisément la position de Pascal ici ? Quelles sont les principales articulations du passage ?

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Éléments de réponse

Pour Pascal, la justice comme valeur, incapable de se défendre, est nécessairement dominée par la force, qui se fait alors passer pour la justice.

Pascal soutient d’abord que si la justice est une notion distincte de celle de la force, chacune semblant relever de son domaine et de sa logique propres, elle requiert néanmoins la force pour être respectée comme valeur, tandis qu’une force sans justice serait pure violence condamnable. Mais ce qui apparaît comme une exigence de subordination de la force à la justice est finalement décrit par Pascal comme irréalisable en raison de la faiblesse intrinsèque de la justice, qui ne peut qu’être dominée par la force.

Enfin, une propriété particulière de la force est ultimement mise en avant : sa capacité à se faire passer pour la justice, de sorte que ce qu’on appelle justice est en fait une force qui s’est érigée en loi (par un acte de langage voir infra à l’étape 4-B1).

Pour approfondir

InternetAllez voir la conférence proposée par Jean-Louis Poirier, Raison des effets, justice et force, disponible à la vidéothèque d’EÉÉ, Europe Éducation École.

http://www.projet-eee.ac-versailles.fr/videotheque/pascal-pensees-raisons-des-effets-jean-louis-poirier

b. Calliclès et les « lois de la nature » (Platon)

Afin de mettre évidence le rapport complexe qu’entretiennent le droit et la force, on peut aller plus loin et s’appuyer sur une notion apparemment étrange, celle de « lois de la nature », entendue comme constituée d’un droit ou d’une loi du plus fort.

Calliclès – personnage probablement fictif, l’un des interlocuteurs de Socrate dans le dialogue platonicien du Gorgias – adopte dans ce texte une position très étonnante, à égale distance de celle des Sophistes historiques et de celle de Platon lui-même.

(Reportez-vous ici, dans les quatre séquences précédentes, aux différentes approches déjà proposées du Gorgias de Platon.)

Pour les premiers, la loi – nomos en grec – est pure convention (ce qui implique l’idée d’arbitraire, ou du moins de décision) ; elle n’a aucune assise dans la nature (physis, en grec) ; pour eux, l’ordre social de la cité est fait de lois qui ont un caractère conventionnel.

Pour Platon, la loi trouve – ou, du moins, doit trouver – son fondement dans l’Idée du bien à laquelle la raison et l’esprit ont accès.

Mais, pour Calliclès, les lois de la cité ne sont pas grand-chose au regard de ce qu’il appelle les « lois de la nature », ou encore : le « juste par nature ». Par cette désignation très ironique, il vise en fait de purs rapports de force, à l’égard desquels les lois de la cité sont à ses yeux de méprisables tentatives d’atténuation et même de renversement.

Dans le Gorgias, Calliclès déclare :

« Ce n’est même pas le fait d’un homme, de subir l’injustice, c’est le fait d’un esclave, pour qui la mort est plus avantageuse que la vie, et qui, lésé et bafoué, n’est pas en état de se défendre, ni de défendre ceux auxquels il s’intéresse. Mais, selon moi, les lois sont faites pour les faibles et par le grand nombre. C’est pour eux et dans leur intérêt qu’ils les font et qu’ils distribuent les éloges ou les blâmes ; et, pour effrayer les plus forts, ceux qui sont capables d’avoir l’avantage sur eux, pour les empêcher de l’obtenir, ils disent qu’il est honteux et injuste d’ambitionner plus que sa part et que c’est en cela que consiste l’injustice, à vouloir posséder plus que les autres ; quant à eux, j’imagine qu’ils se contentent d’être sur le pied de l’égalité avec ceux qui valent mieux qu’eux.

[…] — Voilà pourquoi, dans l’ordre de la loi, on déclare injuste et laide l’ambition d’avoir plus que le commun des hommes, et c’est ce qu’on appelle injustice. Mais je vois que la nature elle même proclame qu’il est juste que le meilleur ait plus que le pire et le plus puissant que le plus faible. Elle nous montre par mille exemples qu’il en est ainsi et que non seulement dans le monde animal, mais encore dans le genre humain, dans les cités et les races entières, on a jugé que la justice voulait que le plus fort commandât au moins fort et fût mieux partagé que lui. De quel droit, en effet, Xerxès porta-t-il la guerre en Grèce et son père en Scythie, sans parler d’une infinité d’autres exemples du même genre qu’on pourrait citer ? Mais ces gens là, je pense, agissent selon la nature du droit et, par Zeus, selon la loi de la nature, mais non peut-être selon la loi établie par les hommes. Nous formons les meilleurs et les plus forts d’entre nous, que nous prenons en bas âge, comme des lionceaux, pour les asservir par des enchantements et des prestiges, en leur disant qu’il faut respecter l’égalité et que c’est en cela que consistent le beau et le juste. Mais qu’il paraisse un homme d’une nature assez forte pour secouer et briser ces entraves et s’en échapper, je suis sûr que, foulant aux pieds nos écrits, nos prestiges, nos incantations et toutes les lois contraires à la nature, il se révoltera, et que nous verrons apparaître notre maître dans cet homme qui était notre esclave ; et alors le droit de la nature brillera dans tout son éclat.

Il me semble que Pindare met en lumière ce que j’avance dans l’ode où il dit :

"La loi, reine du monde, des mortels et des immortels.

Cette loi, ajoute-t-il, justifiant les actes les plus violents, mène tout de sa main toute puissante. J’en juge par les actions d’Héraclès, puisque, sans les avoir achetés..."

Voici à peu près son idée, car je ne sais pas l’ode par cœur ; mais le sens est que, sans avoir acheté ni reçu en présent les bœufs de Géryon, Héraclès les emmena, estimant que le droit naturel était pour lui et que les bœufs et tous les biens des faibles et des petits appartiennent au meilleur et au plus fort. »

Platon, Gorgias, 483b-484c, trad. É. Chambry, éd. GF p225-226.
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L’expression « loi de la nature » comporte ici une dimension ironique, qui s’inscrit dans la démarche cynique de Calliclès. C’est une expression qui relève ici de l’oxymore, c’est-à-dire de la contradiction dans les termes.

– Il y a ironie car la loi (nomos) relève pour un grec de la cité (polis), et non de la nature (physis).

– C’est aussi pourquoi il y a ici contradiction dans les termes, ou bien transformation du concept de loi. Comment peut-on en effet parler de loi alors qu’on ne saurait vraiment y déroger ? Elle ne suppose pas la possibilité d’une infraction appelant sanction.

– Il y a enfin cynisme car Calliclès se moque ouvertement des valeurs morales et des normes juridiques qui en sont les véhicules.

Questions

1. Pour Calliclès, que faut-il penser de celui qui subit une injustice ?

2. Quelle est selon lui l’origine des lois de la cité ?

3. Quelle conception de la nature Calliclès expose-t-il ici ?

4. Quelle est la fonction de la référence à la nature dans ce passage ?

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Éléments de réponse

1. Celui qui subit une injustice (au sens de la doxa, c’est-à-dire de l’opinion commune, en grec), par exemple quelqu’un qui subit un vol ou une agression, est, pour Calliclès, non pas une victime méritant compensation (justice), mais une personne faible, qui n’a pas su se défendre.

2. Les lois (droit positif) sont apparues comme un bouclier mis en place par des faibles contre la force des forts. C’est donc le résultat méprisable (pour Calliclès) d’une coalition des faibles contre les forts.

3. Pour Calliclès, la nature est comprise comme un champ de forces, un ensemble où se rencontrent des puissances par principe hostiles.

Il ne s’agit pas, comme chez les Modernes (Descartes notamment), d’un ensemble de lois régissant le mouvement nécessaire des corps, et susceptibles de faire l’objet d’une étude scientifique (dans le cadre d’une philosophie naturelle, autrement nommée « physique »). ( Voir sur ce point la séquence 4 sur La raison et le réel)

La nature n’est pas non plus ici un ensemble dépourvu de lois, comme le pensent par exemple les Sophistes. La nature a elle aussi des lois. Il s’agit même d’une législation beaucoup plus importante que celle de la cité : il s’agit pour Calliclès du cœur même de la réalité.

Mais si les lois de la nature forment une législation, celle-ci est paradoxalement dépourvue de législateur, contrairement encore à ce que pensent un certain nombre de Modernes qui font de Dieu le législateur des lois de la nature. Les lois de la nature dont parle Calliclès ne sont rien d’autre que des rapports de force.

4. Se référer à la nature permet à Calliclès de contester les lois de la cité en les relativisant, et même en les présentant comme une inversion des rapports fondamentalement violents existant selon lui entre les êtres (humains comme non-humains).

c. Le droit naturel comme capacité d’action (Spinoza)

Au 17e siècle, le philosophe hollandais Spinoza élabore une théorie qui donne une consistance à la notion de « loi de la nature » (ramenée au droit du plus fort), à travers la notion de « droit naturel ». Dans son Traité théologico-politique, au chapitre XVI, il prend cette image : dans la nature, les gros poissons mangent les petits. Or l’homme n’échappe pas à cette image : il est à part entière un être naturel, soumis aux rapports de puissance à l’œuvre dans la nature.

Spinoza cherche à analyser rationnellement les rapports de puissance à l’œuvre dans la nature et même à construire une analyse du droit positif qui s’appuie sur sa conception du droit naturel.

« Par droit naturel et institution de la nature, nous n’entendons pas autre chose que les lois de la nature de chaque individu, selon lesquelles nous concevons que chacun d’eux est déterminé naturellement à exister et à agir d’une manière déterminée. Ainsi, par exemple, les poissons sont naturellement faits pour nager ; les plus grands d’entre eux sont faits pour manger les petits ; et conséquemment, en vertu du droit naturel, tous les poissons jouissent de l’eau et les plus grands mangent les petits. Car il est certain que la nature, considérée d’un point de vue général, a un droit souverain sur tout ce qui est en sa puissance, c’est-à-dire que le droit de la nature s’étend jusqu’où s’étend sa puissance. La puissance de la nature, c’est, en effet, la puissance même de Dieu, qui possède un droit souverain sur toutes choses ; mais comme la puissance universelle de toute la nature n’est autre chose que la puissance de tous les individus réunis, il en résulte que chaque individu a un droit sur tout ce qu’il peut embrasser, ou, en d’autres termes, que le droit de chacun s’étend jusqu’où s’étend sa puissance. Et comme c’est une loi générale de la nature que chaque chose s’efforce de se conserver en son état autant qu’il est en elle, et cela en ne tenant compte que d’elle-même et en n’ayant égard qu’à sa propre conservation, il s’ensuit que chaque individu a le droit absolu de se conserver, c’est-à-dire de vivre et d’agir selon qu’il y est déterminé par sa nature. Et ici nous ne reconnaissons aucune différence entre les hommes et les autres individus de la nature, ni entre les hommes doués de raison et ceux qui en sont privés, ni entre les extravagants, les fous et les gens sensés. Car tout ce qu’un être fait d’après les lois de sa nature, il le fait à bon droit, puisqu’il agit comme il est déterminé à agir par sa nature, et qu’il ne peut agir autrement. C’est pourquoi, tant que les hommes ne sont censés vivre que sous l’empire de la nature, celui qui ne connaît pas encore la raison, ou qui n’a pas encore contracté l’habitude de la vertu, qui vit d’après les seules lois de son appétit, a aussi bon droit que celui qui règle sa vie sur les lois de la raison ; en d’autres termes, de même que le sage a le droit absolu de faire tout ce que la raison lui dicte ou le droit de vivre d’après les lois de la raison, de même aussi l’ignorant et l’insensé ont droit de faire tout ce que l’appétit leur conseille, ou le droit de vivre d’après les lois de l’appétit. C’est aussi ce qui résulte de l’enseignement de Paul1, qui ne reconnaît aucun péché avant la loi, c’est-à-dire pour tout le temps où les hommes sont censés vivre sous l’empire de la nature. »

Spinoza, Traité théologico-politique, ch. 16,

trad. É. Saisset, 1842, www.spinozaetnous.org, p. 137-138.

1. Paul de Tarse, désigné par les catholiques sous le nom de « saint Paul », apôtre de Jésus-Christ (bien que ne faisant pas partie des douze apôtres ayant entouré Jésus-Christ).

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Questions

1. Explicitez la conception de la nature selon Spinoza.

2. Pourquoi l’ignorant a-t-il le droit de faire « tout ce que l’appétit [lui] conseille » ?

3. Pourquoi n’y aurait-il « aucun péché avant la loi » ?

Éléments de réponse

1. Pour Spinoza, la nature est le résultat de la rencontre d’individus s’efforçant chacun de persévérer dans son être. (En latin, le terme conatus qu’emploie Spinoza désigne l’effort que fait un individu pour persévérer dans son être, autrement dit pour se conserver.) De sorte que les rapports entre individus, humains ou non-humains, peu importe, sont très vite d’ordre conflictuel. En dehors de la nature, il n’y a rien : chez Spinoza, l’âme humaine et Dieu ne sont pas situés en-dehors de la nature, la première en fait partie et Dieu est identique à la nature (le Dieu de Spinoza est immanent et non pas transcendant).

2. Le droit naturel d’un individu s’étend aussi loin que s’étend sa puissance. Il n’y a aucune limite externe à ce que les hommes ont réellement la puissance de faire, à part la puissance que pourraient leur opposer d’autres hommes ou choses, ce qui réduirait leur puissance (dans son exercice). Et cela vaut aussi bien pour l’ignorant que pour le sage. L’ignorant est conduit à suivre son appétit plutôt que sa raison, à l’inverse du sage. Cela résulte de ce qu’il est, c’est-à-dire de sa nature individuelle. Rien ne lui interdit, du point de vue de la nature, de suivre aveuglément son appétit, c’est-à-dire son désir. Tout comme le sage dans son ordre, l’ignorant agit autant qu’il peut, même s’il peut beaucoup moins que le sage.

3. La loi ici, c’est le droit positif : la distinction entre ce qui est autorisé et ce qui est défendu n’existe pas au niveau du droit naturel. Elle est le résultat d’une convention, en tout cas, d’une institution humaine .

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Remarque

– Cela ne veut pas dire que, pour Spinoza, le droit positif permet de vraiment dépasser le droit naturel : il le prolonge, et peut être à chaque instant remis en question par ce dernier, comme nous le verrons plus loin (cf. B. de cette étape).

– Cela ne veut pas non plus dire que, comme pour Calliclès, le droit positif est le résultat d’une coalition des faibles contre les forts. Pour Spinoza, le droit positif est au contraire perçu comme un instrument utile au la multitude des hommes formant une société ; il leur permet de s’élever au plus haut niveau d’existence collective et individuelle. « Rien dans la nature des choses n’est plus utile à l’homme que l’homme lui-même, quand il vit selon la raison* », pense Spinoza : et par conséquent, les hommes ont intérêt à s’entendre pour construire une société à l’aide du droit positif. Le droit positif permet d’accroître la puissance d’agir de tous et donc de chacun.

*Spinoza, Éthique, partie IV, proposition 35, corollaire 1, trad. É. Saisset, 1842, www.spinozaetnous.org.

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Selon Calliclès, il existe donc seulement des rapports de force. Pour Spinoza, on peut analyser ces derniers à travers la notion de droit naturel entendu comme aire d’action d’un individu, c’est-à-dire comme puissance individuelle.

Il y a dans tous les cas une place pour le droit positif, même si pour Spinoza, ce dernier n’est pas seulement le fruit d’une coalition des faibles, contrairement à ce qu’affirme Calliclès. À cet égard le droit peut être défendu comme utile pour limiter les effets destructeurs des rapports de force.

2. L’hypothèse du droit naturel et le positivisme juridique

Sous l’expression « droit naturel », il est cependant possible d’entendre tout à fait autre chose que ce qu’en dit Spinoza : non plus une aire d’action définie par la puissance individuelle, mais une norme inscrite dans la nature des choses ou dans la nature des hommes Ce qu’il est envisageable de faire si, contrairement à ce qui vient d’être exposé, on ne se résigne pas à ramener en dernière instance le droit à des rapports de force ou de puissance.

Les « jusnaturalistes » sont les théoriciens du droit naturel ; ce sont avant tout des juristes, mais leur propos a une dimension philosophique. Le jusnaturalisme est la doctrine selon laquelle il existe un droit naturel. En un sens lâche du terme, Spinoza pourrait presque être considéré comme un jusnaturaliste, mais en fait il n’entend pas du tout par « droit naturel » la même chose que ce qu’on entend habituellement par cette expression dans le cadre des formes les plus classiques du jusnaturalisme. Qu’entend-on habituellement par là ?

a. L’hypothèse jusnaturaliste

Les jusnaturalistes sont, comme l’important philosophe et juriste hollandais du 17e siècle Hugo Grotius, des auteurs qui considèrent qu’il y a des normes dans la nature, précisément au sens où il existerait un fondement naturel des normes, et certainement pas au sens d’un droit du plus fort.

Ce type de pensée remonte à l’Antiquité. Dans le droit romain, on trouvait déjà la reconnaissance du droit naturel. Un exemple fondamental est celui du « droit des gens » (jus gentium), c’est-à-dire le droit des peuples. Cela concerne notamment les droits des peuples ennemis en situation de guerre. Ils ne sauraient être traités par les belligérants sans le respect de certains principes.

Dans leur versant moderne, les droits naturels sont avant tout les « droits naturels de l’homme », encore appelé « droits de l’homme ». C’est le cas avec la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 Août 1789. Nous y reviendrons dans la quatrième étape. Nous verrons aussi qu’il est possible de formuler des critiques à l’encontre des droits de l’homme (cf. 4e étape B). Les droits naturels de l’homme, développent l’idée que les individus humains, du fait de la nature humaine générale et fondamentale qui est la leur, ont des droits fondamentaux, inaliénables (c’est-à-dire qu’on ne saurait légitimement leur enlever ces droits). Ces droits sont par exemple la liberté d’opinion et d’expression, le droit de propriété, etc.

Il y a un rapport très étroit entre ces différentes versions du jusnaturalisme et le problème d’Antigone exposé plus haut : il y a d’un côté les lois écrites, c’est-à-dire le droit positif (posé), et d’un autre côté les lois non écrites, un droit qu’on estime naturel (inscrit dans la nature des choses ou des hommes). Le droit naturel ainsi considéré peut entrer en contradiction avec le droit positif ; il peut alors éventuellement être sollicité, selon certaines conditions déterminées, pour contester, voire censurer tel ou tel aspect du droit positif. Il est plus généralement considéré comme le fondement du droit positif, qui a vocation à s’y conformer.

b. Le positivisme juridique

Peut-on se passer de l’hypothèse du droit naturel ? C’est ce que soutiennent les théoriciens du droit partisans du « positivisme juridique », et parmi eux le juriste autrichien Hans Kelsen.

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► Qu’est-ce que la théorie pure du droit ?

Un mot sur la théorie du droit selon Hans Kelsen (20e siècle). Ce dernier est l’auteur d’une Théorie pure du droit. Dans cet ouvrage (1934 pour sa première édition, 1960 pour la seconde), il définit la théorie – pure – du droit de la façon suivante :

« La théorie pure du droit est une théorie du droit positif – du droit positif en général ; sans autre spécification : elle n’est pas la théorie d’un ordre juridique déterminé ; elle n’a pas pour objet l’interprétation de tel ou tel ensemble de normes juridiques, nationales ou internationales. Elle constitue une théorie générale du droit […].

Théorie, elle se propose uniquement et exclusivement de connaître son objet, c’est-à-dire d’établir ce qu’est le droit et comment il est. Elle n’essaie en aucune façon de dire comment le droit devrait ou doit être ou être fait. D’un mot : elle entend être science du droit, elle n’entend pas être politique juridique.

Pourquoi se dénomme-t-elle elle-même une théorie « pure » du droit ? C’est pour marquer qu’elle souhaiterait simplement assurer une connaissance du droit, du seul droit, en excluant de cette connaissance tout ce qui ne se rattache pas à l’exacte notion de cet objet. En d’autres termes, elle voudrait débarrasser la science du droit de tous les éléments qui lui sont étrangers. Tel est son principe méthodologique fondamental. »

Kelsen, Théorie pure du droit, trad. C. Eisenmann,
Bruxelles, Bruylant/Paris, L.G.D.J, 1999, p. 9.

Questions

1. Comment comprenez-vous ici la distinction entre ce qu’est le droit et ce qu’il devrait être ?

2. Quels pourraient être selon Kelsen, les « éléments […] étrangers » à la « science du droit » qu’évoque l’auteur ?

Éléments de réponse

1. Le droit tel qu’il est se ramène au droit qui existe au travers des textes de loi et des jugements (jurisprudence). Le droit tel qu’il devrait être est celui qu’un législateur ou un gouvernement envisage de faire, ou qu’un penseur politique envisage comme devant être réalisé. Pour Kelsen, la théorie du droit doit se contenter d’examiner le droit tel qu’il est, et non pas tel qu’il devrait être. Si elle sort de ce champ d’investigation, elle devient par exemple science politique ou philosophie, mais elle n’est dès lors plus science du droit.

2. Les éléments étrangers à la science du droit, ce sont avant tout : le droit naturel (des jusnaturalistes), les éléments moraux (les valeurs morales), les éléments métaphysiques (les doctrines métaphysiques, notamment sur la liberté et la nécessité), ainsi que les éléments historiques et sociaux (le contexte historique et social qui préside à l’élaboration du droit positif). Le théoricien du droit n’a pas, selon Kelsen, à se préoccuper de droit naturel, de morale, de métaphysique, d’histoire ou de sociologie. Selon lui, le droit se laisse examiner indépendamment des convictions morales, des prises de positions métaphysiques, ou du contexte historique ou social qui l’entoure.

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► Se passer du droit naturel ?

Lorsqu’il prétend examiner le droit, et seulement le droit, il s’agit pour Kelsen d’opérer une éviction de tout ce qui n’est pas strictement juridique, bien que pouvant, sous un autre point de vue que celui de la science du droit, entretenir parfois un certain rapport avec le droit positif, à savoir le droit dit naturel, la morale, la métaphysique, ainsi que les sciences humaines et sociales.

Cela a pour conséquence une non-prise en compte du prétendu droit naturel. De ce point de vue, le droit naturel revient peu ou prou à la morale. Les droits naturels de l’homme par exemple ont beau être déclarés – nous y reviendrons –, cela ne fait pas pour autant d’eux des droits au sens du droit positif, c’est-à-dire que cela ne les inscrit pas dans la logique propre à l’ordre juridique. Peu importe, pour Kelsen, qu’il existe ou non des droits naturels au sens des jusnaturalistes. Cela ne change rien à l’affaire : pour qu’il y ait droit, dans le seul sens qui importe (le droit positif), il faut qu’il y ait deux choses :

– Que la norme considérée soit efficace, c’est-à-dire qu’elle soit susceptible de produire des effets. Autrement dit, il faut que l’infraction constatée à cette norme entraîne généralement une sanction. (Par exemple, en droit pénal, une peine de prison.)

– Que la norme considérée soit valide, c’est-à-dire qu’elle soit compatible avec une norme de rang supérieur.

De quoi s’agit-il exactement ici ?

► La pyramide des normes

Il s’agit du fait que Kelsen se représente les normes au sein d’une hiérarchie ou pyramide des normes. Partons d’un exemple : nous avons évoqué plus haut le rôle du Conseil constitutionnel en France, qui est juge de la compatibilité – ou non – des lois de droit à l’égard de la Constitution de la Ve République : la Constitution rassemble un ensemble de normes de rang supérieur à celui des lois de la République. Celles-ci sont elles-mêmes considérées comme supérieures aux décrets, lesquels sont à leur tour supérieurs aux arrêtés et aux circulaires. Le Juge administratif (au sommet duquel se trouve le Conseil d’État) examine la compatibilité avec la loi des décisions d’un niveau inférieur à celui de la loi (décrets, arrêtés, circulaires). La loi est décidée par le pouvoir législatif (Assemblée Nationale et Sénat) et les décrets, arrêtés et circulaires relèvent (généralement) de l’une des formes du pouvoir exécutif (gouvernement, ministre, préfet, recteur d’académie, maire, etc.). Le Juge administratif peut par exemple annuler une décision administrative – par exemple un refus de permis de construire – qu’il juge non compatible avec ce dont dispose la loi, de la même façon que le Juge constitutionnel peut censurer une loi qu’il juge anticonstitutionnelle. Par exemple, le 29 décembre 2012, une taxe de 75% sur les revenus supérieurs à un million d’euros (au-delà du premier million d’euros) a été censurée par le Conseil constitutionnel, qui a considéré qu’en l’occurrence le mode de calcul retenu pour cette taxe portait atteinte au principe constitutionnel de l’égalité des citoyens devant les charges publiques. (Voir : www.lemonde.fr/politique/article/2012/12/29/le-conseil-constitutionnel-censure-l-impot-de-75-sur-les-tres-hauts-revenus_1811406_823448.html.)

3. Juger

On comprend qu’au cœur du droit positif, il y a cette activité très spécifique consistant à juger. Il importe de cerner l’acte fondamental qu’est le jugement.

a. Une fonction régalienne

Rendre justice est traditionnellement une fonction régalienne (du latin : rex, le roi), dans la mesure où – par exemple dans l’Ancien Régime français –, elle était rendue par le roi ou au nom de celui-ci. Par la suite, la justice est devenue indépendante du pouvoir exécutif. Le Chef de l’État, c’est-à-dire désormais, s’agissant de la France, le Président de la République, est le garant de l’indépendance de l’institution judiciaire. Les magistrats rendent désormais justice « au nom du peuple français » (le peuple, et non plus le roi, étant détenteur de la souveraineté). La justice continue ainsi d’être une fonction que l’on peut dire régalienne, au même titre par exemple que la défense, car elle est jugée essentielle à la souveraineté de l’État, même si elle n’est plus entre les mains d’un roi ni même, de façon directe, du pouvoir exécutif.

b. Spécificité du jugement dans le domaine judiciaire

Lorsque l’on parle de jugement dans le domaine du droit, au sens d’un jugement rendu par un magistrat dans le cadre d’un litige opposant plusieurs parties, il ne s’agit pas du jugement esthétique (ex : « c’est beau ») ; il ne s’agit pas non plus exactement du jugement au sens de la « jugeote » (qui désigne un certain trait d’intelligence dans l’analyse et la résolution de problèmes, notamment d’ordre pratique). Il ne s’agit pas davantage du jugement conduisant à une conclusion dans le domaine scientifique ou théorique (« c’est vrai », « cet énoncé est vrai »). Il s’agit ici du jugement qui s’appuie sur le droit positif (la loi de la cité), lequel est toujours formulé de façon générale* (le droit ne saurait viser telle ou telle personne physique ou morale en particulier*), pour déterminer si le cas qui se présente tombe ou non sous telle ou telle norme de droit positif.

► C’est ce que l’on appelle la « subsomption » : le juge subsume le cas particulier* sous la loi générale*, ce qui revient à dire qu’il subsume le fait* sous le droit*.

c. Justice et vengeance

Insistons sur le fait que la justice moderne n’est pas la loi du Talion. Qu’est-ce que la loi du Talion ? Il s’agit d’un principe de réciprocité de la faute et de la sanction, dont la formule la plus connue est : « œil pour œil, dent pour dent ». D’une certaine façon, on trouve déjà la loi du Talion en 1750 avant notre ère dans le Code de Hammourabi (un texte babylonien à l’initiative du roi Hammourabi, -1810 ? -1750 ?). On la retrouve dans la Bible (voir le livre de l’Exode, 21 : 23-24 : « vie pour vie, œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied »). Mais il faut faire remarquer que la loi du Talion n’est pas la vengeance : si la règle « œil pour œil, dent pour dent » peut paraître très dure, voire cruelle, il s’agissait en fait aussi d’une limitation : pas plus qu’un œil pour un œil, pas plus qu’une dent pour une dent. La vengeance, en revanche, tend à ajouter quelque chose, un supplément de violence, même minime, qui entraîne une escalade. Mais la justice moderne convertit la lésion consécutive à la faute en une sanction réputée équivaloir à cette lésion ; il ne s’agit pas d’une sanction identique à ce qui a été commis. Ainsi, il va s’agir, par exemple, d’une certaine durée de détention ou d’une certaine somme d’argent pour une amende.

► Notons que la vendetta est une vengeance impliquant directement les proches de la victime présumée.

d. Le juge comme tiers

Un autre trait distinctif de la justice par rapport à la vengeance est l’intervention du juge comme tiers, c’est-à-dire comme celui qui s’interpose.

L’enjeu de l’interposition du juge réside dans le fait d’éviter de se faire justice soi-même. Se faire justice soi-même présente au moins trois risques : 1°/ celui de la vengeance (c’est-à-dire d’abord, comme on l’a vu : l’excès, le supplément de violence), 2°/ celui du manque de discernement du fait d’un manque d’objectivité, et 3°/ celui, psychologique, du défaut d’acceptation de la sanction par celui qui la reçoit (tandis que, selon un fonctionnement idéal de la justice – l’idéal n’étant certes pas le réel –, le condamné accepte sa peine après avoir reconnu publiquement sa responsabilité).

L’interposition du juge comme tiers ne ramène pas pour autant son intervention à une médiation (bien que celle-ci puisse être exercée par des juges, mais il s’agit d’une procédure très particulière). La médiation (le plus souvent mise en œuvre par un médiateur) se contente de guider les différentes parties en présence vers un accord à l’amiable. Ce que fait le juge en tant que juge n’a pas le caractère d’une simple aide prodiguée aux parties, ni même celui d’une simple proposition de résolution d’un litige, mais il s’agit d’une décision de justice qui possède « l’autorité de la chose jugée », c’est-à-dire qu’une fois rendue définitive, sa décision produit une série d’effets de droit.

► Il s’agit notamment d’un effet de reconnaissance de la vérité qui se trouve juridiquement établie au sein de la décision ; on parle de « force de vérité légale » (selon le juriste Henri Capitant). Cette vérité devient alors un élément acquis, non contestable, notamment dans le cas de procédures juridiques ultérieures, à l’occasion desquelles mention pourrait être faite des éléments dont la vérité a été reconnue.

e. Les sources du droit

Le juge doit s’appuyer sur les sources du droit, dont les principales sont :

– Les conventions internationales

Il s’agit de pactes ou traités qui obligent réciproquement les États ayant ratifié le traité (selon des procédures extrêmement formalisées). Ainsi, la « Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales » (1950) est un traité qui lie les différents États signataires (dont la France). Ce traité a créé la Cour européenne des droits de l’homme.

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– La constitution (loi fondamentale)

Il s’agit d’un ensemble de normes, généralement écrites, supérieures aux lois ; ces normes déterminent les rapports fondamentaux entre les pouvoirs (exécutif, législatif, judiciaire) et posent un certain nombre de principes fondamentaux. En France, il s’agit actuellement de la Constitution de la Ve République (1958).

► Le « bloc de constitutionnalité » est l’ensemble des normes, constitution comprise, reconnues comme ayant un rang constitutionnel. Ce qui, en France, inclut des « principes fondamentaux reconnus par les lois de la République » (PFRLR), établis par le Juge constitutionnel (le Conseil constitutionnel), bien que ne figurant pas explicitement dans le texte constitutionnel. Il s’agit donc d’une interprétation par le juge. C’est le cas par exemple du principe de la « liberté d’association », reconnu en 1971 dans le cadre de la Constitution de la Ve République (voir plus bas).

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– Les lois

Les lois sont le résultat de l’action du pouvoir législatif. Elles sont un ensemble de règles décidées par une collectivité pour régir les relations entre citoyens et les relations entre la puissance publique et les citoyens, généralement par l’intermédiaire des représentants de ces derniers, et selon le critère de la majorité absolue (50% des votants, plus une voix).

Il est souvent plus facile d’abroger (supprimer) une loi que de modifier un article de la Constitution ; bien souvent, pour cette dernière, il faut beaucoup plus que la majorité absolue d’une assemblée pour la modifier. Souvent, d’autres procédures que le vote d’une assemblée sont requises.

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– La jurisprudence (décisions de justice)

Les décisions de justice, surtout dans les systèmes juridiques issus du droit romain (comme c’est le cas en France), « font jurisprudence », c’est-à-dire que, bien souvent, elles imposent pour l’avenir les principes qu’elles introduisent. Elles doivent donc aussi, généralement, se conformer aux principes admis dans les décisions antérieures, sauf lorsqu’une situation nouvelle se présente.

C’est ainsi que les choses ont lieu en France, du moins lorsque ces décisions sont prises par la juridiction la plus élevée de la hiérarchie des juridictions : la Cour de Cassation pour la justice judiciaire (civile, pénale), le Conseil d’État pour la justice administrative, le Conseil constitutionnel pour la jurisprudence relative aux lois fondamentales (Constitution).

► En France, concernant le domaine de la loi, la jurisprudence vise normalement à établir les « principes généraux du droit » (PGD), c’est-à-dire des principes qui ne sont pas explicitement formulés dans la loi mais qui résultent d’une interprétation par le juge. Ainsi, en France, en 1995, par une très célèbre décision (« Commune de Morsang-sur-Orge »), le Conseil d’État a intégré la notion de « respect de la dignité de la personne humaine » dans les critères de « l’ordre public », au nom duquel est alors apparue fondée la décision du maire de la Commune de Morsang-sur-Orge d’interdire le lancer de nains (activité pourtant pratiquée avec l’accord des personnes intéressées). Jusqu’à cette date, la dignité de la personne humaine ne faisait pas partie de la liste des critères de « l’ordre public ».

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– La coutume

On parle de « droit coutumier » ; par exemple, dans le domaine du tracé des frontières, lorsqu’une habitude est acquise de non contestation par un État d’une frontière maritime, lorsque plus généralement un État s’est comporté tacitement de manière telle qu’il reconnaît une frontière ; il s’agit d’une coutume, c’est-à-dire d’un fait, qui avec le temps a acquis le statut d’une norme juridique opposable. Au niveau international, on parle de droit coutumier international.

Au niveau national, des usages ou coutumes (us et coutumes) peuvent être reconnus par les juges : en France, concernant par exemple la vente d’aliments pour le bétail, un « usage en matière agricole » a été admis, qui « autorise les parties à conclure verbalement les ventes d’aliments pour le bétail ».

► Voir https://www.dictionnaire-juridique.com/definition/usages-et-coutumes.php.)

Au niveau local, enfin, il existe de très nombreuses coutumes.

f. La difficile tâche du juge

La tâche du juge est extrêmement délicate.

Un aspect difficile, et peut-être problématique par ailleurs, est la dimension éventuellement « prétorienne » que peut prendre la justice. Il s’agit du fait de rendre des décisions de justice très éloignées de la lettre de la loi. Dans la décision, évoquée plus haut, sur la liberté d’association (Conseil constitutionnel, 1971), il y a une dimension prétorienne dans l’intervention du juge qui se fait à défaut de texte.

► La liberté d’association est certes reconnue par une célèbre loi de 1901. Mais, au niveau constitutionnel, comme on l’a dit, elle n’est pas un principe exposé dans la Constitution de la Ve République. Il a fallu que le Conseil constitutionnel l’érige au niveau constitutionnel, par une décision de 1971. Cet acte d’interprétation, comme tout acte d’interprétation, peut être perçu par certains, de façon critique, comme un acte de création d’une norme. Voir www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/les-decisions/acces-par-date/decisions-depuis-1959/1971/71-44-dc/decision-n-71-44-dc-du-16-juillet-1971.7217.html

Le jugement considéré comme l’issue d’une procédure dans le cadre d’une institution – l’institution judiciaire – n’est en outre pas dépourvu de risques :

– Nous avions noté au début de l’étape 3 la maxime juridique : Summum jus, summa injuria : l’excès de droit est un danger. (Voir plus haut.)

– Il s’agit aussi de la mauvaise qualification, c’est-à-dire de la mauvaise « subsomption » d’un fait sous le droit. Par exemple, un fait qualifié de délit alors qu’il s’agit d’un crime. Mais l’on peut faire remarquer que dans le cas d’un État de droit, les erreurs doivent pouvoir être rectifiées par ce que l’on appelle le parcours judiciaire de l’affaire. Ainsi, le jugement d’un procès en première instance peut être contredit par un procès en deuxième instance (Cour d’Appel), et ce dernier peut donner lieu à Cassation par un autre tribunal.

– Le juge peut de plus être amené à faire preuve de casuistique, c’est-à-dire à considérer les affaires en tenant compte de la singularité des cas, au regard de laquelle se dresse la généralité de la loi. Entre, d’une part, la singularité d’un cas – qui, presque toujours, tout à la fois, ressemble à et diffère des autres cas connus – et, d’autre part, la généralité de la loi, il y a un abîme que l’acte du jugement vise à combler.

– Ajoutons que la justice des hommes n’est pas épargnée par le risque d’erreur judiciaire telle que condamner un innocent ou innocenter un coupable.

– Enfin, un autre risque est celui de la disproportion des délits (et plus généralement des infractions) et des peines. Un philosophe italien du 18e siècle, Cesare Beccaria, a insisté sur le principe de proportion entre les délits et les peines (voir son ouvrage Des délits et des peines).

Exercices

1. Le concept de loi renvoie à des aspects extrêmement divers : concept scientifique de loi naturelle, loi de nature, loi au sein du droit civil (ou positif), loi morale (au sens d’obligation morale), loi religieuse (au sens de commandement religieux).

a. Explicitez ce qui différencie ces différents aspects du concept de loi.

b. Pensez-vous qu’il y a cependant une unité du concept de loi ? Justifiez votre réponse.

2. En quoi le récit mythologique d’Antigone est-il encore aujourd’hui significatif ? Illustrez votre réponse à partir d’exemples.

3. Expliquez de quelle façon on peut appliquer le repère* de votre programme en fait / en droit* au rapport du droit à la force.

Exemples de sujets de dissertation sur lesquels vous exercer à réfléchir :

1. Si le droit est relatif aux temps et aux lieux, faut-il renoncer à l’idée d’une justice universelle ?

2. Est-ce la loi qui dicte le juste ?

3. Le juste et l’injuste ne sont-ils que des conventions ?

4. Suffit-il de respecter le droit pour être juste ?

B La question du meilleur régime : faut-il concevoir une « cité idéale » ? (toutes séries)

Nous venons de nous pencher sur l’acte de juger. Celui-ci s’effectue à partir de la loi, qu’il s’agit d’appliquer aux cas particuliers qui sont soumis au juge. Mais qui fait la loi ? Non pas la loi scientifique ou la loi morale, ou encore la loi divine (loi de Dieu), mais celle de la cité, autrement dit ce que l’on appelle le droit positif ? Il s’agit donc à présent de s’interroger sur le pouvoir législatif (au sein de la cité) compris comme pouvoir de faire des lois.

Plusieurs régimes politiques sont possibles. Or, la réponse à la question que l’on se pose – qui fait la loi ? – varie en fonction du type de régime mis en place.

Quels sont ces régimes ? Selon une première approche, qui se focalise d’abord sur le nombre de personnes partageant le pouvoir législatif, il y a trois grands types de régimes possibles :

1. La démocratie

► Régime selon lequel tous, c’est-à-dire le peuple (en grec ancien : demos) ont le pouvoir (kratos, en grec ancien), et notamment le pouvoir législatif (comme nous le verrons dans la quatrième étape B de cette séquence), la démocratie peut encore être dite « réelle » ou simplement « formelle », de même qu’elle peut être « directe » ou « indirecte » ; dans ce dernier cas – celui de la démocratie indirecte –, le peuple élit des représentants.)

2. L’oligarchie

► Quelques-uns ont le pouvoir. L’oligarchie peut prendre plusieurs formes, parmi lesquelles les plus classiques sont l’aristocratie (littéralement : le pouvoir des meilleurs, aristoï en grec) et la ploutocratie (le pouvoir de ceux qui possèdent des richesses).

3. La monarchie (distincte de la tyrannie et de la dictature)

► Le pouvoir d’un seul, c’est-à-dire le « roi » ou le « monarque ».

À moins de considérer comme certains que toute monarchie est potentiellement, voire réellement une tyrannie, on réserve l’application du terme « tyrannie » – tout comme celui, voisin, de « despotisme » – à une version altérée, littéralement corrompue, de la monarchie. Il s’agit alors du pouvoir d’un seul – tyran ou despote –, mais il est généralement considéré l’exercer sans légitimité, voire sans légalité. Il exerce son pouvoir par la force ou la ruse, par l’arbitraire, voire par le caprice, par la menace, par la violence et éventuellement par la cruauté ; parfois par la barbarie. Dans sa forme moderne, c’est-à-dire adossée à un État, on parle de « dictature ». On insiste alors sur l’absence de limite – ou de contre-pouvoir – au pouvoir du chef de l’État (en l’occurrence appelé « dictateur »). Autour de la figure du dictateur s’élabore généralement tout un « culte de la personnalité », qui vise à conforter son emprise sur le peuple.

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On vient d’évoquer la tyrannie et la dictature, pour éclairer par différence la monarchie. Il faut ajouter à cela une forme singulière de dictature : le régime « totalitaire ».

4. Le régime totalitaire 

Ce régime allie les caractéristiques de la dictature – tyrannie mise en œuvre dans le cadre et à partir des moyens d’un État – à une idéologie.

L’idéologie peut être définie de façon assez large comme un ensemble de représentations et d’idées ayant cours à un moment donné, en un lieu donné. Par l’idéologie, qui prend techniquement la forme de la propagande (c’est-à-dire de la désinformation organisée par et aux fins du régime politique lui-même), un pouvoir totalitaire s’efforce de façonner systématiquement les esprits et de lever jusqu’aux obstacles intimes – psychologiques et moraux – qui pourraient lui résister.

On cite généralement le régime du Troisième Reich (1933-1945) et celui de l’URSS (1922-1991) à titre d’exemples les plus significatifs de ce qu’est un régime totalitaire. On insiste alors particulièrement sur le rôle comme sur la responsabilité – respectivement, dans le cas de ces deux exemples – d’Adolf Hitler (1889-1945), Chancelier du Reich puis « Führer » (en allemand : guide, dirigeant), et de Joseph Staline (1878-1953), Président du Conseil des commissaires du peuple d’URSS puis Président du Conseil des ministres d’URSS.

Pour approfondir

InternetÀ propos de l’analyse, par la philosophe Hannah Arendt (1906-1975), du totalitarisme et des régimes totalitaires, vous pouvez visionner la conférence d’Olivier Delannoy disponible à la vidéothèque d’EÉÉ,
Europe Éducation École : www.projet-eee.ac-versailles.fr/videotheque/hannah-arendt-le-coeur-des-regimes-totalitaires-olivier-delannoy

Problèmes

Si le caractère repoussant et néfaste des régimes tyranniques, des dictatures et des régimes totalitaires est évident pour tout esprit raisonnable, la question qui se pose concernant les autres régimes est celle du choix du régime le meilleur. Si notre intuition contemporaine, qui s’inscrit dans le cadre républicain, nous amène à donner immédiatement priorité à la démocratie, encore faut-il justifier cette préférence, pour ne pas s’en tenir à une simple inclination.

Mais surtout, les choses ne sont pas si évidentes, dès lors que l’on prend au sérieux le superlatif : « le meilleur » régime. S’il s’agit du régime le plus raisonnablement désirable par les hommes, ce régime doit alors être considéré – dans le domaine politique – sinon comme la fin suprême, du moins comme le moyen le plus efficace de réaliser cette fin. Bref, comme le bien commun à atteindre et à préserver ; à chérir, iraient jusqu’à soutenir certains.

En fait, en disant cela, l’on est en train d’introduire l’idée de bonheur dans notre réflexion qui porte sur la politique ; on espère en effet un régime tel que les hommes pourront s’y accomplir et s’épanouir au mieux.

Mais voyons les choses de plus près :

► D’une part, l’idée générale de bonheur ou de fin suprême n’appelle pas seulement une analyse relevant de la philosophie strictement morale : elle nous invite aussi à envisager qu’il puisse exister un cadre politique idéal en vue de sa réalisation. On voit d’emblée que certains types de régime politique font obstacle à la réalisation du bonheur. C’est le cas en particulier des régimes despotiques ou tyranniques, qui sont en tant que tels des objets immédiats d’aversion. Mais qu’en est-il des autres régimes ?

On pourrait introduire l’hypothèse, pour avancer dans cette question, selon laquelle un régime idéal serait celui dans lequel le principe de liberté se réalise le plus.

► D’autre part, l’idée de progrès peut également plaider en faveur de cette conception politique du bonheur : dans le sillage de la philosophie des Lumières et de la Révolution française, on a pu ainsi penser qu’un progrès en matière politique était une hypothèse à prendre en compte, au même titre qu’il existe indéniablement un progrès technique dans l’histoire. Le philosophe Emmanuel Kant (18e siècle) considérait ainsi que la Révolution française pouvait être interprétée comme l’indice d’un tel progrès. En ce sens, on pourrait faire comme s’il existait un régime politique idéal, situé à la fin de l’histoire.

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Cependant, à l’encontre de ce que nous venons d’envisager, il semble également possible de souligner les éléments suivants :

► D’une part, le bonheur est peut-être un concept difficilement « universalisable », en ce sens qu’il serait, plus que d’autres notions, singulier, car il serait un « idéal de l’imagination » (Kant). Il se pourrait ainsi que le cadre politique soit beaucoup trop général et vaste pour déterminer les conditions d’un bonheur individuel qui serait toujours singulier. Il se pourrait même que le projet de réalisation du bonheur par le politique comporte une dimension d’intrusion dans la sphère individuelle, d’essence privée. Il se pourrait encore qu’un tel projet présume que chaque être humain, pourtant singulier, est soumis à des règles de pensée et d’action suffisamment simples pour qu’un pouvoir puisse prévoir et mettre en œuvre ce qui le rendra heureux ; or une telle approche peut être jugée réductrice.

► D’autre part, l’idée d’un progrès dans l’histoire, sur le plan politique, est une position discutable voire contestable. Une telle idée semble présupposer l’existence d’une fin, d’abord au sens d’un but, éventuellement au sens d’un terme. S’il s’agit d’un but, il y a cette idée que la fin elle-même produirait des effets dans l’histoire, qu’elle se réaliserait progressivement. Or il y a peut-être là une illusion, ou du moins une vision naïve de l’histoire, dont certains événements particulièrement tragiques du 20e siècle – la première et la seconde guerres mondiales – imposeraient la remise en cause.

En outre, le fait de poser un régime idéal situé à la fin de l’histoire et commandant un processus de réalisation de cette fin pourrait même paralyser l’action humaine, si les agents présupposent que les choses se feraient d’elles-mêmes presque mécaniquement : la réalisation espérée risquerait alors d’être sans cesse repoussée à plus tard.

Si en revanche, l’on considère que le régime le meilleur doit être obtenu par les hommes eux-mêmes – c’est-à-dire par leur volonté, leurs projets et leurs actes –, le fait d’avoir forgé un idéal ne risque-t-il pas de lui conférer un caractère utopique, trop éloigné de la réalité historique et humaine ? À moins que des hommes déterminés ne soient en mesure de concevoir les étapes concrètes permettant de réaliser cet idéal en tenant compte du réel, et de provoquer cette réalisation par une action adéquate, qui pourrait être une démarche révolutionnaire : mais un tel projet est-il viable ?

1. Cité idéale et utopie

Lorsque l’on s’interroge sur l’idée du meilleur régime, on peut envisager de former un modèle de cité.

Le philosophe anglais Thomas More (1478-1535), auteur en 1516 d’un ouvrage intitulé L’utopie, y présente un modèle d’organisation sociale et politique qui prend le contrepied de l’Angleterre de son temps. Il décrit ce qui n’a pas de lieu (du grec ou-topos, topos signifiant « lieu »), par contraste avec la réalité qu’il critique.

Mais bien avant lui, Platon, dans la République, a élaboré ce que l’on a pu décrire comme étant une cité idéale, ce qui l’apparente à la notion d’utopie. Platon, dans une réflexion sur la justice, mais plus précisément sur ce qu’est une âme juste, considère qu’il faut prendre pour modèle la cité. Platon construit ainsi un modèle politique pour penser l’individu qui est avant tout une réalité psychologique ou mentale. C’est à ce moment et dans ce cadre que Platon met en place ce que l’on appelle une tripartition de la cité ; il considère en effet qu’il y a trois parties dans une cité (comme il y a trois parties dans l’âme) ; il s’agit de trois castes ou classes :

1. ceux qui travaillent, le peuple proprement dit (artisans et paysans) ;

2. les gardiens ou guerriers ;

3. les philosophes-rois.

Le principe méthodologique général formulé par Platon (par la voix de Socrate) est que ce qui se passe dans l’âme est trop subtil pour être aperçu de façon directe. Il faut donc un biais, qui consiste dans le fait d’apprécier les rapports internes à l’âme à partir d’un modèle beaucoup plus lisible. Il faut trouver l’équivalent des petits caractères de l’âme individuelle, mais en gros caractères, plus faciles à déchiffrer.

La cité est d’abord prise pour modèle de l’individu, selon ce principe d’agrandissement :

«  [Socrate] – Aussitôt Glaucon et les autres me conjurèrent d’employer [à] la défense [de la justice] tout ce que j’avais de force et de ne point abandonner la discussion, sans avoir essayé de découvrir la nature du juste et de l’injuste et ce qu’il y a de réel dans les avantages qu’on leur attribue. Je répondis qu’il me semblait que la recherche où ils voulaient m’engager était très délicate et demandait une vue pénétrante ; mais, ajoutai-je, puisque aucun de nous ne se pique d’avoir les lumières suffisantes, voici comment je crois qu’il faudrait s’y prendre. Si des personnes qui ont la vue basse, ayant à lire de loin des lettres écrites en petits caractères, apprenaient que ces mêmes lettres se trouvent écrites ailleurs en gros caractères sur une surface plus grande, il leur serait, je crois, très avantageux : d’aller lire d’abord les grandes lettres, et de les confronter ensuite avec les petites pour voir si ce sont les mêmes.

[Adimante] – Il est vrai ; mais que vois-tu de semblable dans notre recherche sur la nature de la justice ?

[Socrate] – Je vais te le dire. La justice ne se rencontre-t-elle pas dans un homme et dans un État ?

[Adimante] – Oui.

[Socrate] – Mais un État est plus grand qu’un homme ?

[Adimante] – Sans doute.

[Socrate] – Par conséquent la justice pourrait bien s’y trouver en caractères plus grands et plus aisés à discerner. Ainsi nous rechercherons d’abord, si tu le trouves bon, quelle est la nature de la justice dans les États : ensuite nous l’étudierons dans chaque homme, et nous reconnaîtrons en petit ce que nous aurons vu en grand. »

Platon, La république, livre II, 368c-369a, in Œuvres de Platon, t. 9, trad. V. Cousin, éd. Rey
et Gravier, 1833, p. 86-87, http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/platon/cousin/rep2.htm

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Le parti pris méthodologique qui est celui de Platon (par la voix de Socrate) consiste en fait à traiter de façon analogue* l’âme et la cité.

Question

Qu’est-ce qu’une analogie ?

(Reportez-vous ici aux séquences 1 sur La culture et 2 sur La morale pour définir cette notion repère*).

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Éléments de réponse

Une analogie est une comparaison de rapports : « A est à B ce que C est à D ». Exemple : « 2 est à 4 ce que 9 est à 18 ». Ou bien : « A est à B ce que B est à C ». Exemple : « 3 est à 9 ce que 9 est à 27 ».

Si Platon met ainsi en place une analogie, c’est qu’il s’agit en fait de comparer deux rapports :

– d’une part, le rapport existant ou devant exister entre les parties de l’âme ;

– d’autre part, le rapport existant ou devant exister entre les parties de la cité.

De même qu’il y a trois parties dans la cité, de même y a-t-il selon Platon trois parties dans l’âme :

– la partie désirante, appétitive ou concupiscible (trois mots ici pour désigner tout ce qui relève en nous de la production des désirs, epithumia en grec ancien) ;

– la partie irascible, caractérisée par la colère (thumos) ;

– la partie rationnelle (logos : la raison, le discours) ou intellective (noûs : l’esprit).

Pour Platon, il va s’agir de comprendre non seulement ce qu’est une âme, mais surtout ce qu’est une âme juste, vertueuse, à partir de ce modèle politique de la cité.

Or Platon n’est pas un démocrate. Il a une vision holiste de ce que doit être la structure de la cité.

► Le holisme, c’est l’idée d’un tout (holos, en grec, signifiant « entier ») ; plus précisément d’une totalité organisée verticalement, de façon donc très hiérarchisée. (Signalons en passant que, dans les sciences sociales contemporaines, on oppose approche « holiste » ou « holistique » et approche « individualiste » de la société : dans le premier cas (holisme), on part du tout, considérant que les individus ne sont rien sans ce tout ; dans le second, on part des individus, le plus souvent assimilés à de simples agents rationnels maximisateurs de leur profit, comme si tout ce qui n’était pas strictement individuel – par exemple un groupe d’individus, une association, une entreprise, un département, une région ou même un État – n’était qu’une élaboration secondaire, voire une fiction ne tenant que par les croyances convergentes des individus.

Dans le cadre de son holisme anti-démocratique, Platon considère que le peuple est une multitude sans ordre, une foule tendanciellement déraisonnable ; le peuple, s’il était livré à lui-même, manquerait fondamentalement d’unité. Les gardiens ont vocation à assurer la sûreté à la fois intérieure et extérieure de la cité, l’équivalent donc de la police et de l’armée. Mais ils doivent selon l’auteur être eux-mêmes placés sous la tutelle des philosophes-rois, qui, seuls, disposeraient de l’aptitude à connaître (par la raison) les Idées, et plus spécialement la plus importante d’entre toutes : l’Idée du bien, autre nom que l’on voudra bien donner au principe le plus général de la justice. La politique est donc en ce sens une affaire d’experts, non pas de professionnels de la politique (comme peuvent l’être les rhéteurs), mais de philosophes ayant, par le développement en eux de la rationalité au travers d’une quête de la vérité, l’aptitude requise pour assumer les charges publiques.

► On s’empressera de noter qu’une telle façon de penser est aux antipodes du constat que fera bien plus tard Blaise Pascal – et que nous avons relevé précédemment dans cette séquence – de l’impuissance de la justice, valeur nue fatalement écrasée selon lui par la force irrépressible. Ici, avec Platon, la raison est au contraire pensée comme ayant pour rôle de réaliser au maximum l’Idée du bien dans le monde sensible, dans le cadre certes limité de la cité.

L’idée générale consiste ainsi dans le fait de placer les cités sous la direction exclusive de quelques-uns, à savoir les philosophes rois :

« [Socrate] – Tâchons à présent de chercher et de découvrir quel vice intérieur empêche que les États actuels soient bien gouvernés, et quel est le moindre changement qu’il soit possible d’y introduire pour que leur gouvernement devienne semblable au nôtre, j’entends un seul changement, sinon deux, ou sinon les moins nombreux et les moins considérables qu’il se puisse.

[Glaucon] – Très bien.

[Socrate] – Changez-y une seule chose, et je crois pouvoir montrer qu’ils en viendraient là. Il est vrai que ce changement n’est ni peu important ni facile, mais il est possible. […]

Tant que les philosophes ne seront pas rois, ou que ceux qu’on appelle aujourd’hui rois et souverains, ne seront pas vraiment et sérieusement philosophes ; tant que la puissance politique et la philosophie ne se trouveront pas ensemble, et qu’une loi supérieure n’écartera pas la foule de ceux qui s’attachent exclusivement aujourd’hui à l’une ou à l’autre, il n’est point, ô mon cher Glaucon, de remède aux maux qui désolent les États, ni même, selon moi, à ceux du genre humain, et jamais notre État ne pourra naître et voir la lumière du jour. Voilà ce que j’hésitais depuis longtemps à dire, prévoyant bien que je révolterais par ces paroles l’opinion commune ; en effet il est difficile de concevoir que le bonheur public et particulier tienne à cette condition. »

Platon, La république, livre V, 304-305,
in Œuvres de Platon, t. 9, trad. V. Cousin, éd. Rey et Gravier, 1833.

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Il en ira de même au niveau individuel : l’âme de l’individu humain est juste si et seulement si la partie rationnelle l’emporte sur les parties concupiscible et irascible ; sur la partie concupiscible au moyen de la partie irascible. Ne peut-on pas en effet, parfois, éprouver de la colère contre soi-même, concernant telle action passée qui nous fait honte, ou bien au sujet de telle intention d’agir que nous éprouvons ? Ces crises morales internes au sujet indiquent un travail de coercition à l’encontre des appétits par le biais de la colère.

Pour préciser la différence entre les parties de l’âme, et cela nous informe aussi bien sur la différence entre les parties de la cité (du fait de la force de l’analogie introduite) :

– Platon prend l’image d’une hydre, ce monstre à plusieurs têtes qui repoussent lorsqu’on les coupe, afin de désigner la partie concupiscible de l’âme (elle va littéralement dans tous les sens, sa nature est la dispersion, le manque d’unité, comme en nous nos appétits peuvent être épars) ; cela est valable du peuple lui-même, au sein de la cité, du fait de la force de l’analogie, qui nous éclaire en fait corrélativement sur les deux ensembles de rapports considérés : entre les parties de l’âme, d’une part, et entre les parties de la cité, de l’autre.

– Platon perçoit la partie irascible de l’âme à partir de l’image du lion, présumé courageux : la colère relève d’une force interne (qui peut cependant être plus ou moins bien orientée, d’où l’exigence de la placer le plus possible sous la gouvernance de la partie rationnelle de l’âme, seule habilitée à commander le sujet). Cela vaut aussi bien pour les gardiens au sein de la cité.

– Enfin, l’image que donne Platon pour représenter la partie rationnelle de l’homme est celle d’un homoncule (c’est-à-dire d’un tout petit homme) ; il y a là une mise en abîme assez vertigineuse (car qu’en est-il alors de la partie rationnelle de l’âme de ce petit homme lui-même, et ainsi de suite, indéfiniment ?). Cette image vaut aussi, par la force de l’analogie, pour les philosophes rois au sein de la cité.

Question

Placer une cité (ou un État) sous la tutelle de philosophes rois vous paraît-il réaliste ?

Éléments de réponse

Platon semble penser que la double prise en compte de la colère, au niveau psychologique, et des gardiens, au niveau politique, lui fournit à chaque fois l’interface appropriée et suffisante en vue de l’articulation hiérarchisée des parties extrêmes opposées aussi bien de l’âme que de la cité : à savoir d’une part – pour l’âme – la partie rationnelle et la partie concupiscible, et d’autre part – pour la cité – les philosophes rois et le peuple. Mais ne s’agit-il pas là de la fiction intellectuelle d’une cité idéale ?

À ce type de perspective, et plus généralement à toute démarche relevant de l’utopie politique d’une cité idéale, on peut opposer l’argument de l’âpreté du réel qui résiste à l’idéal et fait comme déjouer les projets ambitieux de ce dernier.

C’est Machiavel qui, à la Renaissance, fournit la maxime pour engager tout autrement la question du politique : il faut prendre les hommes tels qu’ils sont et non pas tels qu’ils devraient être. Il faut pour cela se doter d’une anthropologie philosophique, c’est-à-dire d’une analyse philosophique de l’homme, qui ne s’appuie pas trop sur sa raison et sa vertu.

L’équivalent littéraire, au 17e siècle, serait l’opposition de Racine et de Corneille : Racine produisant un théâtre des hommes tels qu’ils sont (des êtres de passions), et Corneille un théâtre des hommes tels qu’ils devraient être (des êtres vertueux, mus par des principes moraux).

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► La question du meilleur régime doit alors être reprise à la lumière de cette exigence de réalisme en politique : prendre les hommes tels qu’ils sont.

2. Solutions contractualistes

Sur le plan plus strictement philosophique, une réponse élaborée à l’encontre de l’utopie politique est à trouver notamment chez certains théoriciens du pacte ou contrat social, aux 17e et 18e siècles. Ils sont plusieurs à chercher à tirer toutes les conséquences de l’injonction machiavélienne consistant à prendre les hommes tels qu’ils sont.

Avec les théories du pacte, il s’agit de remonter à ce qui fonde le régime politique en considérant les intérêts des hommes.

a. Hobbes

Le philosophe anglais du 17e siècle, Thomas Hobbes, partisan de la monarchie dans un contexte historique où elle est mise en cause, est l’auteur d’un ouvrage très important, intitulé le Léviathan, qui fut publié en 1651. Dans cet ouvrage, Hobbes élabore la thèse selon laquelle l’État a pour fondement un contrat passé entre les individus. Il considère que sans État, les hommes vivraient à l’état de nature. Cette dernière notion est extrêmement importante. Elle désigne un stade, peut-être fictif, au cours duquel les individus sans État évolueraient dans une défiance généralisée les uns à l’égard des autres, cette situation pouvant dégénérer assez vite en une « guerre de tous contre tous ».

► Qu’est-ce qu’un contrat ?

Lisons ce que dit Hobbes à ce sujet :

« La transmission mutuelle de droit est ce qu’on nomme contrat » (Hobbes, Léviathan, trad. F. Tricaud, éd. Dalloz, 1999, p. 132).

Pour Hobbes, un contrat est une cession (fait de céder) réciproque de droit. Dans une forme juridique courante, cela donne par exemple un échange de la forme : A donne à B le droit de se loger dans un appartement qui lui appartient ; B donne à A le droit de prélever tous les mois un loyer sur son compte. Ou encore : A donne à B le droit d’user de sa force de travail ; B donne à A le droit d’obtenir un salaire. Ou enfin, pour une version plus proche de ce qui va intéresser Hobbes : A renonce à user de violence à l’encontre de B ; B renonce à faire de même à l’encontre de A.

Un contrat est un engagement qui se caractérise le plus souvent par des actes de langage (des énoncés performatifs disent les linguistes), même si parfois un contrat peut être tacite. (Par exemple A peut travailler pour B, sans qu’un contrat de travail effectif n’ait été signé ni même évoqué oralement.) Il s’agit de ce que Hobbes appelle un « signe » du contrat (c’est-à-dire la marque du fait qu’il a bien été passé) :

« Les signes exprès* sont des paroles qu’on prononce en comprenant leur signification. De telles paroles concernent le présent ou le passé (ainsi : je donne, j’accorde, j’ai donné, j’ai accordé, je veux que cela t’appartienne), ou le futur (ainsi : je donnerai, j’accorderai) ; ces paroles qui visent le futur se nomment promesse. »

(Hobbes, Léviathan, trad. F. Tricaud, Dalloz, 1999, p. 132.)

* Signes énoncés expressément (explicitement).

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Par un contrat, nous pouvons forger une personne « dont les paroles ou les actions sont considérées […] comme représentant les paroles ou actions d’un autre, ou de quelque autre réalité à laquelle on les attribue par une attribution vraie ou fictive ».

Il s’agit de forger ce qu’on appelle une personne morale (une entreprise, par exemple, est une personne morale, tout comme une association de loi 1901, dans le droit français) ; Hobbes parle, lui, de « personne fictive ou artificielle ». On distingue une personne morale d’une personne physique (Socrate, Picasso, etc.) ; Hobbes parle quant à lui de « personne naturelle » plutôt que de personne physique (physis en grec ancien : la nature).

Plus précisément, pour Hobbes, il s’agit, avec la « personne fictive », d’une personne dont on considère que les paroles et actions représentent « les paroles et actions d’un autre » (ibid., p. 161).

Ce qui intéresse surtout Hobbes, c’est le fait que l’on puisse, à plusieurs, forger un être dont les paroles ou actions représentent les paroles ou actions d’une autre réalité, car – comme nous allons le voir – c’est ce qui se passe en politique, avec le pacte social.

La personne fictive ici est « l’équivalent » d’un « acteur » ; « personnifier, c’est jouer le rôle, ou assurer la représentation, de soi-même ou d’autrui : de celui qui joue le rôle d’un autre, on dit qu’il en assume la personnalité, ou qu’il agit en son nom […] ; on l’appelle de différents noms, selon les différents cas : celui qui représente ou représentant, lieutenant, vicaire, avocat, substitut, procureur, acteur, etc. » (ibid. p. 161-162). Un acteur joue le texte écrit par un auteur, et non pas son propre texte, il agit au nom d’un autre. De là une importante distinction entre auteur et acteur :

« Les paroles et actions de certaines personnes artificielles sont reconnues pour siennes par celui qu’elles représentent. La personne est alors l’acteur ; celui qui en reconnaît pour siennes les paroles et actions est l’auteur, et en ce cas l’acteur agit en vertu de l’autorité qu’il a reçue. Car celui qui, en matière de biens de toute espèce, est appelé propriétaire […] est appelé, en matières d’actions, l’auteur.

Et de même que le droit de possession est appelé empire sur une chose, le droit d’accomplir quelque action est appelé autorité. Ainsi autorité s’entend-il toujours du droit d’accomplir quelque action, et accompli en vertu de l’autorité reçue, de ce qui est accompli en vertu d’un mandat ou d’une permission de celui à qui appartient le droit.

Il s’ensuit de là, que lorsque l’acteur conclut une convention, en vertu de l’autorité reçue, il lie par là l’auteur, tout autant que si celui-ci l’avait conclue lui-même, et le soumet, tout autant, à toutes les conséquences de celle-ci. » (ibid., p. 163)

Question

Comment comprenez-vous cette phrase, notamment à la lumière de ce qui précède dans le passage : « lorsque l’acteur conclut une convention, en vertu de l’autorité reçue, il lie par là l’auteur, tout autant que si celui-ci l’avait conclue lui-même » ?

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Éléments de réponse

Ce que fait ou dit l’acteur engage l’auteur qui l’a établi comme acteur agissant en son nom. Par exemple, lorsque l’on mandate un huissier ou un avocat pour effectuer telle ou telle action, il agit en notre nom. Ainsi, celui qui donne mandat à son avocat pour interjeter appel (faire appel) d’une décision de justice de première instance est en quelque façon l’auteur de l’action de son avocat. Si jamais la décision prise en appel est moins favorable que la décision prise en première instance, le client de cet avocat en assumera les conséquences. Mais c’est dans le champ politique, comme on va le voir, que la notion de « convention » évoquée dans ce passage prend son sens : lorsqu’un chef d’État s’engage par une convention (un traité) auprès d’un autre État, cela engage l’ensemble des citoyens au nom desquels le chef d’État a signé cette convention. Si des litiges entourant le non-respect de cette convention internationale venaient à survenir, une guerre pourrait s’ensuivre et les citoyens pourraient avoir à assumer les conséquences de celle-ci (financer celle-ci, être enrôlés, subir une occupation, etc.), bien que n’ayant peut-être pas été consultés quant à la décision de signature de ladite convention.

Mais, pour Hobbes, il va s’agir surtout, à partir de cette notion de personne fictive, de penser l’unification possible de plusieurs hommes sous l’autorité d’une seule personne :

« Une multitude d’hommes devient une seule personne quand ces hommes sont représentés par un seul homme ou une seule personne, de telle sorte que cela se fasse avec le consentement de chaque individu singulier de cette multitude. » (ibid., p. 166)

Le but du discours de Hobbes au sujet de cette notion de personne est précisément de penser les conditions du politique, c’est-à-dire de l’élaboration d’un pouvoir commun. Le souverain est en tant que souverain une personne fictive. Il peut être par ailleurs une personne physique ou une assemblée de personnes physiques ; mais en tant que représentant de son peuple, il est lié par le rapport fictif d’autorisation que nous avons décrit plus haut : il est autorisé à agir comme lieutenant (acteur) de son peuple (auteur).

Pour Hobbes, en effet, il faut considérer comme on l’a dit que les hommes sans État vivent ou vivraient à l’état de nature, qui est virtuellement un état de guerre généralisée où règne le droit du plus fort (on a vu dans l’étape 3 tout le caractère problématique de cette expression). Dans cette situation, chacun a intérêt à prendre les devants et ne doit pas hésiter à user de la plus grande violence, car il risque lui-même à chaque instant d’être tué. Cette situation advient nécessairement ; elle est insupportable, mais elle n’est pas totalement indépassable. Elle exige la formation d’une république (en un sens très large de ce mot, qui – dans ce contexte – le rend quasiment synonyme d’État), à partir de l’établissement d’un pouvoir commun.

Comment faut-il ériger un pouvoir commun ?

« La seule façon d’ériger un tel pouvoir commun, apte à défendre les gens de l’attaque des étrangers, et des torts qu’ils pourraient se faire les uns aux autres, et ainsi à les protéger de telle sorte que par leur industrie et par les productions de la terre, ils puissent se nourrir et vivre satisfaits, c’est de confier tout leur pouvoir et toute leur force à un seul homme ou à une seule assemblée, qui puisse réduire toutes leurs volontés, par la règle de la majorité, en une seule volonté. Cela revient à dire : désigner un homme, ou une assemblée, pour assumer leur personnalité ; et que chacun s’avoue et se reconnaisse comme l’auteur de tout ce qu’aura fait ou fait faire, quant aux choses qui concernent la paix et la sécurité commune, celui qui a ainsi assumé leur personnalité, que chacun par conséquent soumette sa volonté et son jugement à la volonté et au jugement de cet homme ou de cette assemblée. Cela va plus loin que le consensus, ou concorde : il s’agit d’une unité réelle de tous en une seule et même personne, unité réalisée par une convention de chacun avec chacun passée de telle sorte que c’est comme si chacun disait à chacun : "j’autorise cet homme ou cette assemblée, et je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit et que tu autorises toutes ses actions de la même manière". Cela fait, la multitude ainsi unie en une seule personne est appelée une République […]. » (Ibid., p. 177)

Pour approfondir

Reportez-vous à l’explication de ce passage de Hobbes proposée par Gérald Sfez.

Ce passage nous installe au cœur de l’idée de pacte social comme origine de nos républiques (encore une fois, au sens large de ce mot, incluant donc les monarchies).

Il s’agit d’un pacte de chacun avec chacun ; et donc en fait d’une multiplicité de pactes. L’individu A renonce à user de sa force envers B si B renonce aussi, envers A (et réciproquement) ; A renonce à user de sa force envers C si C renonce aussi, envers A (et réciproquement) ; B envers C ; B envers D, etc. À chaque fois, ce renoncement se fait en outre au bénéfice d’un tiers qui n’est pas lui-même contractant. Ce tiers, c’est la personne fictive du souverain, laquelle – comme on l’a dit – peut être incarnée dans la figure d’une personne physique (un roi), ou s’installer au sein d’une assemblée de personnes physiques (aristocratie mais aussi démocratie représentative). Le tour de force de Hobbes réside dans le fait d’affirmer que c’est cette opération du contrat qui fabrique l’unité d’une multiplicité, laquelle serait sans cela éparse. Le corps politique acquiert une réalité et une unité au travers de ce pacte. Mais c’est au prix d’une certaine transcendance du tout par rapport à ses parties. (Rappelons que transcendant signifie supérieur et extérieur, et s’oppose à immanent.)

Thomas Hobbes, Leviathan, frontispice de l’édition Andrew Crooke (1651).

Considérez enfin cette illustration de l’édition originale du Léviathan (1651) ; on y voit un roi fait d’une multiplicité d’hommes ; c’est là une image de l’opération du pacte social : l’association de tous au profit de la constitution d’une personne agissant en leur nom.

La difficulté avec ce qu’élabore Hobbes, c’est que le tiers, représentant du peuple, acquiert de façon irréversible un pouvoir immense. C’est d’ailleurs le sens du choix du titre de l’ouvrage de Hobbes : Léviathan, qui renvoie notamment au monstre marin dont il est fait mention dans la Bible. De façon irréversible car ce que conçoit Hobbes, c’est une opération par laquelle chaque citoyen se soumet à la puissance du corps politique : dès lors que cette opération a eu lieu, les citoyens assument toutes les décisions du souverain et n’ont plus voix au chapitre. Il y a en un mot une dimension despotique dans la conception hobbesienne du pouvoir.

Le meilleur régime, pour Hobbes, c’est alors un régime tel que le pouvoir politique n’est pas entravé, car il n’y a rien qui puisse légitimement s’imposer au pouvoir souverain, sinon un autre État, par la violence. Et sans doute la forme de gouvernement qui correspond le mieux à cet idéal autoritaire est-elle pour Hobbes la monarchie.

En un autre sens, la question du meilleur régime rencontre ici un obstacle, car, du fait de cette logique d’affirmation du pouvoir souverain sans limite interne au corps social ou au corps politique, il n’y a guère de place pour une autre forme d’organisation des institutions ou pour d’autres types de lois, tout se ramenant en ces domaines à la volonté du pouvoir souverain.

b. Locke

Mais ce blocage théorique auquel nous faisons face concernant la question du meilleur régime n’est pas indépassable. Un peu plus tard au 17e siècle, John Locke, un autre auteur anglais, propose une version différente du contrat, qui ne prive pas les individus de tout recours à l’encontre de l’État.

Tout comme Hobbes, Locke ne méconnaît pas le rôle moteur de l’intérêt égoïste des hommes dans leurs interactions, et donc l’exigence de prendre en compte cet intérêt pour concevoir la chose politique. Là réside, chez lui également, la dimension réaliste de sa philosophie.

Mais, à la différence de Hobbes, ce réalisme s’accommode assez bien, chez Locke, d’une reconnaissance de droits naturels de l’homme dès l’état de nature pourtant caractérisé par la possibilité du conflit entre les hommes.

L’état de nature selon Locke se caractérise au premier abord par une loi de nature, qui relève de la raison humaine ; il s’agit d’une loi au sens d’une prescription que la nature me procure :

« L’état de nature possède une loi de nature qui le régit, et cette loi oblige tout le monde ; la raison, qui est cette loi, enseigne à tous les hommes qui prennent la peine de la consulter qu’étant tous égaux et indépendants, aucun ne doit nuire à un autre dans sa vie, sa santé, sa liberté et ses possessions. Car les hommes sont l’ouvrage d’un seul Ouvrier tout-puissant et infiniment sage […] »

Locke, Second traité du gouvernement (1689), trad. C. Lazzeri
et J-F. Spitz, éd. PUF, 1994, §6, p. 6.

espave

► Comment comprenez-vous cette mention faite de « l’ouvrage d’un seul Ouvrier tout-puissant et infiniment sage » ?

Éléments de réponse

Il s’agit de la création de l’homme par Dieu, considéré comme unique par Locke (dans le cadre du monothéisme chrétien). Deux attributs de Dieu sont ici évoqués : l’omnipotence et l’infinie sagesse. Il s’agit là d’un présupposé à caractère théologique de la part de Locke. Ce présupposé donne un fondement, ou une apparence de fondement diront les lecteurs suspicieux, à l’obligation que j’aurais en moi, dès l’état de nature, de ne nuire à aucun autre.

espace

* aucune : quelque

À l’état de nature, il y a corrélativement un principe de non-subordination :

« Parce qu’ils sont pourvus des mêmes facultés, et parce qu’ils participent tous d’une nature commune, on ne peut supposer qu’il y ait parmi [les hommes] aucune* subordination qui leur permettrait de se détruire les uns les autres, comme s’ils étaient faits les uns pour l’usage des autres, au même titre que les créatures de rang inférieur sont faites pour notre usage. Chacun est tenu de se conserver soi-même, et de ne pas quitter volontairement son poste ; par la même raison, lorsque sa propre préservation n’est pas en jeu, il doit, autant qu’il peut, préserver le reste du genre humain, et il ne peut, à moins que ce ne soit pour faire justice d’un coupable, enlever ou altérer la vie, ou ce qui sert à la préservation de la vie, c’est-à-dire la liberté, la santé, les membres ou les biens d’un autre homme » (Ibid., § 6, p. 7).

Mais un problème apparaît qui consiste en ceci que, faute d’État, il revient à tout un chacun – sans coercition particulière – d’exécuter la loi de nature qui « veut la paix et la préservation de tout le genre humain » (Ibid., § 7, p. 7). Il suffit alors qu’un homme enfreigne la loi de nature pour que l’hostilité commence. Or celle-ci peut dégénérer en situation de guerre.

Notons bien que Locke a fait une distinction massive entre deux états : l’état de nature, jugé assez harmonieux dans son principe, et l’état de guerre, qui est une forme corrompue, abîmée, de l’état de nature. En ce sens-là, son discours est opposé à celui de Hobbes pour qui l’homme est avant tout un loup pour l’homme, ce qui l’installe d’emblée dans la tension, la quasi-conflictualité qui tourne très vite à la guerre.

Pour Locke, la situation de guerre s’est cependant produite, qui a exigé son dépassement par l’avènement d’un état social, c’est-à-dire la formation d’une puissance publique. Mais précisément, la fonction de ce dépassement est de préserver les droits naturels dont disposent les hommes dès l’état de nature et dont l’expression pleine et entière est cependant empêchée au niveau de l’état de nature. Ces droits naturels de l’homme, présents avant même l’état social, se ramènent avant tout au droit de voir sa « propriété » préservée, celle-ci étant entendue de façon très large : il s’agit de « sa vie, sa liberté et ses biens » (§87, p. 62). S’il y a un meilleur régime, celui-ci doit assurer la préservation de ces éléments.

Pour sortir de l’état de nature devenu invivable, Locke pense qu’un pacte social est requis. Ce pacte consiste en un abandon de la force de chacun, ce que Locke appelle notre « pouvoir naturel », afin qu’il soit confié à la communauté par un transfert :

« Il n’y a de société politique que là et là seulement où chacun des membres a abandonné son pouvoir naturel et l’a remis entre les mains de la communauté pour tous les cas où l’on n’est pas empêché de faire appel, pour sa protection, à la loi que celle-ci aura établie. » (§87, p. 62)

Le critère de la majorité devient alors essentiel : par le pacte, je me soumets à la volonté de la majorité des membres de la communauté, mais je le fais en vue de la préservation de ma « propriété », entendue comme on l’a dit en un sens très large ; là est le cœur du contrat social :

« On doit supposer que tous ceux qui sortent de l’état de nature pour former une communauté abandonnent entre les mains de la majorité tout le pouvoir qui est nécessaire pour atteindre les fins en vue desquelles ils s’unissent en société […]. Cet abandon se fait par la seule convention de s’unir pour former une société politique ; c’est le seul contrat qui ait lieu et qui soit nécessaire entre des individus qui entrent dans une république ou en créent une nouvelle. Ainsi, ce qui commence une société politique et qui la constitue effectivement, ce n’est rien d’autre que l’acte par lequel un certain nombre d’hommes libres, qui sont disposés à accepter le principe de majorité, consentent à s’unir et à former un corps pour constituer une telle société. » (Ibid., § 99, p. 73.)

Pour approfondir

Pour approfondir cette version différente du contrat, vous pouvez lire le guide de lecture rédigé par Bruno Bernardi qui porte sur le Second traité du gouvernement de Locke.

La communauté acquiert alors « un pouvoir d’établir les punitions applicables aux différentes transgressions qui auront été commises parmi les membres de cette société, et dont elle aura jugé qu’elles méritaient une sanction (c’est en cela que consiste le pouvoir de faire des lois) ; elle détient également le pouvoir de punir les injustices commises à l’égard de l’un quelconque de ses membres par une personne qui n’en est pas membre (c’est en cela que consiste le pouvoir de paix et de guerre) » (ibid., § 88, p. 63).

La position de Locke est caractéristique d’un certain libéralisme, politique mais aussi économique : il s’agit d’assurer dans et par l’ordre social la préservation des droit naturels fondamentaux de l’être humain. Ceux qui exercent le pouvoir peuvent alors être démis par le peuple s’ils ne remplissent pas leur office conformément à l’intérêt bien compris des citoyens (nous aurons l’occasion d’y revenir lors de l’étape 4-B). Au cœur de ce qui doit être préservé, il y a tout de même aussi les biens, c’est-à-dire les propriétés au sens habituel : cet accent mis sur les biens acquis individuellement par le fruit du travail fait de Locke un défenseur de la propriété privée individuelle.

c. Rousseau

Notre enquête sur la notion de meilleur régime requiert désormais que l’on puisse assurer au niveau de l’État les exigences dont l’état de nature était déjà porteur, à savoir les droits naturels de l’homme. Ce qui implique que les représentants ne soient pas irrévocables.

Néanmoins, l’objection que l’on peut faire à l’approche par Locke de la question politique est qu’il considère qu’il y a d’abord le travail des hommes, qui justifie la propriété (avec son cortège d’inégalités), et que vient ensuite l’édification par contrat du corps politique pour préserver la propriété (et conforter ainsi les inégalités).

Or c’est cette priorité accordée à la propriété privée sur la chose politique que conteste le Genevois Jean-Jacques Rousseau, au 18e siècle.

Dans son Second discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), il critique le contrat de dupes qui caractérise la société de son temps, où le droit, notamment de propriété, consolide des inégalités qui renvoient au fait de la violence de prises de possession antérieures. L’origine de ce droit de propriété, c’est en effet la prise de possession : « le premier […] ayant enclos un terrain », dit Rousseau, pour désigner le moment inaugural aussi bien qu’arbitraire de la prise de possession. Il s’agit d’abord d’un accès à la possession qui dure aussi longtemps que le possédant peut tenir physiquement son terrain. Mais le droit intervient ensuite, et ne fait que conforter une possession aux origines arbitraires, tout en contribuant à faire oublier celles-ci. Or, Locke, en faisant du travail le fondement de la propriété privée, et de l’État la garantie de celle-ci, ignore totalement cette dimension problématique du droit de propriété et, par là-même, de l’édifice politique ayant pour mission de préserver celui-ci.

Rousseau pense alors autrement les choses. Un contrat est certes selon lui requis. Mais ce contrat doit permettre de sortir d’un état de nature différemment conçu. Selon Rousseau, on peut faire l’hypothèse, à titre méthodologique, que l’état de nature se caractérise initialement par l’absence de forme d’organisation sociale et par une grande harmonie des rapports entre les hommes. Mais l’on constate que cet état de nature, dans l’hypothèse où il aurait eu lieu, s’est dégradé progressivement pour devenir conflictuel bien que social, ou même : parce que social (la société corrompt), et ce, notamment en raison du rôle néfaste de la monnaie et de la propriété privée.

Dans le Contrat social (1762), Rousseau cherche donc une autre forme d’association que le contrat de Locke. Il ne retrouve pas Hobbes pour autant. Ce qu’écrit Rousseau au livre I, chapitre 4, à propos de l’esclavage, vaut en effet contre le contrat de Hobbes (même s’il est avant tout question de Grotius dans ce chapitre), car, au moment du contrat hobbesien, les individus s’aliènent (se donnent) entièrement et de façon irréversible à leur lieutenant, c’est-à-dire au souverain. Ce qui revient à renoncer à sa liberté. Or, pour Rousseau :

« Renoncer à sa liberté c’est renoncer à sa qualité d’homme, aux droits de l’humanité, même à ses devoirs. Il n’y a nul dédommagement possible pour quiconque renonce à tout. Une telle renonciation est incompatible avec la nature de l’homme, et c’est ôter toute moralité à ses actions que d’ôter toute liberté à sa volonté. Enfin c’est une convention vaine et contradictoire de stipuler d’une part une autorité absolue et de l’autre une obéissance sans bornes. N’est-il pas clair qu’on n’est engagé à rien envers celui dont on a droit de tout exiger, et cette seule condition sans équivalent sans échange n’entraîne-t-elle pas la nullité de l’acte ? Car quel droit mon esclave aurait-il contre moi, puisque tout ce qu’il a m’appartient, et que son droit étant le mien, ce droit de moi contre moi-même est un mot qui n’a aucun sens ? »

Rousseau, Du contrat social, livre I, ch. 4, éd. GF Flammarion, 2001, p. 51.

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Pour approfondir

Pour une explication de ce chapitre 4 du livre I du Contrat social, reportez-vous à ce qu’écrit Bruno Bernardi dans son étude du Contrat Social de Rousseau et à l’explication de cet extrait proposée par Jean-Marie Frey.

Comment procéder alors, sans faire ni à la façon de Hobbes ni selon celle de Locke, puisque la première semble sacrifier la liberté, tandis que la seconde validerait de grandes inégalités dont l’origine est arbitraire et violente ? Rousseau se propose de « Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant. » (Rousseau, Du contrat social, livre 1, ch. 6, éd. GF Flammarion, 2001, p. 56).

Cette association prend la forme d’un contrat dont les clauses « se réduisent toutes à une seule » : « l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté ». Aliéner voulant dire céder (mais aussi vendre), cela signifie que chacun cède entièrement sa puissance à la communauté, selon un principe de réciprocité : « chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous, et la condition étant égale pour tous, nul n’a intérêt de la rendre onéreuse aux autres ». (Ibid., I, 6, p. 56)

Mais cette aliénation n’est pas une perte de liberté ; je ne me soumets qu’à la communauté dont je fais partie : « chacun se donnant à tous ne se donne à personne, et comme il n’y a pas un associé sur lequel on n’acquière le même droit qu’on lui cède sur soi, on gagne l’équivalent de tout ce qu’on perd, et plus de force pour conserver ce qu’on a ». (Ibid., I, 6, p. 56.)

Il s’agit là d’un pacte ; il se ramène entièrement à ceci : « Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout » (Ibid., I, 6, p. 57). Cela a pour conséquence, qu’à cet « instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d’association produit un corps moral et collectif composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté. » (Ibid., I, 6, p. 57.)

Pour approfondir

► Lire l’explication proposée par Bruno Bernardi du chapitre 5 du livre I du Contrat social.

► Lire l’explication proposée par Bruno Bernardi du chapitre 6 du livre I du Contrat social.

Dans cette configuration, contre Hobbes, les individus contractants restent libres. Les « associés », qui « prennent collectivement le nom de peuple », « s’appellent en particulier Citoyens comme participants à l’autorité souveraine ». Et ce même s’ils s’appellent aussi « Sujets » en tant qu’ils sont « soumis aux lois de l’État » (Rousseau, Du contrat social, livre I, ch. 6, éd. GF Flammarion, 2001, p. 57-58).

Autrement dit, l’individu, après le pacte, existe selon deux modalités : comme citoyen qui prend part à l’élaboration des lois et comme sujet soumis aux lois du souverain.

Dans ce cadre encore, la propriété privée n’est pas sacralisée comme elle semblait l’être chez Locke : c’est à la puissance souveraine, par la volonté générale, de déterminer les règles de répartition des richesses (par le biais de l’impôt).

Les obligations du souverain

Pour approfondir

Lisez dans le Contrat social, livre I, le chapitre 7 et l’explication de ce chapitre proposée par Bruno Bernardi.

On peut se demander quelles sont les obligations du souverain dans un tel régime politique. Avec Rousseau, nous ne sommes pas chez Hobbes et il y a une réciprocité entre le citoyen et le souverain, les deux ayant des obligations l’un envers l’autre. Mais le souverain, chez Rousseau, est le peuple tout entier et non pas seulement un groupe particulier qui serait le gouvernement (le pouvoir exécutif). Le souverain est animé par la « volonté générale », qui ne peut statuer que sur la totalité du peuple ; ce qui implique pour Rousseau qu’il n’y a pas besoin de garantie que le souverain remplira ses obligations, contrairement aux individus qui doivent risquer une sanction s’ils ne respectent pas leurs obligations. C’est le gouvernement qui est révocable devant le peuple-souverain alors que le souverain ne meurt qu’en même temps que le contrat social. Il n’en demeure pas moins que le souverain a des obligations envers les citoyens.

3. Critique du contrat (Spinoza)

Toutes ces formes de contractualisme reposent sur une croyance : la possibilité de l’engagement des volontés humaines dans un contrat. Cela signifie aussi, s’agissant de politique, que les volontés jouent un rôle dans l’histoire, ce qui est discutable. Cela signifie enfin qu’il serait possible de s’extraire de l’état de nature par un acte de volonté, comme si ensuite cet état n’était plus rien pour nous.

Sur ce dernier point, on peut mentionner la critique que Spinoza fait de cette idée de sortie de l’état de nature. Spinoza s’inscrit peut-être plus fortement que Hobbes, Locke et Rousseau, dans le sillage de Machiavel qui préconisait, rappelez-vous, de prendre les hommes tels qu’ils sont et non pas tels qu’ils devraient être.

Spinoza écrit :

« Vous me demandez quelle différence il y a entre Hobbes et moi quant à la politique : cette différence consiste en ce que je maintiens toujours le droit naturel et que je n’accorde dans une cité quelconque de droit au souverain sur les sujets que dans la mesure où, par la puissance, il l’emporte sur eux ; c’est la continuation de l’état de nature ».

Spinoza, lettre 50 à J. Jelles, in Spinoza, Œuvres IV – Traité politique -
Lettres, trad. C. Appuhn, éd. Garnier Frères, 1966, p. 283.

Il est illusoire de penser que l’on va abolir l’état de nature. Et d’une certaine façon la critique que Spinoza adresse à Hobbes vaut pour Locke et pour Rousseau.

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Au cœur de cette critique de l’idéal du dépassement de l’état de nature, on trouve chez Spinoza une critique des promesses qui sont au cœur des contrats, comme on l’avait vu avec Hobbes s’agissant des signes de contractualisation en vue de l’avenir. Spinoza écrit :

« C’est une loi universelle de la nature humaine de ne négliger ce qu’elle juge être un bien que dans l’espoir d’un bien plus grand, ou dans la crainte d’un mal plus grand que la privation du bien dédaigné, et de ne souffrir un mal que pour en éviter un plus grand, ou dans l’espoir d’un bien supérieur à la privation du mal éprouvé : en d’autres termes, de deux biens nous choisissons celui qui nous semble le plus grand, et de deux maux celui qui nous semble le plus petit. Je dis qui nous semble, car ce n’est pas une nécessité que la chose soit telle que nous la jugeons. Or cette loi est si profondément gravée dans la nature humaine qu’il faut la placer au nombre des vérités éternelles que personne ne peut ignorer. Mais de cette loi il résulte nécessairement que personne ne promettra sincèrement de renoncer au droit naturel qu’il a sur toutes choses, et ne restera inviolablement ferme en ses promesses, à moins qu’il n’y soit déterminé par la crainte d’un plus grand mal ou l’espoir d’un bien plus grand. Pour mieux faire comprendre cette vérité, supposons qu’un voleur me fasse promettre de lui donner mes biens quand il les voudra. Mon droit naturel, comme je l’ai déjà démontré, n’étant déterminé que par le degré de ma force personnelle, il est certain que, si je puis par ruse échapper à ce voleur en lui promettant tout ce qu’il voudra, il m’est permis, en vertu du droit naturel, d’en user ainsi et de consentir frauduleusement à tous les pactes qu’il voudra m’imposer. Ou bien supposez que j’aie promis de bonne foi à quelqu’un de ne point goûter pendant vingt jours ni nourriture ni aucun aliment, et qu’ensuite j’aie vu que j’avais fait une sotte promesse et que je ne puisse, sans un grand préjudice, y rester fidèle, puisque selon le droit naturel, de deux maux je dois choisir le moindre, j’ai le droit incontestable de me dégager de la parole que j’ai donnée et de la regarder comme non avenue. Je dis que cela m’est permis en vertu de mon droit naturel, soit que j’agisse d’après une raison vraie et certaine, ou seulement d’après une opinion bien ou mal fondée ; car, que ce soit à tort ou à raison, il est de fait que je redoute un très grand mal ; et partant je dois, puisque c’est une loi de la nature, chercher de toute manière à y échapper. D’où nous concluons qu’aucun pacte n’a de valeur qu’en raison de son utilité ; si l’utilité disparaît, le pacte s’évanouit avec elle et perd toute son autorité. Il y a donc de la folie à prétendre enchaîner à tout jamais quelqu’un à sa parole, à moins qu’on ne fasse en sorte que la rupture du pacte entraîne pour le violateur de ses serments plus de dommage que de profit ; c’est là ce qui doit arriver particulièrement dans la formation d’un État. Si tous les hommes pouvaient facilement se laisser conduire par la raison et reconnaître combien le choix d’un tel guide importerait à l’utilité et à l’intérêt de l’État, non seulement chacun aurait la fourberie en horreur, mais tous, animés du désir sincère de réaliser ce grand objet, savoir, la conservation de la république, resteraient fidèles à leurs conventions et garderaient par-dessus toutes choses la bonne foi, ce rempart de l’État. Mais tant s’en faut que tous les hommes se laissent toujours guider facilement par la raison que chacun au contraire est entraîné par son désir, et que l’avarice, la gloire, l’envie, la colère, etc., occupent souvent l’esprit de telle manière qu’il ne reste aucune place à la raison ; aussi on a beau vous promettre avec toutes les marques de sincérité et s’engager à garder sa parole, vous ne pouvez cependant y avoir une confiance entière, à moins qu’il ne se joigne à cette promesse quelque autre gage de sécurité, puisqu’en vertu du droit naturel chacun est tenu d’user de ruse et dispensé de garder ses promesses, si ce n’est dans l’espoir d’un plus grand bien ou dans la crainte d’un plus grand mal. Mais puisque nous avons déjà fait voir que le droit naturel n’est déterminé que par la puissance de chacun, il s’ensuit qu’autant on cède à un autre de cette puissance, soit par force, soit volontairement, autant on lui cède nécessairement de son droit, et par conséquent que celui-là dispose d’un souverain droit sur tous qui a un souverain pouvoir pour les contraindre par la force et pour les retenir par la crainte du dernier supplice si universellement redouté : ce droit il le gardera tant qu’il aura le pouvoir d’exécuter ses volontés ; autrement son autorité sera précaire, et quiconque sera plus fort que lui ne sera pas tenu, à moins qu’il ne le veuille bien, de lui garder obéissance. »

Spinoza, Traité théologico-politique, ch. 16, trad. É. Saisset, 1842,

www.spinozaetnous.org, p. 139-140.

Questions

1. Pourquoi est-il impossible de promettre « sincèrement de renoncer au droit naturel [que l’on] a sur toutes choses » ?

2. Comment comprenez-vous l’exemple du voleur que prend Spinoza ?

3. D’après ce texte, pourquoi les hommes ne se laissent-ils pas facilement guider par la raison ?

4. Quelles conclusions faut-il tirer du fait que les hommes ne se laissent pas guider facilement par la raison ?

Éléments de réponse

1. Cela résulte de la nature humaine, qui est telle que les hommes préfèrent, de deux biens, celui qui leur paraît le plus grand, et de deux maux, celui qui leur semble le plus petit. Par conséquent, à moins d’une contrainte extérieure, jamais ma nature ne s’astreindra sincèrement à un engagement absolu comme une promesse. La tenir quoi qu’il en coûte – ce qu’elle semble bien impliquer dans sa notion même – serait en effet contraire aux lois de la nature humaine, qui pourraient me pousser dans certaines situations à m’en écarter.

On notera que Spinoza s’oppose à Hobbes pour qui, même à l’état de nature, pacta sunt servanda : les conventions doivent être respectées ; il y aurait une obligation morale, que nous dicte notre raison, à respecter les engagements pris.

2. Un voleur me fait promettre de lui donner mes biens quand il le souhaitera ; s’il m’est utile de lui faire cette promesse, par exemple parce qu’en contrepartie il me laisse partir, alors on comprend que je lui fasse cette promesse ; mais je ne serai pas pour autant engagé par celle-ci. Et à plus forte raison si seule la crainte me dicte de promettre. Les promesses ne nous engagent pas, du moins au point de vue du droit naturel.

3. Les hommes sont en grande partie déterminés par leurs passions. Là est le cœur du réalisme de Spinoza.

4. Ici les conclusions sont essentiellement d’ordre politique : on ne peut pas compter sur le fait que les hommes auraient raison de respecter les pactes et d’être de bonne foi, si leur raison leur faisait apparaître l’importance décisive de la conservation de la république (ce qui devrait même leur faire désirer cette conservation). Cela ne suffit pas, car leur esprit est occupé par autre chose que par des pensées rationnelles : il est rempli de passions. Il faut ainsi que quelque chose s’ajoute à la promesse, un ressort affectif puissant : l’espoir d’un plus grand bien ou la crainte d’un plus grand mal. Dans l’ordre politique, cela signifie par exemple des sanctions prévues pour telle ou telle absence de respect de ses engagements. La puissance publique peut imposer cela.

Mais cela suppose l’existence de cette puissance ; elle peut être défaite ; celui qui la possède peut être renversé. Par conséquent, on ne sort jamais de l’état de nature.

La question du meilleur régime s’est ainsi quelque peu déplacée : à mesure que l’exigence réaliste de prendre les hommes tels qu’ils sont s’est accrue, il est apparu que le modèle du contrat n’était peut-être pas de nature à nous montrer ce que serait le meilleur régime car il semble finalement perpétuer une dimension utopique, qui réside dans le fait de prétendre sortir de l’état de nature par un engagement.

Il est apparu toutefois, avec Rousseau au moins, une exigence de liberté, c’est-à-dire de non soumission à un pouvoir despotique. S’agissant de la forme du gouvernement, le discours de Rousseau, parce qu’il insistait sur la volonté générale, allait en direction d’une défense de la démocratie, même s’il ne l’a pas dit ainsi. Ces éléments peuvent sans doute être conservés.

En revanche, si dans l’idée de « meilleur régime » il y a l’idée d’un choix possible du régime, qu’il s’agisse de choisir le principe général d’existence de la république (pacte de soumission, véritable pacte d’association, etc.), ou de choisir la forme du gouvernement (monarchie, oligarchie, etc.), il y a peut-être un obstacle qui vient d’une part du caractère toujours précaire des pactes, et d’autre part du fait que l’histoire des institutions ne se fait peut-être pas de façon volontaire. Sans doute faut-il donc ici changer d’approche.

4. La prise en compte du rôle des institutions (Montesquieu)

Dès lors que l’on a pris acte des difficultés de la voie contractualiste, une approche très différente de la question du meilleur régime réside dans ce que l’on peut appeler l’institutionnalisme. L’institutionnalisme, c’est surtout un type de pensée économique qui s’intéresse au rôle des institutions. Mais on trouve de la part de certains philosophes, précurseurs des sciences sociales, un intérêt analogue, autour d’une analyse à la fois des structures et de l’évolution des institutions politiques.

C’est le cas en particulier chez Montesquieu, philosophe des Lumières, auteur de l’ouvrage De l’esprit des lois (1748). L’approche qui est la sienne des institutions politiques est moins normative que descriptive : il s’agit d’examiner la variété des institutions politiques, plus précisément des régimes politiques, en les rapportant à un certain nombre de paramètres d’ordre historique, religieux, moral, etc.

Dans cette perspective, il n’existe pas vraiment de choix possible du régime. Ce n’est pas la volonté humaine qui fait les transformations politiques et historiques. Et il n’y a pas de meilleur régime absolument parlant ; il y a des situations plus favorables à certains régimes qu’à d’autres, ou réciproquement des régimes mieux ajustés à certaines situations.

a. La loi comme rapport

Cesser de concevoir les institutions politiques comme le résultat d’un acte de volonté (comme un pacte) est la conséquence de l’adoption d’une méthode d’analyse spécifique, qui rapproche ici la philosophie de ce que sera plus tard – à partir du 19e siècle – la sociologie, et annonce même cette dernière. Cette méthode spécifique consiste chez Montesquieu à considérer les lois comme des « rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses » : toutes les lois, notamment scientifiques ou juridiques, relèvent pour Montesquieu du même concept de loi (en un sens très général donné à celui-ci) :

« Les lois, dans la signification la plus étendue, sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses ; et, dans ce sens, tous les êtres ont leurs lois, la divinité a ses lois, le monde matériel a ses lois, les intelligences supérieures à l’homme ont leurs lois, les bêtes ont leurs lois, l’homme a ses lois. »

Montesquieu, De l’esprit des lois, 1748, livre I, ch. 1,
http://classiques.uqac.ca/classiques/montesquieu/
de_esprit_des_lois/partie_1/de_esprit_des_lois_1.html
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Les lois ne sont rien d’autre que les rapports ou relations nécessaires qui dérivent des choses. Cette conception relationnelle de la loi n’a pas besoin de la référence à un législateur, auteur et première cause de ces lois : les lois sont des effets de la réalité, plus que le produit d’une décision libre. Cela signifie encore que ce qui est habituellement perçu comme étant prescriptif, c’est-à-dire comme devant être appliqué tout en étant susceptible de ne pas l’être – les lois de la cité, les lois morales, etc. – semble ramené au statut des lois de la nature dans leur sens le plus courant (on songe en particulier aux lois de la science physique qui régissent le mouvement des corps).

Montesquieu établit cependant une différence entre ces deux types de lois :

« Mais il s’en faut bien que le monde intelligent soit aussi bien gouverné que le monde physique. Car, quoique celui-là ait aussi des lois qui par leur nature sont invariables, il ne les suit pas constamment comme le monde physique suit les siennes. La raison en est que les êtres particuliers intelligents sont bornés par leur nature, et par conséquent sujets à l’erreur ; et, d’un autre côté, il est de leur nature qu’ils agissent par eux-mêmes. »

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Si donc les lois concernant l’être humain – qu’il s’agisse de préceptes moraux, de règles utiles à suivre, ou des lois de la cité –, sont au fond de même nature et de même origine que les lois du monde physique, il y a néanmoins un sérieux écart entre les deux, dans les conditions de leur application : il arrive souvent à l’homme d’enfreindre les lois du monde intelligent, c’est-à-dire du monde des êtres rationnels ; tandis que le monde physique suit constamment ses lois. Un corps ne saurait en effet échapper aux lois du mouvement, il n’y a pas d’infraction possible ; tandis que bien souvent des hommes enfreignent des règles de droit ou des préceptes moraux. Ce que Montesquieu explique d’une part par la finitude de l’homme, être susceptible de commettre des erreurs ; mais aussi par le fait qu’il y a une relative indépendance des êtres humains, qui agissent par eux-mêmes (ce qui n’est pas encore exactement admettre un libre arbitre).

Question

Que veut dire Montesquieu lorsqu’il dit que les lois du monde intelligent sont invariables ?

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Éléments de réponse

Lorsque Montesquieu dit que les lois du monde intelligent sont invariables, au même titre que les lois du monde physique, il ne veut pas dire par là que le droit positif ou les préceptes moraux ne varient pas selon les temps et les lieux. (Au contraire, cette relativité des lois du monde humain est au cœur de ses analyses de nature historique et pré-sociologique.) Il veut dire plutôt que l’existence de tel droit positif ou de tel précepte moral n’est pas sans ordre ni raison : ils sont invariablement ce qu’ils sont dès lors que telles et telles circonstances déterminées se trouvent réunies.

Pour Montesquieu, les règles du droit positif, les institutions politiques, les climats, les mœurs, les religions, l’histoire et bien sûr la nature humaine (avec tout son lot de passions, tempéraments et capacités rationnelles) sont dans un rapport d’entrelacement permanent. Ce sont là comme différents paramètres interdépendants qui contribuent à former telle société déterminée à un moment donné et en un lieu donné de l’histoire. Autrement dit, si l’on s’intéresse aux lois du droit positif et aux institutions politiques (ces dernières ayant elles-mêmes un statut juridique), si on les voit toutes varier selon les temps et les lieux, elles prennent néanmoins la forme qui est la leur dans les rapports nécessaires qu’elles entretiennent avec les autres éléments d’un contexte déterminé. Une science du monde intelligent – ce que nous appellerions désormais une « science humaine » – est alors possible, parce que ce qui est invariable dans son principe et donc susceptible d’être connu, c’est le rapport même que définissent ces lois. Pourquoi a-t-on en un lieu des lois pénales cruelles, et ailleurs des lois pénales beaucoup plus douces ? Peut-être parce qu’il se trouve que la rigueur des lois de la religion est très supérieure dans le second cas, comme s’il y avait un rapport de compensation entre des lois de types différents. Autrement dit, la différence constatable entre les lois de droit positif d’un pays à un autre n’est pas quelque chose de contingent, comme on pourrait le croire en première approche, mais résulte du rapport nécessaire qu’entretiennent des paramètres multiples formant un tout.

b. Le principe de chaque forme de gouvernement

Au travers de son analyse, Montesquieu aborde la question de la diversité des régimes ou formes de gouvernement (monarchie, aristocratie, etc.) ; il s’agit là d’institutions politiques. Il doit concilier un certain relativisme (ici l’idée que des régimes très différents cohabitent et se succèdent dans l’histoire du monde) avec l’ambition qui est la sienne de rendre compte du caractère nécessaire des phénomènes sociaux (ils ne peuvent pas être autrement).

Différents types de gouvernement sont théoriquement possibles. Mais le fait qu’une forme de gouvernement plutôt qu’une autre existe en un lieu et à un moment donnés dépend d’un certain nombre de paramètres. Cette dépendance est un rapport nécessaire que Montesquieu tente d’exposer.

Ainsi chacune des grandes formes de gouvernement peut exister, mais chacune requiert ce que Montesquieu appelle un « principe » (ou « ressort »), c’est-à-dire quelque chose qui permet de soutenir réellement l’institution politique ; une condition pour que celle-ci perdure dans la forme qui est la sienne. Or ce principe ne vient pas seulement de l’institution politique elle-même ; lorsqu’il est présent et actif, c’est aussi dans les mœurs et il ne peut surgir qu’à la faveur d’un certain contexte à l’élaboration duquel l’institution politique ne joue qu’un rôle partiel.

Pour Montesquieu, la vertu est le principe de la démocratie, la modération le principe de l’aristocratie, l’honneur le principe de la monarchie, la crainte est celui du gouvernement despotique. Ce qui signifie qu’il faut, selon le cas, de l’honneur, de la modération, de la vertu ou de la crainte pour réellement mettre en mouvement le régime politique. Voyons cela régime par régime.

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► La vertu comme principe du gouvernement démocratique

La vertu des citoyens, c’est-à-dire leur excellence morale, est le principe de la démocratie :

« Il ne faut pas beaucoup de probité pour qu’un gouvernement monarchique ou un gouvernement despotique se maintiennent ou se soutiennent. La force des lois dans l’un, le bras du prince toujours levé dans l’autre, règlent ou contiennent tout.

Mais, dans un État populaire, il faut un ressort de plus, qui est la vertu. »

Montesquieu, De l’esprit des lois, livre III, ch. 3, éd. cit.

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Le modèle de la démocratie dont parle Montesquieu est à trouver dans la Grèce ancienne ; on songe à Athènes :

« Les politiques grecs, qui vivaient dans le gouvernement populaire*, ne reconnaissaient d’autre force qui pût les soutenir que celle de la vertu. »

Montesquieu, De l’esprit des lois, livre III, ch. 3, éd. cit.

* démocratie

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Le malheur des partisans de la démocratie est que les politiques « d’aujourd’hui ne nous parlent que de manufactures, de commerce, de finances, de richesses et de luxe même ». Autrement dit, pour Montesquieu, ce modèle ancien n’est plus ; la vertu n’est plus une valeur importante, du moins comme elle pouvait l’être dans une Grèce ancienne quelque peu idéalisée.

Or, à défaut de vertu, que se passe-t-il ?

« Lorsque cette vertu cesse, l’ambition entre dans les cœurs qui peuvent la recevoir, et l’avarice entre dans tous. Les désirs changent d’objets : ce qu’on aimait, on ne l’aime plus ; on était libre avec les lois, on veut être libre contre elles. Chaque citoyen est comme un esclave échappé de la maison de son maître ; ce qui était maxime, on l’appelle rigueur ; ce qui était règle, on l’appelle gêne ; ce qui y était attention, on l’appelle crainte. C’est la frugalité* qui y est l’avarice, et non pas le désir d’avoir. Autrefois le bien des particuliers faisait le trésor public ; mais pour lors le trésor public devient le patrimoine des particuliers. La république est une dépouille ; et sa force n’est plus que le pouvoir de quelques citoyens et la licence de tous. »

Montesquieu, De l’esprit des lois, livre III, ch. 3, éd. cit.

* Fait de vivre de peu, simplement

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Question

Comment faut-il comprendre ce constat que dresse Montesquieu au sujet de son époque ?

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Éléments de réponse

Lorsque la vertu disparaît, le régime démocratique ne peut plus tenir. C’est une forme institutionnelle qui dégénère et qui va bientôt céder sa place à une autre forme institutionnelle. Les mêmes attitudes qui étaient valorisées font désormais l’objet d’un mépris : ainsi les maximes morales (c’est-à-dire des préceptes moraux brièvement formulés) apparaissent trop rigoureuses. Par exemple, dans l’hypothèse d’une dégradation de l’importance de la vertu dans la société, si l’on dit à propos de quelqu’un de bien intentionné mais n’ayant pas encore mis en œuvre ses bonnes intentions que « C’est par les actions qu’on peut le juger bien » (Térence, 185-159 av. JC.), cela apparaît avant tout comme relevant d’une rigueur morale pénible. Les règles ne sont plus comprises comme une condition de la liberté, mais comme une contrainte à l’exercice de celle-ci : une « gêne ». Une vie simple, frugale, est interprétée comme un signe non plus de vertu mais d’« avarice », alors que ce mot aurait dû être réservé à ceux qui – inversement – cherchent à accumuler au maximum pour eux-mêmes, ne songeant pas aux autres. La chose publique (res publica) se corrompt elle aussi, littéralement et au figuré : quelques-uns, usurpant le titre d’hommes politiques, se servent avec avidité de l’argent public à leurs propres fins. Ils ne gouvernent plus ; ils profitent.

Sans doute Montesquieu accentue-t-il l’écart entre Anciens et Modernes, par un effet – comme on l’a dit – d’idéalisation des mœurs des Anciens –, même s’il est vrai que le 18e siècle connaît une expansion des logiques d’intérêt économique et d’accumulation de capital. En témoigne la querelle du luxe, qui au 18e siècle a surtout opposé Voltaire (qui y était favorable) et Rousseau (qui y était opposé).

► La modération comme principe du gouvernement aristocratique

Qu’en est-il à présent du gouvernement aristocratique ?

Dans le gouvernement démocratique, l’égalité elle-même pouvait être néfaste lorsqu’elle n’était pas nourrie par la vertu. Dans le gouvernement aristocratique – qui a par ailleurs la faveur de Montesquieu, malgré son relativisme –, le fait d’avoir plusieurs castes favorise l’obéissance du peuple à ceux qui le dirigent : les nobles ; la vertu y est beaucoup moins importante :

« Comme il faut de la vertu dans le gouvernement populaire, il en faut aussi dans l’aristocratique. Il est vrai qu’elle n’y est pas si absolument requise.

Le peuple, qui est à l’égard des nobles ce que les sujets sont à l’égard du monarque, est contenu par leurs lois. Il a donc moins besoin de vertu que le peuple de la démocratie. »

Montesquieu, De l’esprit des lois, livre III, ch. 4, éd. cit.

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Le problème se reporte sur les nobles eux-mêmes : « Mais comment les nobles seront-ils contenus ? Ceux qui doivent faire exécuter les lois contre leurs collègues sentiront d’abord qu’ils agissent contre eux-mêmes. Il faut donc de la vertu dans ce corps, par la nature de la constitution. » Certes, « Le gouvernement aristocratique a par lui-même une certaine force que la démocratie n’a pas » : « Les nobles y forment un corps, qui, par sa prérogative et pour son intérêt particulier, réprime le peuple : il suffit qu’il y ait des lois, pour qu’à cet égard elles soient exécutées. » Cependant, « autant qu’il est aisé à ce corps de réprimer les autres, autant est-il difficile qu’il se réprime lui-même. » Montesquieu, De l’esprit des lois, livre III, ch. 4, éd. cit.

Le corps des nobles « ne peut se réprimer que de deux manières » :

– ou bien « par une grande vertu, qui fait que les nobles se trouvent en quelque façon égaux à leur peuple, ce qui peut former une grande république » ; mais on revient alors au problème du défaut de vertu à l’époque moderne.

– ou bien « par une vertu moindre, qui est une certaine modération qui rend les nobles au moins égaux à eux-mêmes, ce qui fait leur conservation ». (Montesquieu, De l’esprit des lois, livre III, ch. 4, éd. cit.)

Pour Montesquieu, c’est donc la modération qui est « l’âme de ces gouvernements » (Montesquieu, De l’esprit des lois, livre III, ch. 4, éd. cit.). Que les aristocrates modèrent le pouvoir qu’ils tirent de leur naissance, voilà une condition du gouvernement aristocratique ; faute de quoi, il peut s’effondrer sous l’action d’une oligarchie violente et impunie.

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► L’honneur comme principe du gouvernement monarchique

La logique de la monarchie est, quant à elle, une logique de cour, et de courtisans du roi. La monarchie a besoin de s’appuyer sur l’honneur, c’est-à-dire sur la recherche de la distinction des uns et des autres par les honneurs que distribue inégalement le roi (telle charge de magistrat, telle rente, telle terre, etc.) :

« Le gouvernement monarchique suppose […] des prééminences, des rangs, et même une noblesse d’origine. La nature de l’honneur est de demander des préférences et des distinctions ; il est donc, par la chose même, placé dans ce gouvernement. »

Montesquieu, De l’esprit des lois, I, III, 7, éd. cit.

Les aspirations des uns et des autres ne sont pas « dangereuses » car en cas d’excès, elles peuvent être facilement « réprimées » par le souverain (Montesquieu, De l’esprit des lois, livre III, ch. 7, éd. cit.). Bien au contraire, les ambitions sont utiles : l’honneur, sorte de main invisible de l’ordre politique monarchique et de ruse de l’État, « fait mouvoir toutes les parties du corps politique ; il les lie par son action même ; et il se trouve que chacun va au bien commun, croyant aller à ses intérêts particuliers. » (Montesquieu, De l’esprit des lois, livre III, ch. 7, éd. cit.) Et au regard de l’implication qu’il entraîne de la part des hommes qui le poursuivent, l’honneur satisfait enfin à une exigence d’économie : car « n’est-ce pas beaucoup d’obliger les hommes à faire toutes les actions difficiles, et qui demandent de la force, sans autre récompense que le bruit de ces actions ? » (Montesquieu, De l’esprit des lois, livre III, ch. 7, éd. cit.).

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► La crainte comme principe du gouvernement despotique

La crainte est le principe du gouvernement despotique, c’est-à-dire de la tyrannie :

« Comme il faut de la vertu dans une république, et dans une monarchie, de l’honneur, il faut de la crainte dans un gouvernement despotique : pour la vertu, elle n’y est point nécessaire, et l’honneur y serait dangereux. »

Montesquieu, De l’esprit des lois, livre III, ch. 9, éd. cit.

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L’honneur serait dangereux, et avec lui l’ambition, car, face à l’arbitraire du pouvoir du tyran, « Des gens capables de s’estimer beaucoup eux-mêmes seraient en état d’y faire des révolutions ». C’est pourquoi la crainte doit « [abattre] tous les courages », et « [éteindre] jusqu’au moindre sentiment d’ambition ». En effet, quand, dans ce type de gouvernement « le prince cesse un moment de lever le bras » et « ne peut pas anéantir à l’instant ceux qui ont les premières places, tout est perdu : car le ressort du gouvernement, qui est la crainte, n’y étant plus, le peuple n’a plus de protecteur » (Montesquieu, De l’esprit des lois, livre III, ch. 9, éd. cit.).

Songeons au culte de la personnalité dans certains régimes despotiques ou dictatoriaux : une seule tête doit sortir du rang, celle du dirigeant. Ce fut par exemple le cas autour de Staline en Union Soviétique (régime plus précisément de nature totalitaire, comme on l’a vu). Dans la même perspective, lors des « procès de Moscou » (1936-1938), qui n’en étaient pas véritablement, Staline fit exécuter plusieurs maréchaux et de très nombreux généraux, avant de faire assassiner Léon Trotski en 1940 (Trotski s’était opposé à Staline après avoir joué un rôle important au cours de la révolution russe).

Notons enfin que Montesquieu, dont l’approche relativiste, on l’a dit, tend à ne pas hiérarchiser les régimes, n’évite toutefois pas un jugement de valeur extrêmement défavorable concernant les régimes despotiques : « On ne peut parler sans frémir de ces gouvernements monstrueux » (Montesquieu, De l’esprit des lois, livre III, ch. 9, éd. cit.).

5. Conclusion

Avec Spinoza, nous avons modifié la question même du meilleur régime : ce dernier ne saurait être compris à partir d’un projet de réalisation du contrat social. Avec Montesquieu, nous avons plus généralement vu que l’on pouvait concevoir les régimes politiques comme ne résultant pas de la volonté humaine, mais comme étant pris dans un enchaînement nécessaire qui implique plusieurs paramètres. Et la question du meilleur régime s’est trouvée en grande partie déconstruite, par le fait qu’il n’y aurait pas de régime absolument supérieur aux autres : chacun peut avoir son efficacité, du moins s’il est convenablement ajusté aux circonstances, et plus précisément s’il est nourri par la vigueur du principe auquel il se rattache principalement (modération, honneur, etc.).

On pourrait ajouter que poser un régime idéal à titre de fin de l’histoire vers laquelle on tendrait, est une perspective assez illusoire au regard d’une démarche attentive aux enchaînements nécessaires au sein de la réalité sociale. Ce type de finalisme (position d’une fin) est très proche de recourir à la notion de providence (divine) organisatrice de l’histoire du monde. Ce que l’on trouve par exemple au 17e siècle, dans la pensée de Bossuet, évêque de Meaux. Spinoza et Montesquieu sont extrêmement éloignés de ce type de réflexion ; ils sont du côté de la prise en compte de la nécessité des rapports entre les choses.

Il n’en demeure pas moins que la démocratie peut être défendue en elle-même : elle réalise mieux le principe de liberté (dont nous avions estimé, à titre d’hypothèse, qu’il pouvait être un critère du meilleur régime). Lisons ce qu’écrit Spinoza écrit au sujet de ce régime au chapitre XVI du Traité théologico-politique :

« Je pense, par ces explications, avoir montré assez clairement en quoi consistent les fondements de la démocratie ; j’ai mieux aimé traiter de cette forme de gouvernement, parce qu’elle me semblait la plus naturelle et la plus rapprochée de la liberté que la nature donne à tous les hommes. Car dans cet État personne ne transfère à un autre son droit naturel, de telle sorte qu’il ne puisse plus délibérer à l’avenir ; il ne s’en démet qu’en faveur de la majorité de la société tout entière, dont il est l’une des parties. Par ce moyen, tous demeurent égaux, comme auparavant dans l’état naturel. »

Trad. É. Saisset, 1842, www.spinozaetnous.org, p.142.


Modifié le: Wednesday 18 March 2020, 15:18