La politique Partie 4 Approfondir sa réflexion : quelle réalité pour la démocratie ?


Étape 4

chapitre 1

Approfondir sa réflexion :
quelle réalité pour la démocratie ? (toutes séries)

espace

Une réponse à la question posée dans l’étape précédente de cette séquence serait qu’il existe bien un régime meilleur que les autres : il s’agirait de la démocratie, avec toutes les réserves que nous avons indiquées. Mais, en parlant de démocratie, on peut se demander ce qu’il faut entendre plus précisément sous cette dénomination. Comme nous allons le voir, les choses ne vont pas de soi.

En effet, parler du pouvoir du peuple, ou du pouvoir de tous, ne suffit pas à déterminer ce qu’est la démocratie. Il est certes important de distinguer quantitativement la démocratie des autres régimes : elle est certes le pouvoir de tous, tandis que les autres sont le pouvoir de quelques-uns (oligarchie) et le pouvoir d’un seul (monarchie, notamment). Mais une fois que l’on a dit cela, plusieurs façons de concevoir ce qu’est la démocratie en elle-même sont encore possibles, et ces conceptions sont très différentes les unes des autres.

Une distinction importante que l’on peut proposer désormais, s’agissant de la démocratie – cette fois davantage considérée en elle-même que comparativement à d’autres régimes – est la suivante : la démocratie peut être formelle ; elle peut aussi être réelle. Que faut-il entendre par là ?

► La démocratie formelle – c’est-à-dire : dans sa forme, comme on parle de la forme d’une dissertation indépendamment de son contenu – consiste fondamentalement :

– en l’existence de lois (par opposition à l’arbitraire des décisions d’un seul ou de quelques-uns) ;

– en un ensemble d’institutions caractérisées par la séparation des pouvoirs (exécutif, législatif et judiciaire) ;

– en un ensemble de droits fondamentaux (ou de libertés fondamentales) conférés aux citoyens : il s’agit, avant tout du droit de vote, de la liberté d’association, de la liberté de penser et de s’exprimer, etc. ;

– et en une égalité des citoyens devant la loi et au point de vue de la jouissance des droits.

► Ce qu’on peut appeler la démocratie réelle ne contredit pas fondamentalement la démocratie formelle, mais vient plutôt la préciser ou la compléter :

– la démocratie dite réelle porte en son sein une exigence d’égalité réelle des citoyens, exigence qui peut aller – selon l’image d’une course – de l’égalité sur la « ligne de départ » (ou « égalité des chances ») à l’égalité sur la « ligne d’arrivée » ; dans ce dernier cas, on vise généralement l’égalité économique et sociale. L’égalité des chances est très proche de la notion de « méritocratie » (pouvoir selon le mérite ou la dignité) ;

– la démocratie dite réelle peut intégrer en son sein une critique de la représentation. Qu’entend-on ici par « représentation » ? Il s’agit d’un dispositif institutionnel d’après lequel les citoyens élisent des représentants qui ont ensuite à prendre les décisions qui s’imposent, en matière de législation c’est-à-dire à la fois en matière de création et d’abrogation (= suppression) de normes et/ou en matière d’exécution des normes existantes. En conséquence de quoi, la démocratie réelle porte en elle, plus ou moins, l’exigence d’un exercice direct du pouvoir par le peuple et pour le peuple.

Enjeu

Instaurer (ou réinstaurer) la démocratie, c’est organiser un transfert de souveraineté (voir à l’étape 3-B/2 et à l’étape 1-A in fine pour la définition de ce terme) vers la multitude des citoyens (le peuple). Il s’agit pour les citoyens de s’approprier ou de se réapproprier la souveraineté. Un tel changement peut s’effectuer par un acte de violence historique de nature révolutionnaire. C’est aller ainsi à l’encontre de ce qui est perçu comme une confiscation de la souveraineté par quelques-uns (oligarchie) ou par un seul (monarchie, tyrannie). Ces derniers régimes sont alors tendanciellement considérés comme faisant preuve d’un pouvoir de domination à l’encontre des citoyens.

A La démocratie du point de vue du droit

Commençons par considérer les bases juridiques de la démocratie

Jean-Jacques-
François Le Barbier,
représentation de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 (env. 1789). Musée Carnavalet.

1. « Déclarer » les droits de l’homme

Un premier aspect de celle-ci concerne les droits de l’homme, qui sont des droits fondamentaux supposés inscrits dans la nature humaine.

Les déclarations

Ces droits ont fait l’objet de déclarations. La plus célèbre est la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789.

Mais la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, par l’Assemblée générale des Nations Unies, est également très importante (www.un.org/fr/universal-declaration-human-rights), ainsi que la Déclaration d’indépendance des États-Unis d’Amérique (1776), dont le préambule comporte une liste de droits inaliénables (c’est-à-dire des droits incessibles, que l’on ne peut pas retirer aux hommes). Dans ce dernier cas, il s’agit notamment de la vie, de la liberté, et de la recherche du bonheur. Autrement dit, les hommes ont le droit de voir leur vie préservée, leur liberté inviolée, et leur quête du bonheur non entravée. C’est précisément en vue du respect de ces droits que des gouvernements sont institués, est-il proclamé.

La déclaration française de 1789 met notamment en avant ceci, que les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits (art. 1). Il s’agit de l’égalité devant la loi (droit positif) ; on parle d’« isonomie ». Cela s’oppose fermement à une conception aristocratique du rapport à la loi, qui dissocierait au moins deux classes de citoyens : les aristocrates et les roturiers.

Assez proche sur ce point de la déclaration d’indépendance de 1776, la déclaration de 1789 pose que le but de toute association politique est la conservation des droits naturels de l’homme, les plus fondamentaux d’entre eux étant : la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression (article 2). D’autres droits naturels apparaissent comme dérivés de ces derniers, comme par exemple la libre communication des pensées et des opinions (article 11), qui dérive de la liberté.

Insistons sur la dimension déclarative de ces droits. Il y a un paradoxe : pourquoi faudrait-il déclarer ces droits, s’ils sont présumés être enracinés dans l’essence de l’homme ? Une telle déclaration ne relève-t-elle pas de ce que les linguistes et philosophes du langage appellent la fonction performative du langage ?

Question

Qu’est-ce que la fonction performative du langage ?

Éléments de réponse

Pour le philosophe anglais John Austin (1911-1960), un énoncé est performatif lorsqu’il est un acte. Attention : un ordre (« viens ! ») n’est pas un énoncé performatif, mais conatif (c’est une injonction). En revanche, un juge qui condamne un accusé (« la cour vous condamne… ») formule un énoncé performatif : sa parole est un acte. De même un maire qui déclare un couple marié (« au nom de la loi, je vous déclare unis par les liens du mariage »). Il faut pour cela un certain contexte et une certaine autorité ou habilitation. Si, dans la rue, un médecin interpelle un inconnu, le déclare coupable de vol et le condamne à l’exil, il ne sera cru par personne, et son « arrêt » ne sera reconnu et exécuté par personne ; pas plus, au fond, que si un juge énonçait lui-même le diagnostic médical d’un prévenu avant de formuler une prescription d’ordre médical (même si un expert médical auprès d’une cour de justice peut, dans certaines circonstances déterminées par la loi, être amené à effectuer un diagnostic médical).

Les droits de l’homme pourraient alors avoir été forgés par et au travers du texte même de la déclaration de 1789. Mais on pourrait objecter à cela qu’il en va peut-être de même des droits de l’homme et des vérités mathématiques : en effet, les propriétés d’un triangle n’attendent pas d’être énoncées pour la première fois par un mathématicien pour être vraies ; elles sont vraies indépendamment de leur énonciation.

Nos démocraties modernes reconnaissent ainsi des droits fondamentaux. Ils sont généralement visés ou rappelés dans le cadre d’un texte constitutionnel, qui relève – lui – du droit positif. Ainsi, en France, dans les constitutions de la IVe et de la Ve République, le préambule vise la Déclaration de 1789.

2. Séparation des pouvoirs et représentation en politique

Deux autres traits décisifs des démocraties modernes résident, d’une part dans la représentation en politique, et, d’autre part, dans la séparation des pouvoirs.

a. La représentation

La représentation, s’agissant de politique, c’est le fait de confier le pouvoir à des représentants, auxquels le pouvoir est délégué.

Notons d’emblée que c’est en quelque sorte prévu par la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789: « La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation. » (Article 6.) La Déclaration elle-même est rédigée par « les représentants du peuple français constitués en assemblée nationale ».

b. La séparation des pouvoirs

Un autre trait important des démocraties modernes est la séparation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire (voir étape 1-A pour la définition de ces pouvoirs).

Dans le chapitre 6 du livre XI de son principal ouvrage, De l’esprit des lois (1748), intitulé « De la constitution d’Angleterre », Montesquieu parle respectivement de :

1. « puissance législative » (faire et abroger les lois)

2. « la puissance exécutrice des choses qui dépendent du droit des gens », c’est-à-dire ici du droit international (« [faire] la paix ou la guerre, [envoyer] ou [recevoir] des ambassades, [établir] la sûreté, [prévenir] les invasions ») ; Montesquieu la nomme encore : « puissance exécutrice de l’État »

3. « la puissance exécutrice de celles qui dépendent du droit civil » (« [punir] les crimes, ou [juger] les différends des particuliers ») ; Montesquieu la nomme également : « puissance de juger ».

Dans ce chapitre, Montesquieu, dont la démarche générale est relativiste, décrit en détail le régime politique anglais de son époque (18e siècle), mais cette description tend à présenter ce régime en modèle, en tant qu’il met en place une séparation des pouvoirs.

Le cadre général de ce modèle est l’établissement de la liberté politique des citoyens, que Montesquieu définit comme la « tranquillité d’esprit qui provient de l’opinion que chacun a de sa sûreté » ; il précise que « pour qu’on ait cette liberté, il faut que le gouvernement soit tel qu’un citoyen ne puisse pas craindre un autre citoyen ».

De ce principe de liberté politique, Montesquieu fait découler cette conséquence :

« Lorsque, dans la même personne ou dans le même corps de magistrature, la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, il n’y a point de liberté ; parce qu’on peut craindre que le même monarque ou le même sénat ne fasse des lois tyranniques pour les exécuter tyranniquement.

Il n’y a point encore de liberté si la puissance de juger n’est pas séparée de la puissance législative et de l’exécutrice. Si elle était jointe à la puissance législative, le pouvoir sur la vie et la liberté des citoyens serait arbitraire : car le juge serait législateur. Si elle était jointe à la puissance exécutrice, le juge pourrait avoir la force d’un oppresseur.

Tout serait perdu, si le même homme, ou le même corps des principaux, ou des nobles, ou du peuple, exerçaient ces trois pouvoirs : celui de faire des lois, celui d’exécuter les résolutions publiques, et celui de juger les crimes ou les différends des particuliers. »

(Montesquieu, De l’esprit des lois, 1748, livre XI, ch. 6, « De la constitution d’Angleterre ».

http://classiques.uqac.ca/classiques/montesquieu/de_esprit_des_lois/
partie_2/de_esprit_des_lois_2.html

Question

À partir de ce texte, quelle idée doit-on se faire d’un régime tyrannique ?

espace

Éléments de réponse

On se souvient que pour Montesquieu, la crainte est le ressort du régime tyrannique. Ici, l’auteur souligne le fait que l’absence de séparation des pouvoirs engendre le régime tyrannique ; la pire forme de tyrannie étant celle dans laquelle une seule personne réunit en elle-même et pour elle-même l’ensemble des trois pouvoirs. On comprend alors qu’entre la monarchie absolue – ce que n’est pas la monarchie anglaise du 18e siècle – et un régime despotique, il n’est pas certain qu’il y ait une véritable étanchéité. Il y a un risque que la monarchie devienne despotique si le pouvoir du monarque n’est pas compensé par un autre pouvoir.

espace

► Limiter le pouvoir par le pouvoir

On se souvient que Pascal, dans le fragment « Justice force », concluait à la grande faiblesse de la justice face à la force. Montesquieu n’introduit pas frontalement la justice comme valeur, pour l’opposer à la force. Il considère plutôt que la force ou puissance peut être fragmentée, et que de cette division on obtient la réalisation du principe de liberté politique. Car une puissance est susceptible d’arrêter les autres puissances :

« Si la puissance exécutrice n’a pas le droit d’arrêter les entreprises du corps législatif, celui-ci sera despotique ; car, comme il pourra se donner tout le pouvoir qu’il peut imaginer, il anéantira toutes les autres puissances. »

Ce qui est absolument écrasant, ce n’est plus, comme chez Pascal, la force tout court ; c’est plutôt la force du pouvoir législatif s’il n’existe pas en face de lui un contre-pouvoir (ici : le pouvoir exécutif).

espace

► Primauté de l’exécutif sur le législatif

Séparation ne signifie cependant pas équilibre. Montesquieu fait remarquer qu’il « ne faut pas que la puissance législative ait réciproquement la faculté d’arrêter la puissance exécutrice » (nous soulignons). Selon Montesquieu, le pouvoir exécutif a « ses limites par sa nature » (il serait donc « inutile de […] borner » celle-ci) ; de plus, « la puissance exécutrice s’exerce toujours sur des choses momentanées » : ordonner une attaque militaire, par exemple, ou rappeler un ambassadeur, tandis que la loi – du fait de sa généralité – engage pour l’avenir tous les cas qui tombent sous elle (jusqu’à son éventuelle abrogation). Si l’exécutif doit pouvoir arrêter le législatif, sans réciproque, c’est qu’il y a une primauté de l’exécutif sur le législatif.

Cela dit, si « la puissance législative ne doit pas avoir le droit d’arrêter la puissance exécutrice, elle a droit, et doit avoir la faculté d’examiner de quelle manière les lois qu’elle a faites ont été exécutées ». Ce qui pourrait s’apparenter à un contrôle du gouvernement par le parlement, comme c’est le cas dans les démocraties modernes.

– En France aujourd’hui, le gouvernement – certes nommé par la tête de l’exécutif, le Président de la République –, se soumet toutefois au contrôle du pouvoir législatif, d’une part à travers la procédure du vote de confiance qu’il demande à l’Assemblée Nationale, condition de la plénitude de son action, et d’autre part en raison de la motion de censure qu’il peut subir de la part de la même Assemblée et qui conduit éventuellement à sa démission.

– En France aujourd’hui, on remarquera que le déséquilibre entre les pouvoirs législatif et exécutif au profit de ce dernier – organisation manifestement prônée par Montesquieu, comme on l’a vu – se traduit par le fait que le Président de la République a un pouvoir de dissolution de l’Assemblée Nationale, ce qui conduit alors à de nouvelles élections (législatives) ; et il n’y a pas de réciproque : aucune des deux chambres du Parlement, pas plus que la réunion des deux (en Congrès), ne peut démettre le Président de la République de ses fonctions, sauf dans le cas très particulier de la haute trahison (on parle désormais de « manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat », voir plus bas).

espace

► Le pouvoir de juger face aux deux autres pouvoirs dans le cas français actuel

Concernant le pouvoir de juger (dans le domaine judiciaire), on notera qu’en France, les magistrats ont progressivement acquis une grande indépendance, avant tout ceux du Siège, c’est-à-dire ceux qui président des Cours de justice, rendent des décisions de justice, ou conduisent l’instruction – en amont du procès, dans les affaires les plus complexes ou les plus graves, pour les juges d’instruction –, que l’on distingue des magistrats du Parquet. Ces derniers sont les procureurs, qui, avec leurs substituts, ont en charge l’exécution de la politique pénale définie par le gouvernement (dans une aire géographique donnée ou pour certains types d’affaire), qui décident d’une grande partie des poursuites (et des relaxes), et qui requièrent généralement une peine au cours du procès (prison, amende…), dans lequel ils représentent la société. Les magistrats du Parquet dépendent pour partie de leur hiérarchie (qui remonte au Garde des Sceaux, Ministre de la Justice, membre particulièrement important du gouvernement). Les magistrats du Siège sont quant eux inamovibles, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent être forcés de quitter leur affectation par une décision du pouvoir exécutif ; et ils ne peuvent pas davantage se voir dessaisir d’une affaire par une intervention du pouvoir exécutif. Ces dispositions visent notamment à empêcher ce dernier de commettre une manœuvre qui tendrait à entraver le cours de la justice (par exemple la mutation forcée d’un juge d’instruction en charge d’une affaire sensible pouvant impliquer indirectement ou directement un dirigeant politique). Et, en même temps, par un autre volet de la séparation des pouvoirs, les parlementaires et le Président de la République bénéficient d’une immunité le temps de leur mandat afin de ne pouvoir être déstabilisés dans leur action politique. L’immunité des parlementaires peut toutefois être levée par décision du bureau de la Chambre concernée (l’Assemblée Nationale ou le Sénat). Le Président de la République peut être jugé par un tribunal ordinaire à l’expiration de son mandat, mais uniquement pour des faits qui ne concernent pas son action en tant que chef de l’État (par exemple : des faits antérieurs à son mandat, et qui n’avaient pu être jugés au cours de son mandat, du fait de l’immunité). Le Président de la République peut néanmoins être condamné par la Cour Pénale Internationale située à La Haye (aux Pays-Bas) pour crime de guerre ou pour crime contre l’humanité. II peut également être destitué pour haute trahison, plus précisément pour « manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat », par le parlement (français) réuni en Haute Cour de justice. Mais il s’agit là d’une sanction de nature politique et non pas de nature pénale, et en l’état actuel des dispositions constitutionnelles, les conditions requises sont tellement exigeantes que toute tentative de destitution serait presque immanquablement certaine d’échouer.

Pour approfondir

Ordinateur► Sur l’immunité des parlementaires, voir l’article 26 de la Constitution de la Ve République :

www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/la-constitution/la-constitution-du-4-octobre-1958/texte-integral-de-la-constitution-du-4-octobre-1958-en-vigueur.5074.html

Vous verrez ainsi qu’il existe toutefois certaines limites à l’immunité des députés.

► Concernant l’immunité du Président de la République et les conditions de sa destitution par la Haute Cour, voyez les articles 67 et 68 de la Constitution de la Ve République (www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/la-constitution/la-constitution-du-4-octobre-1958/texte-integral-de-la-constitution-du-4-octobre-1958-en-vigueur.5074.html).

3. La question de la justice sociale

On peut revenir un instant sur la justice, pas directement sur la fonction régalienne de « rendre justice », qui trouve son inscription dans le droit positif, et dont on a déjà beaucoup parlé, mais plutôt sur ce que doit signifier l’égalité des citoyens, dont on a vu qu’elle était au cœur de la démocratie formelle, et notamment de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 (DDHC).

Au point de vue d’une conception formelle de la démocratie, dont on vient d’exposer les principaux traits, on s’en tient fondamentalement à une égalité formaliste : l’égalité devant la loi. Mais qu’en est-il alors des différences sociales ? À l’article 1 de la DDHC, il est dit que « Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ». Cela signifie que les distinctions entre différentes positions dans la société ne peuvent être justifiées qu’au nom de ce qui serait avantageux pour le fonctionnement de la société : par exemple, le népotisme (favoriser sa famille dans l’accession aux emplois publics) ou d’autres privilèges (droits exceptionnels attachés à des familles particulières et qui dérogent au droit commun) entraînent une distinction et même une discrimination qui ne repose pas sur « l’utilité commune ». Mais l’article 1 de la DDHC implique aussi qu’il est considéré comme légitime qu’il puisse y avoir des distinctions sociales.

Une certaine forme, balbutiante, de justice sociale est cependant envisagée par la DDHC, d’abord parce qu’une place est réservée à l’impôt, qui permet de financer ce que les citoyens ont en commun, c’est-à-dire la République elle-même (« Pour l’entretien de la force publique, et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable », art. 13). Ensuite, parce que la contribution commune « doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés » (ibidem), c’est-à-dire à proportion de leur pouvoir financier de contribuer (les plus riches contribueront davantage).

a. La distinction entre justice distributive et justice corrective (Aristote) : quels enjeux pour la démocratie ?

Il y a en fait une distinction importante à effectuer ici, entre égalité et équité, qui recouvre une distinction entre ce que l’on appelle la  justice corrective  et la justice distributive. Cette double distinction nous vient notamment d’Aristote, Éthique à Nicomaque (livre V consacré à la justice). Devant la loi, nous sommes tous égaux (formellement) ; il s’agit alors, par le jugement d’un tribunal, de compenser, comme on l’a dit, un déséquilibre qui s’est introduit (A a contracté une dette auprès de B : droit civil, et éventuellement auprès de la société tout entière : droit pénal). Le principe d’isonomie impose l’égalité parfaite de A et de B devant la loi, quelle qu’ait été leur naissance (autrement dit : qu’ils soient ou non aristocrates), leur condition (riche ou pauvre), etc.

Mais l’équité vient tempérer l’égalité stricte de tous devant la loi. Elle exige ainsi que les magistrats introduisent des différences afin de tenir compte des cas particuliers. Par exemple, le juge peut atténuer une peine selon les circonstances. A a peut-être commis un vol afin d’épargner la faim à sa famille, et B, qui vit dans l’opulence, en serait la victime.

Mais s’agissant des principes généraux de répartition des biens, des charges (fonctions) et des honneurs, C – qui a beaucoup travaillé, qui a de grandes compétences, ou qui a eu un comportement héroïque au combat où il s’est « distingué » au nom de sa patrie – est-il encore à égalité avec D ? Il le reste au regard de la loi, mais pas s’agissant des questions de répartition des biens, charges et honneurs (la Légion d’honneur par exemple, en France). C’est ce que l’on appelle la justice distributive. On considère alors équitable qu’il obtienne plus que d’autres.

À partir de là différentes voies de réflexion sont possibles. La philosophie contemporaine a été extrêmement riche sur ce sujet.

b. Les fondements de la social-démocratie (Rawls)

On peut s’appuyer ici sur John Rawls (1921-2002), philosophe américain auteur de la Théorie de la justice (1971). Rawls a une conception procédurale de la justice, c’est-à-dire qu’il présente un raisonnement formel – une procédure – qui doit conduire abstraitement à dire ce qu’est une juste répartition des richesses dans la société. Rawls met pour cela en place un dispositif appelé « voile d’ignorance », qui remplace pour ainsi dire le « contrat social » rousseauiste. En lieu et place de l’état de nature, il s’agit, par une expérience de pensée, de se représenter une « position originelle » caractérisée par le fait que nous avons un choix à faire quant à ce que sera la société dans laquelle nous voulons vivre, plus précisément s’agissant de la répartition des biens et richesses, comme de celle des places ou fonctions. Le problème est cependant que chacun d’entre nous peut avoir tendance à envisager une société dans laquelle il ou elle serait avantagé(e). Du moins notre « moi » actuel, avec ses capacités, son genre (masculin, féminin), ses origines, ses croyances religieuses, etc. Pour éviter une telle partialité, Rawls envisage l’hypothèse du « voile d’ignorance » : faisons comme si nous ne savions pas – c’est l’effet de filtre d’un tel voile – ce que sont nos qualités actuelles ni ce que serait notre position ultérieure dans la société, une fois le choix de société effectué, et le voile levé. Par un calcul rationnel de notre intérêt, nous serions alors amenés à prendre pour critère le sort du plus mal loti, car nous anticiperions le fait que nous pourrions nous retrouver dans sa situation. Nous serions alors amenés à adopter la règle dite du « maximin », c’est-à-dire du gain maximum pour les moins favorisés. Comme le déclarait d’ailleurs la DDHC, des inégalités sociales seraient ainsi envisageables, mais à la condition que les plus défavorisés en bénéficient ; autrement dit, à condition qu’elles soient nécessaires à une société finalement plus avantageuse pour eux, bien qu’inégalitaire. Rawls considère aussi qu’il doit y avoir une égalité des chances, c’est-à-dire que les postes ou fonctions doivent être ouverts à tous.

Cela correspond politiquement à ce qu’on appelle la « social-démocratie », c’est-à-dire un mode d’organisation qui admet des inégalités (liées bien souvent à la reconnaissance de la liberté des échanges économiques), mais où l’on se préoccupe d’établir des modulations, des régulations, afin d’atténuer les effets négatifs de ces inégalités ; l’insistance sur la « démocratie » dans l’expression « social-démocratie » vise généralement à se démarquer des traditions communistes, qui, au 20e siècle, ont abouti à la négation de la démocratie.

► Nous avons exploré les grands traits de ce que nous avons appelé la démocratie formelle : droits de l’homme (dont l’égalité devant la loi), séparation des pouvoirs, désignation de représentants. Nous avons également vu qu’un certain niveau d’équité (ou de justice distributive), par le biais de l’impôt, pouvait être réalisé dans ce cadre. Nous avons même envisagé avec Rawls qu’il était rationnel pour chacun – parce que dans son intérêt – de fixer son attention sur le sort des plus démunis afin de décider des règles de distribution des biens et fonctions.

Cependant, tous ces éléments demeurent très formels (raison pour laquelle nous avons parlé de « démocratie formelle » : Le formalisme donne une forme générale indépendante de tout contenu, quels que soient les faits et conséquences réels.) Ces éléments sont formels, en plusieurs sens :

– formels lorsqu’ils concernent seulement les normes juridiques et l’organisation institutionnelle des pouvoirs ; pas la réalité économique, sociale et historique ;

– formels au sens d’abstraits lorsque ces éléments concernent une simple expérience de pensée telle que le « voile d’ignorance » (il s’agit d’une fiction) ;

– formels encore dans la mesure où ils ne visent jamais une égalité réelle entre citoyens, seulement une égalité devant la loi, plus ou moins tempérée par une dose de justice distributive, ou éventuellement redistributive ;

– formels, enfin, aussi longtemps qu’ils ne permettent pas de rendre compte des processus réels de transformation de la société, et notamment des processus révolutionnaires.

B La démocratie réelle

Nous verrons dans un premier temps quelles sont les insuffisances de la démocratie formelle, avant d’envisager dans un second temps les dynamiques réelles de résistance, mais aussi les dynamiques révolutionnaires réelles, qui permettent de passer de la démocratie formelle à la démocratie réelle.

1. Les insuffisances de la démocratie formelle

La démocratie « formelle » dont nous venons d’exposer peut faire l’objet de nombreuses critiques. Nous en avons retenu trois :

– La démocratie formelle passerait à côté de quelque chose de fondamental pour la communauté socio-politique : un consensus autour de certaines valeurs morales, c’est-à-dire autour d’une certaine idée de la justice au point de vue moral.

– La démocratie formelle s’appuie sur les droits de l’homme ; or ces derniers ne sont pas exempts de toute critique.

– La démocratie formelle admet l’importance de recourir à des représentants en politique (députés, etc.) ; or cela est problématique.

a. Forme et substance de la société politique

Une première remarque, en réponse immédiate à la position « procédurale » de Rawls que nous venons d’exposer, est que l’on risque d’être beaucoup trop abstrait lorsque l’on cherche à résoudre le problème de la justice sociale à partir de la fiction du « voile d’ignorance ». Certes, une telle procédure est séduisante car elle est très rationnelle ; on part en effet du choix que feraient des agents extrêmement rationnels, qui opteraient pour ce qui est préférable pour eux étant donné le risque de se retrouver ultérieurement dans la pire situation (celle du plus démuni). Mais les choses se passeraient-elles ainsi dans la réalité ? Serait-on justement capable, dans la réalité, de faire véritablement abstraction de ce qu’on vit, socialement et économiquement, pour envisager ce que doit être une société à venir ? Et réagit-on toujours ainsi face au risque : certains ne préféreraient-ils pas prendre le risque d’occuper la place la moins favorable dans la société, si un tel risque devait aussi leur permettre d’envisager une situation beaucoup plus favorable, et même une situation de domination (leur propre domination), parce que l’on admettrait alors de bien plus grandes inégalités ?

On pourrait aller ainsi en direction de ce que l’on appelle le libéralisme économique, qui a un versant philosophique possible, issu le plus souvent de la pensée du philosophe et économiste écossais Adam Smith (18e siècle). Au 20e siècle, un collègue américain de Rawls à l’université de Harvard, Robert Nozick (1938-2002), s’inscrit dans cette tradition ; mais on parle alors plutôt, au 20e siècle, du courant « libertarien », qui met en avant le mot « liberté ». Les libertariens, en effet, ne critiquent pas seulement une intervention de l’État dans le domaine économique et dans les droits sociaux comme certains « libéraux » classiques, ils défendent même un Etat réduit au minimum. Nozick, auteur d’Anarchie, État et Utopie (1974), s’est opposé à Rawls dans cet ouvrage. Pour lui, il n’est pas acceptable de porter atteinte à la propriété des individus en envisageant, comme le fait Rawls, une redistribution (ce qui a fatalement lieu lorsque l’on procède à une atténuation des inégalités à l’aide de l’impôt). On a vu en effet que, chez Rawls, les inégalités devaient être limitées afin d’obtenir la moins mauvaise situation pour les plus démunis. Cela peut donner lieu, par exemple, au fait de mettre en place des soins gratuits à destination exclusive des plus démunis (en France, il s’agit de la CMU : « Couverture Maladie Universelle », remplacée en 2016 par la PUM : « Protection Universelle Maladie »). Mais pour Nozick, cela revient à spolier les citoyens-contribuables par le truchement de l’impôt, et même à faire d’une partie de leur travail du travail forcé. Pour Nozick, comme pour Locke dont nous avons examiné la position, le travail justifie la propriété. Nozick va jusqu’à considérer qu’il faut quasiment éviter tout prélèvement. Plus encore qu’Adam Smith, Nozick est partisan d’un État minimal,voire moins encore, c’est-à-dire réduit à ses principales fonctions régaliennes (armée, police, justice), le reste devant être laissé au marché (Smith parlait de la « main invisible » qui permettait au marché économique de se réguler sans intervention extérieure de l’État par des taxes ou des fixations de prix).

Mais il y a peut-être plus problématique : la conception qu’a Rawls de ce que doit être la société présuppose qu’il n’existe aucune valeur indépendamment de la procédure formelle qu’il met lui-même en place. Aucune valeur éthique telle que le bien, ou le bonheur. Aucune conception éthique de la justice. Rawls tourne ainsi le dos à une tradition qui est notamment celle d’Aristote, une tradition eudémoniste* en philosophie morale. Cette tradition avait des implications politiques fortes : l’homme comme « animal politique » (en grec : zoon politikon) pouvait trouver son bonheur dans le cadre politique de la cité, dans la mesure où cette cité était capable de réaliser le bien en son sein, ce qui impliquait avant tout de rendre la cité indépendante (indépendance : autarkeia, qui a donné « autarcie »).

* eudémonisme : conception morale qui place le bonheur au cœur de la réflexion.

Un auteur contemporain, le philosophe écossais Alasdair MacIntyre (né en 1929), auteur d’un ouvrage intitulé Après la vertu (after virtue, 1981), décrit précisément dans cet ouvrage une société dans laquelle les valeurs – la vertu comme excellence morale – n’auraient plus d’importance, ne seraient plus reconnues (ou de façon très fragmentaire et très lointaine). Cette société se caractériserait par une communauté incapable de répondre clairement et collectivement à la question de savoir ce qui, au point de vue éthique, est juste ; c’est-à-dire à la question de savoir ce qui est bon et ce qui est mauvais. Il reproche à la fois à Rawls et à Nozick d’avoir une approche trop formelle, qui manque la substance c’est-à-dire la réalité des valeurs dont une société a besoin pour exister ; valeurs qui ne sauraient être artificiellement engendrées par un raisonnement très abstrait. Se référant à Aristote, MacIntyre écrit : « une communauté privée de consensus pratique sur une conception de la justice est aussi privée de base nécessaire à la communauté politique. Le manque de cette base menace donc notre société. » (Après la vertu, trad. L. Bury, éd. PUF, p. 237). Il s’agit d’une position communautarienne, qui se concentre sur la réalité de la communauté que forme la société. (Attention ! il ne s’agit pas, du moins dans le cas de MacIntyre, de « communautarisme » dans le sens courant de ce mot, c’est-à-dire d’une position qui prône la coexistence d’une pluralité de communautés religieuses séparées au sein de la société).

Pour comprendre les enjeux de cette controverse sur ce qu’est une société juste, on peut lire cet extrait d’Après la vertu (ibid., p. 237-243) :

« A, qui possède un magasin, est agent de police ou travaille dans le bâtiment, a péniblement économisé assez pour s’acheter une petite maison, pour payer les études de ses enfants et les soins médicaux de ses parents. Il voit à présent ses projets menacés par l’augmentation des impôts. Cette menace lui paraît injuste ; selon lui, il a droit à ce qu’il a gagné et personne n’a le droit de reprendre ce qu’il a acquis légitimement. Aux prochaines élections, il votera pour le candidat qui défendra sa propriété, ses projets et sa conception de la justice.

B, qui exerce une profession libérale, est assistant social ou rentier, est frappé par l’arbitraire des inégalités dans la répartition de la richesse, du revenu et des chances. Il est plus frappé encore par l’incapacité des pauvres et des défavorisés à améliorer leur condition en conséquence des inégalités dans la répartition du pouvoir. Il considère ces deux types d’inégalité comme injustes et comme producteurs d’injustice. Il croit plus généralement que toute inégalité doit être justifiée et que la seule justification possible est d’améliorer la condition des pauvres, en provoquant la croissance économique par exemple. Il en tire la conclusion que, dans les circonstances actuelles, la justice exige la redistribution de l’État et les services sociaux. Il compte voter pour le candidat qui défendra la redistribution par l’impôt et sa conception de la justice.

[…] La conception de la justice de Robert Nozick […] est en partie une énonciation rationnelle des éléments clefs de la position de A, tandis que la conception de John Rawls […] exprime rationnellement les éléments clefs de la position de B.

[…] Il y a […], entre Nozick et Rawls, un point commun important même s’il est négatif. Ni l’un ni l’autre ne fait la moindre référence au mérite dans leur exposé de la justice, et il serait incohérent de le faire. Cependant A et B y faisaient référence, et il faut remarquer que "A" et "B" ne sont pas simplement les constructions arbitraires dont je serais l’auteur. Leurs raisonnements reproduisent fidèlement, par exemple, l’essentiel de ce qui a été dit dans les récents débats fiscaux en Californie, au New Jersey et ailleurs. Ce que A prétend en son nom propre, c’est non seulement qu’il a droit à ce qu’il a gagné, mais qu’il le mérite en vertu de sa vie de dur labeur ; ce que B prétend au nom des pauvres et des défavorisés, c’est que leur pauvreté n’est pas méritée et [qu’elle est] donc injustifiée. […]

Nous comprenons maintenant les présupposés sociaux communs à Rawls et à Nozick. Selon eux, tout se passe comme si nous avions fait naufrage sur une île déserte, chaque individu du groupe étant un inconnu pour tous les autres. [Selon eux], il faut [alors] élaborer des règles qui protègeront au mieux chacun de nous. […] Rawls et Nozick expriment avec force une vision partagée qui considère l’entrée dans la vie sociale […] comme l’acte volontaire d’individus au moins potentiellement rationnels, dotés d’intérêts antérieurs, qui se demandent « Par quel type de contrat social est-il raisonnable que je me lie ? » Rien d’étonnant, donc, à ce que ces deux penseurs excluent toute vision de la communauté humaine où la notion de mérite, liée à la recherche collective du bien partagé, pourrait servir de base à des jugements sur la vertu et l’injustice. »

(Traduction modifiée. Nous soulignons.)

Questions

1. Pourquoi Rawls et Nozick ne parlent-ils pas de « mérite », alors que A et B en parlent (selon A. MacIntyre) ?

2. À quels auteurs étudiés plus haut la critique finale de Rawls et de Nozick par A. MacIntyre vous fait-elle penser (lorsque ce dernier évoque un « acte volontaire… ») ? Justifiez votre réponse.

Éléments de réponse

1. Pour MacIntyre, le mérite est un concept moral, qui renvoie à l’idée que l’on se fait de la vertu, c’est-à-dire de l’excellence morale. A et B en parlent car ils sont inscrits dans des cadres sociaux réels, au sein desquels certaines valeurs sont plus ou moins explicitement reconnues. Dans le monde réel, A et B ont réellement des jugements moraux qu’ils puisent du cadre social, de la communauté (au sens de société) à laquelle ils appartiennent. Rawls et Nozick, en revanche, sont des auteurs qui ont bâti de magnifiques édifices rationnels, très abstraits, en partant d’hypothèses extrêmement différentes, mais sans jamais se préoccuper de l’insertion réelle des individus dans un contexte historique et social réel. Leurs raisonnements sont très cohérents ainsi mais aboutissent à des conclusions incompatibles. Mais surtout, ils manquent tous deux l’importance du monde moral des valeurs pour rendre compte de ce qui fait qu’il y a une société. Ce qu’ils font relèvent de la « robinsonnade », c’est-à-dire du récit de Robinson sur son île, alors qu’une telle fiction ne permet pas de rendre compte de la réalité des sociétés.

2. On peut à la fois penser ici à Spinoza et à Montesquieu, dans la mesure où tous deux refusent le volontarisme en philosophie politique, c’est-à-dire le recours à un acte de volonté pour penser le passage à l’état social ou à une certaine forme d’état social (régime politique) ; et tout particulièrement un acte de volonté tel que l’engagement dans un « contrat social ». Chez Montesquieu, l’analyse relève de ce que l’on a appelé l’institutionnalisme.

► On voit donc que la social-démocratie, qui est une modalité de la conception formelle de la démocratie, peut faire l’objet de plusieurs types de critique : une critique libertarienne mais aussi une critique communautarienne.

b. Critique des droits de l’homme

Un autre aspect de la démocratie formelle réside, comme on l’a vu, dans la reconnaissance des droits de l’homme. Or ces derniers ont pu faire l’objet de vives critiques.

► Quelle universalité pour les droits de l’ « homme » ?

Concernant la DDHC de 1789, on peut d’emblée signaler une ambiguïté, et même davantage, quant à la prise en compte du statut des femmes. On a pu reprocher à cette déclaration le fait qu’elle proclame des droits de « l’homme » et non pas des droits « humains », laissant ainsi planer un doute sur l’inclusion ou non des femmes dans ces droits. Ce doute est d’autant plus justifié qu’en France le droit de vote n’a été accordé aux femmes qu’en 1944. Nous considérons aujourd’hui les droits de la DDHC comme universels, mais au point de vue de la généalogie de leur apparition, il n’en a rien été.

On peut mentionner deux autres critiques importantes des droits de l’homme :

► Le manque de réalisme des droits de l’homme

Il s’agit tout d’abord du reproche de manque de réalisme au regard des relations internationales. Le philosophe allemand Hegel, dans les Principes de la philosophie du droit (1820), avait fait valoir l’idée que les États étaient entre eux à l’état de nature d’une façon indépassable, car il ne saurait y avoir selon lui d’État au-dessus des États. Pour Hegel, en effet, l’État-nation est une réalité indépassable. Il y a État à la condition qu’il y ait une « vie éthique » (Sittlichkeit), c’est-à-dire un tissu formé par les mœurs et l’histoire d’une nation. Sans être adossé à cela, un édifice juridique est une coquille vide. Or il n’y a pas de vie éthique supranationale, car il n’y a pas de mœurs mondiales. De ce fait, entre les États, il y a une séparation indépassable. Ils peuvent bien s’entendre ponctuellement pour signer tel ou tel traité les engageant l’un envers l’autre, mais rien de plus.

Or les droits de l’homme sont des droits supranationaux et supra-étatiques. Ils ont vocation à être transversaux à l’égard des États. Mais à défaut d’État unique ou supérieur aux autres, il est impossible d’imposer à quelque État que ce soit des normes transversales telles que les droits de l’homme. Ce serait une forme d’intrusion dans sa souveraineté (voir plus haut). Certes les traités peuvent porter sur les droits de l’homme ; mais, comme on l’a vu avec Spinoza à propos des contrats, les traités peuvent, de fait, ne pas être respectés. L’histoire en atteste.

espace

► La critique marxienne des droits de l’homme

On peut évoquer, enfin, la critique des droits de l’homme par le philosophe et économiste allemand Karl Marx (19e siècle), théoricien du communisme et de la révolution. Marx, dans La question juive (1843), s’intéresse à l’expression « droits de l’homme et du citoyen » dans plusieurs Déclarations (notamment celle de 1793). Pour lui, « les "Droits de l’homme", distincts des "droits du citoyen", ne sont rien d’autre que les droits du membre de la société bourgeoise, c’est-à-dire de l’homme égoïste, de l’homme séparé de l’homme et de la communauté ». (Marx, La question juive, trad. M. Simon, https://www.marxists.org/francais/marx/works/1843/00/km18430001c.htm, à partir de l’éd. Aubier, 10/18, 1971.) La « société bourgeoise » est l’équivalent de la « société civile » (définie plus haut comme lieu des échanges économiques et sociaux), avec cette idée qu’à l’époque moderne l’individu membre de la classe bourgeoise (classe des possédants ou propriétaires) domine au sein de ces échanges, au détriment du prolétariat (ceux qui ne possèdent que leur force de travail).

Marx se réfère à la Constitution française (jamais appliquée) de 1793, élaborée sous la Convention, et qu’il décrit comme « la plus radicale » (c’est-à-dire la plus progressiste, la plus révolutionnaire). Cette Constitution comporte une liste de droits de l’homme (voir www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/la-constitution/les-constitutions-de-la-france/constitution-du-24-juin-1793.5084.html). Les droits en question sont : « l’égalité, la liberté, la sûreté, la propriété » (art. 2). Il va cependant s’efforcer de montrer la signification véritable de ces « droits ». Le choix du texte de 1793 permet de mettre à l’épreuve sa critique générale des droits de l’homme, car si ce qu’il dit est vrai de ces droits de 1793, les plus radicaux, cela est vrai à plus forte raison de ses critiques de celles de 1789, 1791 et 1795, jugées moins radicales.

– Concernant tout d’abord la liberté, Marx cite l’article 6 du texte de 1793 : « La liberté est le pouvoir qui appartient à l’homme de faire tout ce qui ne nuit pas aux droits d’autrui ». Ce qu’il commente ironiquement ainsi : « Les limites dans lesquelles chacun peut se mouvoir sans nuire à autrui sont marquées par la loi, de même que la limite de deux champs est déterminée par un piquet. Il s’agit de la liberté de l’homme considéré comme monade isolée, repliée sur elle-même. » Une monade est une réalité simple, absolument séparée de toutes les autres (pour le philosophe du 17e siècle Leibniz, le monde est tout entier fait de « monades » qui, contrairement aux apparences, ne s’influencent pas les unes les autres mais poursuivent séparément leur chemin en suivant chacune ce qu’elles sont ; les individus humains sont aussi des monades). Ce qui permet à Marx de dire que la liberté, dans les droits de l’homme, « ne repose pas sur les relations de l’homme avec l’homme mais plutôt sur la séparation de l’homme d’avec l’homme ».

– La liberté comme droit ne sert selon Marx qu’à une chose : à s’appliquer au « droit de propriété privée ». L’individu « libre », séparé des autres, peut devenir propriétaire. Marx cite le texte de 1793 : « Le droit de propriété est celui qui appartient à tout citoyen de jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie ». Ce que Marx comprend ainsi : « Le droit de propriété est donc le droit de jouir de sa fortune et d’en disposer "à son gré", sans se soucier des autres hommes, indépendamment de la société ; c’est le droit de l’égoïsme » (nous soulignons). Au cœur du droit de propriété, expression de la liberté individuelle, il y a la jouissance individuelle, comme on l’entend, c’est-à-dire égoïstement, de ses « biens » et « revenus ».

– Marx signale que l’« égalité », dans le texte de 1793, est un mot qui n’a pas « de signification politique » ; « ce n’est que l’égalité de la liberté définie ci-dessus : tout homme est également considéré comme une telle monade basée sur elle-même ». C’est au fond l’idée que les individus seraient formellement égaux dans leur course à l’appropriation ; et que les individus, dans cette course, seraient séparés les uns des autres. Formellement encore, c’est l’égalité devant la loi. Ce n’est pas une égalité économique et sociale, une égalité réelle.

– Marx mentionne encore le droit à la sûreté, citant le texte de 1793 (art. 8) : « La sûreté consiste dans la protection accordée par la société à chacun de ses membres pour la conservation de sa personne, de ses droits et de ses propriétés. » Il s’agit pour Marx « de la notion de la police ». Elle est liée à l’idée que « toute la société n’existe que pour garantir à chacun de ses membres la conservation de sa personne, de ses droits et de ses propriétés ». La sûreté est donc en fait la garantie – « l’assurance » dit Marx – de l’égoïsme.

Marx considère au fond que les droits de l’homme ont – comme le droit en général – une fonction de renforcement d’une certaine forme d’organisation économique et sociale, celle qui place l’individu propriétaire au cœur de la réalité sociale. C’est l’égoïsme de l’agent maximisateur de son profit, qui est prôné et consolidé à travers une rhétorique universaliste. Au contraire de cela, Marx envisage que la société puisse collectivement renouer des liens de solidarité et s’organiser autrement qu’autour du droit individuel de propriété des individus « libres » et égoïstes. La Révolution Française, porteuse des droits de l’homme, est pour lui une révolution simplement bourgeoise, qui met fin à l’Ancien Régime pour consolider politiquement et juridiquement la classe bourgeoise montante ; Marx estime qu’une autre révolution doit advenir, cette fois pour le prolétariat et contre la bourgeoisie.

c. Critique de la représentation (Rousseau)

Un troisième aspect de la démocratie formelle réside dans la représentation, c’est-à-dire dans le fait que les citoyens désignent des représentants qui, en leur nom, votent les lois et gouvernent. C’est le cas des démocraties modernes ; notamment française, allemande, anglaise, italienne, etc.

En France, nous élisons notamment le Président de la République au suffrage universel direct, chaque député de l’Assemblée Nationale par le même type de suffrage ; les sénateurs sont élus par un collège de grands électeurs (eux-mêmes élus : députés, sénateurs, conseillers régionaux et départementaux, délégués des conseils municipaux, pour le cas général) ; les membres du gouvernement sont nommés par le Président de la République sur proposition du Premier Ministre (lui-même nommé par le Président de la République). Le peuple peut toutefois être consulté de façon directe dans le cadre d’un référendum (art. 11, 72, 88 et 89 de la Constitution de la Ve République).

Or, du point de vue de Rousseau, le recours à des représentants est très problématique. Car selon lui, la « Souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu’elle ne peut être aliénée » (c’est-à-dire cédée ou vendue). La souveraineté repose sur la « volonté générale » ; or « la volonté ne se représente point ». (Rousseau, Du contrat social, livre III, ch. 15, « Des Députés ou Représentants » (éd. GF Flammarion, 2001, p. 134). Si la technique politique requiert bien, parfois, l’emploi de « députés » du peuple (par exemple pour rédiger une proposition de loi), Rousseau refuse de les désigner comme des représentants, c’est-à-dire comme ayant véritablement mandat pour décider au nom du peuple. Toute décision (loi, traité, etc.) doit être validée par le peuple lui-même, directement : « Les députés du peuple ne sont […] ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires ; ils ne peuvent rien conclure définitivement » (ibidem) ; « Toute loi que le Peuple en personne n’a pas ratifiée est nulle ; ce n’est point une loi » (ibidem). Le modèle anglais mis en avant par Montesquieu est par conséquent battu en brèche par Rousseau : « Le peuple Anglais pense être libre ; il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du Parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien » (ibidem).

Rousseau porte l’exigence d’une souveraineté populaire qui s’exprime directement, sans passer par la médiation de représentants. Ce faisant, Rousseau – tout comme Montesquieu au sujet de la vertu des démocraties grecques antiques qui aurait disparu à l’époque moderne – a en tête un modèle antique : l’« idée des Représentants est moderne » ; « elle nous vient du Gouvernement féodal, de cet inique et absurde Gouvernement dans lequel l’espèce humaine est dégradée, et où le nom d’homme est en déshonneur ». Rousseau vise vraisemblablement ici l’aristocratie dominante au Moyen Âge. Selon lui, en revanche, « [d]ans les anciennes Républiques et même dans les monarchies, jamais le Peuple n’eut de représentants » (ibidem).

Rousseau place donc la souveraineté dans le peuple exclusivement. Il estime que celle-ci ne se délègue pas véritablement. Car sinon, Il y aurait en quelque sorte trahison de la souveraineté. On se retrouverait dans la situation d’un pacte de soumission ; or la volonté ne peut pas vouloir sa propre servitude.

espace

► La primauté du pouvoir législatif sur le pouvoir exécutif

Mais si la souveraineté ne se délègue pas, cela signifie encore que les décisions de nature législative sont prises par le peuple réuni tout entier en assemblée (ce qui n’est envisageable que pour un État dont la population ne serait pas trop nombreuse), ou par l’intermédiaire d’un référendum. En revanche, il faut bien qu’il y ait un organe exécutif distinct de l’organe législatif. Au moins parce qu’une assemblée (ou un corps électoral géographiquement dispersé, à plus forte raison) ne peut pas prendre les décisions qu’imposent ponctuellement les circonstances. Il faut une tête qui exécute la « volonté générale », en prenant les décisions ponctuelles : il s’agit du gouvernement. Mais ce dernier a vocation à être intégralement soumis à la volonté générale exprimée par le peuple souverain. Le gouvernement, qui doit servir la volonté générale, est donc temporaire et peut toujours être renversé dès qu’il s’écarte de cette volonté du peuple souverain.

On comprend donc que pour Rousseau, à l’inverse de Montesquieu (voir plus haut), il y a une primauté du pouvoir législatif sur le pouvoir exécutif.

Pour approfondir

Lisez le chapitre 1, du livre III, Du contrat social,

► et l’explication d’un passage qu’en propose Jean-Marie Frey.

On comprend que la démocratie est un régime qui peut être figé dans une forme dont on attend davantage.

La « demande » peut notamment porter, comme on l’a vu :

– sur la prise en compte de la réalité des valeurs qui seraient requises pour qu’il y ait communauté (c’était l’objection communautarienne à la social-démocratie) ;

– sur les droits de l’homme (pas assez universels, ou pas assez facilement applicables universellement ou encore piégés par leur fonction de justification de la classe bourgeoise) ;

– sur la prise en compte de la souveraineté populaire (contre la représentation).

La satisfaction de ces trois demandes peut sans doute conduire à une plus grande réalité de la démocratie, mais aussi, dans certains cas, à l’affaiblir :

– en effet, la première demande ne pourrait-elle pas conduire à une forme de holisme (voir plus haut), qui mettrait au premier rang les valeurs morales, et ferait primer l’autorité d’une tradition sur toute forme de délibération rationnelle ? On trouverait alors un régime non-démocratique, qui pourrait être aristocratique, monarchique ou même despotique ;

– la seconde demande ou plutôt la seconde analyse critique, si elle était instrumentalisée politiquement, ne pourrait-elle pas conduire à bafouer les droits de l’homme, et donc à une augmentation des violences et cruautés ? Et l’on irait alors vers le despotisme ;

– la troisième demande ne pourrait-elle pas conduire à l’instabilité gouvernementale et/ou au populisme (c’est-à-dire à l’affirmation du peuple, que l’on flatte, contre les « élites ») ?

2. Désobéissance, résistance et révolution

On peut faire en outre l’hypothèse que la démocratie n’est pas seulement une forme statique, mais qu’elle est dans une dynamique permanente. Et ce, selon deux points de vue :

– selon, d’une part, le point de vue des désobéissances et des résistances qui permettent de s’opposer à des formes de domination dans le cadre d’une société politique constituée ;

– selon, d’autre part, le point de vue révolutionnaire qui rend possible la transformation complète des institutions, voire des rapports sociaux.

espace

Nous envisagerons successivement ces deux perspectives.

a. Désobéir et résister

► Désobéir ?

Étienne de La Boétie, auteur français du 16e siècle, analyse dans son Discours de la servitude volontaire comment se construit le pouvoir despotique, afin de mieux cerner de quelle façon peut se déployer une stratégie d’opposition à celui-ci. Or on peut soutenir qu’il s’agit-là d’une dynamique démocratique réelle dont il ne faut sans doute pas perdre de vue l’utilité.

La Boétie analyse une forme de pouvoir de domination : le pouvoir de l’« Un », c’est-à-dire d’un seul tyran (ou monarque absolu ?). Il envisage en fait une structure pyramidale du pouvoir :

« Ce ne sont pas les bandes de gens à cheval, ce ne sont pas les compagnies des gens de pied, ce ne sont pas les armes qui défendent le tyran ; on ne le croira pas du premier coup, mais certes il est vrai. Ce sont toujours quatre ou cinq qui maintiennent le tyran ; quatre ou cinq qui lui tiennent tout le pays en servage, toujours il a été que cinq ou six ont eu l’oreille du tyran, et s’en sont approché d’eux-mêmes, ou bien ont été appelés par lui, pour être les complices de ses cruautés, les compagnons de ses plaisirs […]. […] Ces six ont six cents qui profitent sous eux, et font de leur six cents ce que les six font au tyran. Ces six cent en tiennent sous eux six milles […], auxquels ils font donner ou le gouvernement des provinces, ou le maniement des deniers, afin qu’ils tiennent la main à leur avarice et cruauté, et qu’ils l’exécutent quand il sera temps, et fassent tant de maux d’ailleurs, qu’ils ne puissent durer que sous leur ombre, ni s’exempter que par leur moyen des lois et de la peine. »

La Boétie, Le discours de la servitude volontaire (1576), éd. Payot, 2002, p. 172

(texte modifié : orthographe modernisée).

Questions

1. Quelle est la thèse du texte ?

2. Quel est le paradoxe présenté dans ce passage ?

3. Faites une brève recherche pour expliquer pourquoi l’auteur évoquera plus loin un certain Mithridate.

espace

Éléments de réponse

1. La domination d’un tyran sur son pays s’effectue par le biais d’une structure pyramidale : le tyran commande à quelques seconds (au travers d’une relation interpersonnelle), qui ont à leur tour un nombre beaucoup plus important d’hommes sous leurs ordres, et il en va de même pour ces derniers.

2. D’où ce paradoxe :

« Grand-chose certes et toutefois si commune qu’il s’en faut d’autant plus douloir1 et moins s’ébahir2, voir un million d’hommes servir misérablement ayant le col sous le joug non pas contraints par une plus grande force, mais aucunement3 (ce semble) enchantés et charmés par le nom seul d’un, duquel ils ne doivent ni craindre la puissance puisqu’il est seul, ni aimer les qualités puisqu’il est en leur endroit inhumain et sauvage. »

La Boétie, Ibid., p. 128-129 (texte modifié : orthographe modernisée).

espace

1. « douloir » : souffrir, s’en affliger.

2. « s’ébahir » : s’étonner.

3. « aucunement » : en quelque sorte.

espace

Il arrive souvent qu’un très grand nombre d’hommes obéissent à un seul homme, despotique, qui n’a pourtant aucune emprise directe sur eux, par la force. Comment se fait-il qu’un seul puisse à ce point tenir en respect un si grand nombre qui ne l’aiment pas ni ne craignent sa puissance physique ?

Un élément de réponse à la question de savoir comment il se fait qu’un seul puisse tenir en respect un si grand nombre tient au charme que déclenche l’évocation du nom du despote ; il y a une fascination pour ce dernier.

Plus profondément, le mécanisme de l’obéissance s’enracine dans la coutume :

« Mais certes la coutume qui a en toutes choses grand pouvoir sur nous, n’a en aucun endroit si grande vertu qu’en ceci, de nous enseigner à servir, et comme l’on dit de Mithridate qui se fit ordinaire à boire le poison, pour nous apprendre à avaler et ne trouver point amer le venin de la servitude. L’on ne peut pas nier que la nature n’ait en nous bonne part pour nous tirer là où elle veut, et nous faire dire bien ou mal nés : mais si faut-il confesser qu’elle a en nous moins de pouvoir que la coutume, pour ce que le naturel pour bon qu’il soit se perd s’il n’est entretenu, et la nourriture nous fait toujours de sa façon, comment que ce soit malgré la nature. »

La Boétie, Ibid., p. 148-149 (texte modifié : orthographe modernisée).

espace

La Boétie insiste ici sur la force de la coutume (c’est-à-dire sur l’ensemble des habitudes socialement et psychologiquement établies) ; elle nous façonne, et elle est plus puissante que la nature (qui n’est cependant pas sans effet).

3. Mithridate VI (132-63 avant notre ère), roi du Pont et du Bosphore (en Grèce et en Asie Mineure), avait la particularité d’ingérer un poison par très petites doses afin de développer dans son organisme une résistance à ce poison. On parle à ce sujet de « mithridatisation ». La coutume nous habitue de la sorte, par petites doses successives, à supporter la servitude (notre soumission au despote) ; sans quoi nous ne la supporterions pas.

C’est pourquoi La Boétie écrit : « la première raison de la servitude volontaire, c’est la coutume » (ibid., p. 155, texte modifié : orthographe modernisée). Il s’agit alors d’une seconde nature, qui – aussi longtemps que nous n’y prêtons pas attention – nous paraît plus naturelle que la nature elle-même.

Face à une telle emprise, un tel pouvoir de domination – qui repose essentiellement sur la coutume –, que pouvons-nous faire ? Nous pouvons cependant réagir. Notre situation d’être dominé est paradoxalement volontaire ; il s’agit – oxymore – d’une servitude volontaire, car nous avons les moyens de ne pas consentir à la domination. Il ne s’agit pas de résistance active ou de violence, mais d’une désobéissance toute passive : « Encore ce seul tyran, il n’est pas besoin de le combattre, il n’est pas besoin de le défaire ; il est de soi-même défait, mais que le pays ne consente à sa servitude […]. » (La Boétie, Ibid., p. 134, texte modifié : orthographe modernisée.)

Autrement dit : il suffit que le pays, c’est-à-dire la multitude des citoyens dominés, cesse de consentir à sa propre servitude pour que le tyran soit battu ; aucun affrontement physique n’est requis pour cela. La Boétie précise, à propos du rapport au tyran :

« il ne faut pas lui ôter rien1, mais ne lui donner rien, il n’est pas besoin que le pays se mette en peine de faire rien pour soi, pourvu qu’il ne fasse rien contre soi. Ce sont donc les peuples mêmes qui se laissent ou plutôt se font gourmander, puisqu’en cessant de servir ils en seraient quittes ; c’est le peuple qui s’asservit, qui se coupe à la gorge, qui ayant le choix ou d’être serf ou d’être libre quitte sa franchise2 et prend le joug : qui consent à son mal ou plutôt le pourchasse. »

La Boétie, Ibid., p. 134-135 (texte modifié : orthographe modernisée).

espace

1. « rien » : quelque chose.

2. « franchise » : liberté.

espace

Il n’y a rien à prendre au tyran, ni sa vie, ni ses richesses, etc. ; mais il faut juste cesser de lui obéir, et donc ne plus rien lui donner, ni bien, ni argent, ni service, etc. Si cette attitude est généralisée à l’ensemble des citoyens, ou du moins à un nombre écrasant d’entre eux, alors l’édifice de domination s’effondre. Parce que le peuple ne voit pas suffisamment cela, il consent à être dominé. Il lui revient en fait de sortir de sa situation en cessant de consentir.

La Boétie se concentre sur le sort du peuple, c’est-à-dire de la multitude. Le peuple est objet de la domination du tyran ; il en est aussi le sujet car il consent à cette domination. Une première forme de dynamique démocratique réelle consiste pour le peuple, dans ce type de situation de domination, à cesser d’obéir. Cette approche a le mérite de mettre en évidence la fragilité du pouvoir despotique et la quasi incongruité de la situation de domination : comment un seul peut-il autant exploiter tous les autres ? On pourrait cependant se demander si, dans la pratique, une telle approche (la désobéissance sans violence), suffit à ce que s’affirme et s’accomplisse la vitalité de la multitude populaire.

espace

► Résister ?

La désobéissance peut céder la place à une résistance active, éventuellement violente. Appuyons-nous ici sur les trois auteurs contractualistes dont nous avons exposé le cœur des doctrines politiques, et qui ont dit quelque chose sur la résistance : Hobbes, Locke et Rousseau, sachant que pour l’anti-contractualiste Spinoza, jamais le droit positif d’un État souverain constitué ne peut admettre quelque chose comme un droit de résister (mais en même temps, on se souvient du fait que pour cet auteur, jamais nous ne pouvons sortir définitivement de l’état de nature, ce qui signifie notamment qu’un régime peut être renversé par un droit de nature ; et donc au fond, la résistance peut exister au niveau du droit naturel, pas au niveau du droit positif). Mais qu’en est-il d’un point de vue contractualiste ? À quelles conditions a-t-on le droit de résister à un souverain ?

espaces

Hobbes

Commençons avec Hobbes. Pour Hobbes, la puissance du souverain est absolue, en vertu de la délégation de pouvoir dont il bénéficie (par l’« autorisation » que le citoyen a conférée au souverain d’agir en son nom). Cette absoluité du pouvoir du souverain devrait théoriquement interdire tout droit positif de résistance. C’est d’ailleurs en un sens le cas. Mais Hobbes envisage tout de même certaines situations marginales, complexes, où apparaît quelque chose comme un droit de résister :

« [s]i le souverain ordonne à un homme (même justement condamné) de se tuer, de se blesser, ou de se mutiler ; ou bien de ne pas résister à ceux qui l’attaquent ; ou bien de s’abstenir d’user de la nourriture, de l’air, des médicaments, ou de toute autre chose sans laquelle il ne peut vivre : cet homme a néanmoins la liberté de désobéir ».

Hobbes, Léviathan, trad. F. Tricaud, Dalloz, 1999, p. 230.

espace

Il y a des ordres en quelque sorte absurdes, auxquels on a le droit de s’opposer, lorsque le plus fondamental est menacé : sa vie. La désobéissance dont il est ici question est proche de ce que prônait La Boétie. Mais elle a ceci de spécifique qu’elle met en cause le rapport du citoyen au souverain qui résultait du pacte, et qu’elle installe la relation citoyen-souverain sur le terrain de la violence. Certes, le pacte est de soumission et il est sans retour, en quelque sorte. Mais placer le citoyen à ce point en décalage, en opposition même par rapport à ce pour quoi le pacte a été fait, le ramène pour ainsi dire à l’état de nature. Parce que l’État, par l’absurdité de ses instructions, fait d’un citoyen son ennemi en le poussant à la mort, celui-ci peut légitimement faire à son tour de l’État tout entier son ennemi, et ne pas respecter ses volontés. Il n’est plus lié par le pacte.

Cela est également valable, même si c’est moins évident, dans le cas de l’enrôlement d’un citoyen dans l’armée : « quand un homme reçoit l’ordre de combattre l’ennemi, comme soldat […], il peut […] refuser d’obéir, en bien des cas, sans injustice » (Hobbes, ibidem). Cependant le souverain a alors « le droit de punir de mort son refus ». Cette relation spéciale qui se noue entre le citoyen et le souverain s’explique par le fait que le citoyen envoyé au combat comme soldat est par définition menacé dans le plus fondamental : sa vie ; or cela contrarie le pacte que par sa raison le citoyen avait effectué. Ce qui l’autorise à désobéir, mais d’une manière telle que s’instaure une relation violente entre le citoyen et le souverain.

De la même façon encore, celui qui est condamné à mort sort du contrat et retourne à l’état de nature : il est donc légitime qu’il fasse tout pour échapper à sa condamnation, et que donc il oppose une résistance de tout son corps à la mort à laquelle on le conduit. Il est devenu un ennemi.

espace

Locke

S’agissant cette fois de Locke, on trouve une pensée beaucoup plus étendue et favorable du droit de résistance à l’oppression. Locke écrit :

« Dans une république bien constituée, qui repose sur ses propres fondements et qui agit en conformité avec sa propre nature, c’est-à-dire qui agit pour la préservation de la communauté, il ne peut y avoir qu’un seul pouvoir suprême, à savoir le législatif, auquel tous les autres pouvoirs doivent être subordonnés ; cependant, comme le législatif n’est qu’un pouvoir confié pour la poursuite de certaines fins, il subsiste toujours dans le peuple un pouvoir suprême de destituer ou de changer le législatif lorsqu’il s’aperçoit que celui-ci agit en contradiction avec la mission qui lui a été confiée. »

Locke, Le second traité du gouvernement, trad. C. Lazzeri et J-F. Spitz,
éd. PUF, 1994, § 149, p. 108.

espace

Le pouvoir législatif n’est pas directement le peuple ; avant Montesquieu, Locke pense en effet l’exigence de recourir à la représentation. Il précise :

« tout pouvoir n’étant confié qu’avec la mission d’atteindre une certaine fin – et étant limité par cette fin – toutes les fois que celle-ci est manifestement négligée ou entravée, la mission de confiance doit nécessairement cesser, et le pouvoir revient entre les mains de ceux qui l’avaient donné ; ceux-ci peuvent alors le reconstituer de la manière qui leur paraîtra la plus conforme aux intérêts de leur propre sûreté et de leur propre sécurité. »

Locke, Ibid., § 149, p. 108

espace

On est ici dans un schéma qui relève du mandat impératif, c’est-à-dire que le législatif peut être défait par le peuple, s’il n’agit pas comme l’entend le peuple. Il s’agit en fait d’admettre dans le droit positif ou sans contradiction avec lui un recours aux droits naturels, dont nous avions vu que chez Locke ils étaient ce qu’il s’agissait de préserver par un pacte. Le peuple a toujours le droit fondamental de s’opposer à ses représentants et de les destituer s’ils agissent contrairement à ce pour quoi le pacte a été établi :

« la communauté conserve perpétuellement le pouvoir suprême d’assurer son salut contre les desseins et les entreprises de quiconque – fût-ce de ses législateurs – serait assez fou ou assez mauvais pour concevoir ou mettre en œuvre des desseins contre les libertés et les propriétés du peuple. Car aucun homme ni aucune société n’ont le droit d’abandonner le soin de leur propre préservation – ni par conséquent les moyens de celle-ci – à la volonté absolue et au pouvoir arbitraire d’un autre. Dès lors, chaque fois que quelqu’un tentera de les réduire à une telle condition d’esclave, ils conserveront toujours le droit de préserver ce dont ils n’ont pas le pouvoir de se départir, et de se débarrasser de ceux qui violent cette loi fondamentale sacrée et inaltérable de la préservation de soi, qu’ils ont justement voulu assurer en entrant en société. »

Locke, Ibid., § 149, p. 108-109.

espace

Rousseau

Rousseau, enfin, ne suit pas Locke, car il ne s’agit pas pour lui de maintenir des droits naturels qui pourraient servir d’étalon de mesure de la conformité du droit positif. Rousseau est conventionnaliste : ce qui compte c’est ce que veut la communauté à travers des actes de volonté qui sont des lois et autres décisions à caractère général. Dans son principe, « la volonté générale est toujours droite et tend toujours à l’utilité publique » (Rousseau, Du Contrat social, livre II, ch. 3, éd. GF Flammarion, 2001, p. 68). Ce qui n’empêche pas, parfois, le peuple de mal délibérer, parce que troublé dans ses délibérations par des influences externes (parce que mal informé, parce que manipulé par des groupes d’influence). Mais en principe, il n’y a pas de place pour un droit de résistance. Aussi, délinquant ou rebelle, le sort est le même : « quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera d’être libre » (Rousseau, Du contrat social, livre I, ch. 7, éd. GF Flammarion, 2001, p. 60).

Question 

Comment comprenez-vous l’expression hautement paradoxale : « on le forcera d’être libre » ?

espace

Éléments de réponse

En vertu du contrat social, je veux ce que veut la volonté générale de la communauté politique à laquelle j’appartiens. J’ai pu être en désaccord avec une décision prise, mais il n’en demeure pas moins que je me suis engagé à me ranger sous la volonté générale et à l’assumer. Par conséquent, si par rébellion ou par faiblesse ou faute, je ne respecte pas une loi, je dois être restauré dans mon engagement originel de contractant. Aussi, me condamner pour cet écart, c’est me restaurer dans ma situation initiale de celui qui veut les lois de la volonté générale, et donc dans ma liberté fondamentale. Il y aurait donc plusieurs moi en moi : un moi plus profond, libre, qui contracte et veut par principe ce que veut la volonté générale ; et un moi plus superficiel, susceptible d’errer et devant alors être rappelé à la plus grande authenticité de son premier moi.

Il n’y a donc pas de droit de résistance chez Rousseau. En revanche, rappelons que lorsque l’exécutif faillit à sa mission il peut être révoqué par le législatif. Et si les institutions politiques sont corrompues au point que l’on est retourné à l’état de nature comme état de conflit généralisé, cela appelle une réactivation du pacte social ; par tous les moyens.

b. La pratique révolutionnaire

Une révolution est beaucoup plus qu’un acte de résistance. Il s’agit de la transformation brutale d’un certain ordre politique ou socio-politique. Par la révolution, le demos (le peuple) peut devenir sujet de sa propre histoire (c’est-à-dire en être l’acteur essentiel) ; il peut cependant aussi se voir privé du fruit de sa lutte, si le pouvoir nouvellement constitué finit par lui échapper.

En philosophie politique, le phénomène révolutionnaire peut faire l’objet d’explications (tout comme les questions politiques en général). Il peut aussi, dans certains cas, être situé à l’horizon de l’activité philosophique elle-même. C’est ce qui se produit chez Marx et Engels au 19e siècle. Le problème qui se pose alors à eux est le suivant : comment un discours philosophique peut-il ne pas être seulement utopique ? C’est-à-dire : comment peut-il faire autre chose que dire le monde et, par contraste, ce qu’il devrait être ? Peut-il transformer ou contribuer à transformer le monde ?

espace

► Marx, les Thèses sur Feuerbach (1845)

Marx, dans un texte qu’il n’a pas publié – les Thèses sur Feuerbach – considère que la philosophie doit se réaliser dans (ou céder la place à) une pratique révolutionnaire : « l’activité "révolutionnaire" », « l’activité "pratique-critique" » (1re thèse). Dans la 11e et dernière thèse, il écrit : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe c’est de le transformer. » (Karl Marx, Thèses sur Feuerbach, 1845.

S’agit-il de sortir de la philosophie, ou de donner à celle-ci une autre forme, pratique, c’est-à-dire tournée vers l’action ? Comment articuler la théorie* et la pratique* ?

Marx estime en tout cas que la philosophie allemande du 19e siècle – en particulier celle de Ludwig Feuerbach – à la suite de la philosophie française des Lumières (18e siècle) a accompli sa tâche purement intellectuelle d’analyse critique de la religion comme d’une illusion, et de ses liens avec l’organisation sociale et politique. Dans le cadre de l’athéisme et du matérialisme de Feuerbach (matérialisme : tout est matière ou en provient), en effet, ce que les hommes appellent « Dieu » est le résultat de la projection imaginaire de l’essence de l’homme hors de lui ; les hommes sont individuellement limités (ils ne peuvent ni tout faire ni tout connaître), mais au lieu de prendre conscience de ce qu’ils peuvent accomplir collectivement en tant que genre humain (lequel est en un sens illimité), ils se représentent l’existence d’un être infini et transcendant qu’ils nomment Dieu. (Pour rappel : transcendant : supérieur et extérieur.) Cela est pour Feuerbach une illusion qui empêche les hommes de se réapproprier l’essence de l’homme en général (son genre) pour agir ensemble solidairement (la perspective politique de Feuerbach est celle du socialisme).

Dans le contexte de pensée, mais aussi dans le contexte social et politique qui est celui de Marx, plus que de critique de la religion, il s’agit désormais de mettre fin aux rapports de domination que les hommes entretiennent les uns avec les autres par le biais de la relation salariée. Marx, dans un autre texte, les Manuscrits de 1844, a critiqué le contrat de travail, qui est pour lui un contrat de dupes : il marque l’assujettissement du travailleur à son employeur et conduit à ce que Marx appelle l’aliénation, c’est-à-dire à la dépossession du travailleur par l’employeur : ce dernier lui retire une partie du fruit de son travail et donc une partie de lui-même. Même si le contrat de travail repose sur un accord ou un consentement, il n’y a pas seulement transmission ou vente comme dans le sens juridique de l’aliénation (céder, vendre), mais une dépendance qui prive le travailleur d’au moins une partie de ce qu’il est. En effet, si l’être humain est avant tout, dans son essence, un producteur (c’est-à-dire quelqu’un qui transforme la nature), et si l’on peut dire alors que ce qu’il produit lui appartient essentiellement, il en résulte que la captation par l’employeur de ce produit en contrepartie d’un salaire (duquel a été soustrait le profit réalisé par l’employeur) est une aliénation, c’est-à-dire un appauvrissement essentiel du producteur.

(Reportez-vous ici dans la séquence 1 sur La culture à l’étape 2-A, texte 3).

La philosophie aurait alors pour tâche de provoquer ou de contribuer à provoquer un changement de cette situation, au profit des travailleurs. Elle devrait cesser d’interpréter le monde pour tâcher de le transformer, ou pour contribuer à ce que ceux qui peuvent le transformer s’en chargent.

espace

► Marx et Engels, Le manifeste du Parti Communiste (1847)

Pour Marx et Engels, cette transformation doit nécessairement être de nature révolutionnaire, ce qui intègre une dimension de violence.

Dans le Manifeste du parti communiste, Marx et Engels font du prolétariat – ceux qui ne possèdent que leurs bras, c’est-à-dire leur force de travail – la classe révolutionnaire :

« De toutes les classes qui, à l’heure présente, s’opposent à la bourgeoisie, le prolétariat seul est une classe vraiment révolutionnaire. Les autres classes périclitent et périssent avec la grande industrie ; le prolétariat, au contraire, en est le produit le plus authentique. »

Karl Marx, Friedrich Engels, Le manifeste du Parti Communiste, 1847.
espace

Marx et Engels considèrent que l’époque moderne est de plus en plus clairement l’époque de l’affrontement de deux classes : la bourgeoisie (les propriétaires des moyens de production) et le prolétariat. Ils considèrent que « Le mouvement prolétarien est le mouvement spontané de l’immense majorité au profit de l’immense majorité » (ibid.). Mais sa victoire implique selon eux de « faire sauter toute la superstructure des couches qui constituent la société officielle ». Par une telle « superstructure », il faut notamment comprendre l’ensemble des lois et institutions qui existent, et qui – pour Marx et Engels – ont pour cœur le droit de propriété des individus « libres » (comme on l’a vu). Cette superstructure administre selon eux la société civile d’une façon telle que cela favorise profondément les possédants.

La perspective révolutionnaire qui est celle de Marx et Engels se comprend à partir de l’idée d’une imminence de la révolution (« la lutte des classes approche de l’heure décisive », ibid.), dans le contexte des années 1840 en Europe. Cela a abouti effectivement à des épisodes révolutionnaires en 1848, mais sans rencontrer tout le succès escompté du point de vue des théoriciens communistes.

Marx et Engels considèrent d’ailleurs que ces derniers jouent un rôle dans le processus révolutionnaire qui se met en place :

« le processus de décomposition de la classe dominante, de la vieille société tout entière, prend un caractère si violent et si âpre qu’une petite fraction de la classe dominante se détache de celle-ci et se rallie à la classe révolutionnaire, à la classe qui porte en elle l’avenir » (ibid.). Ce que Marx et Engels comprennent par une analogie avec la Révolution française (bourgeoise) : « De même que, jadis, une partie de la noblesse passa à la bourgeoisie, de nos jours une partie de la bourgeoisie passe au prolétariat, et, notamment, cette partie des idéologues bourgeois qui se sont haussés jusqu’à la compréhension théorique de l’ensemble du mouvement historique » (ibid.). En fait, Marx et Engels parlent à ce moment des philosophes et des intellectuels eux-mêmes, qui, venant alors pour la plupart de la bourgeoisie, se sont – pour certains d’entre eux – extraits de cette position de classe afin de rejoindre les intérêts et assumer les objectifs de la classe du prolétariat. Et ce de la même façon que certains aristocrates, au moment de la Révolution Française, ont pu épouser la cause de la bourgeoisie révolutionnaire.

De façon plus générale, la lecture de l’histoire qui est celle de Marx et Engels consiste à dire qu’il existe certaines manières d’organiser la production économique, en correspondance avec certaines structures (ou superstructures) juridiques et politiques. Ainsi, la tripartition juridico-politique de l’Ancien Régime entre :
1°/ ceux qui travaillent (Tiers-État), 2°/ ceux qui combattent (Noblesse) et 3°/ ceux qui prient (Clergé) convenait à certaines façons d’organiser la production et les échanges économiques, autour principalement de la paysannerie (et des serfs, au Moyen Âge), dans une relation verticale au seigneur, qui lui-même était dans une relation de vassalité à l’égard de son suzerain auprès de qui il s’était engagé (le roi étant le suzerain des suzerains). Dans ce système, une distinction de nature était établie entre aristocrates et roturiers (différence de naissance), et peu de différences de statut étaient au contraire établies à l’intérieur du « Tiers-État », qui comprenait les plus riches comme les plus pauvres, les plus éduqués comme les moins éduqués, des non-aristocrates. Seulement, cette correspondance entre base socio-économique, d’une part, et superstructure juridico-politique de l’autre, a progressivement volé en éclats : c’est-à-dire que sous le manteau de la superstructure d’Ancien Régime s’est progressivement glissée une autre manière d’organiser la production, au profit de la bourgeoisie (au départ cantonnée juridiquement au Tiers-État). La Révolution Française a consisté (selon les marxistes) dans le renversement des anciennes superstructures, afin de mettre en place une superstructure juridique et politique beaucoup plus adaptée à l’organisation nouvelle de l’économie (autour de deux classes : bourgeoisie et prolétariat). C’est ce que nous avions repéré à propos de notre examen de la lecture marxiste des Déclarations des droits de l’homme.

Exercice À partir de ce qui précède, engagez l’analyse de la notion de peuple, puis comparez les conceptions du pouvoir du peuple selon La Boétie, Hobbes, Locke, Rousseau et Marx (et Engels).

Modifié le: Wednesday 18 March 2020, 15:22