La morale Partie 2 S’exercer à réfléchir : la morale peut-elle être fondée sur la recherche du bonheur ?

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Étape 2

Etape 2

S’exercer à réfléchir : la morale
peut-elle être fondée sur la recherche
du bonheur ? (toutes séries)

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La question de la vie bonne soulève deux problèmes distincts. Le bonheur ne semble pas premièrement dépendre de nos choix. La santé, la bonne réputation ou encore les richesses, sont autant de biens que l’on peut certes rechercher, mais que l’on n’est jamais certain d’obtenir, ni de conserver. Et, même s’il était possible de parvenir au bonheur grâce à nos décisions, serait-il juste deuxièmement de choisir d’en faire le but principal de notre conduite et de négliger par conséquent nos devoirs ?

Pour savoir si la morale non seulement permet, mais surtout autorise et justifie le bonheur, nous pouvons ainsi examiner les cinq questions suivantes :

(A) Qu’est-ce qui nous empêche d’être heureux : les événements ou nous-mêmes ?

(B) La vie bonne peut-elle dépendre en effet de notre seule activité ?

(C) Le but de la vie n’est-il pas toutefois supérieur au bonheur ?

(D) Mais quelle liberté possède encore celui qui vit conformément à la morale et à ses prescriptions ? (E) Enfin, l’accord avec soi que permet la morale ne serait-il pas le vrai contentement ?

A Le bonheur est-il inaccessible ?

Leighton Frederic, Antigone, (Portrait de l’actrice
Dorothy Dene dans le rôle de l’Antigone de Sophocle), vers 1882.

Le texte qui suit est extrait d’une pièce de théâtre de Jean Anouilh, qui revisite le mythe d’Antigone. Cette jeune femme n’accepte pas que le cadavre de son frère Polynice soit laissé sans sépulture, comme le demande pourtant le châtiment réservé aux traîtres. Afin de le couvrir de terre, elle prend le risque d’être punie à son tour et de subir la peine de mort. La tragédie présente ainsi le malheur comme une fatalité, qui accable les hommes, sans qu’ils puissent s’y soustraire. Dans le passage repris ci-dessous, le roi Créon s’efforce pourtant de sauver sa nièce. Il lui montre que le bonheur est non seulement préférable à la mort, mais surtout bien réel. Se laissera-t-elle cependant convaincre qu’elle peut être heureuse si elle le décide ?
(La séquence 5 sur La politique abordera d’un autre point de vue ce qui oppose Créon et Antigone : la différence entre droit civil et droit naturel, étape 1-B/1)

« CRÉON. − [...] Marie-toi vite, Antigone, sois heureuse. La vie n’est pas ce que tu crois. C’est une eau que les jeunes gens laissent couler sans le savoir, entre leurs doigts ouverts. Ferme tes mains, ferme tes mains, vite. Retiens-la. Tu verras, cela deviendra une petite chose dure et simple qu’on grignote, assis au soleil. […] Tu l’apprendras, toi aussi, trop tard, la vie c’est un livre qu’on aime, c’est un enfant qui joue à vos pieds, un outil qu’on tient bien dans sa main, un banc pour se reposer le soir devant sa maison. Tu vas me mépriser encore, mais de découvrir cela, tu verras, c’est la consolation dérisoire de vieillir ; la vie, ce n’est peut-être tout de même que le bonheur.

ANTIGONE, murmure, le regard perdu.− Le bonheur…

CRÉON, a un peu honte soudain.− Un pauvre mot, hein ?

ANTIGONE. − Quel sera-t-il, mon bonheur ? Quelle femme heureuse deviendra-t-elle, la petite Antigone ? Quelles pauvretés faudra-t-il qu’elle fasse elle aussi, jour par jour, pour arracher avec ses dents son petit lambeau de bonheur ? Dites, à qui devra-t-elle mentir, à qui sourire, à qui se vendre ? Qui devra-t-elle laisser mourir en détournant le regard ?

CRÉON, hausse les épaules. − Tu es folle, tais-toi.

ANTIGONE. − Non, je ne me tairai pas ! Je veux savoir comment je m’y prendrai, moi aussi, pour être heureuse. Tout de suite, puisque c’est tout de suite qu’il faut choisir. Vous dites que c’est si beau, la vie. Je veux savoir comment je m’y prendrai pour vivre. […]

CRÉON. − Tu ne sais plus ce que tu dis. Tais-toi.

ANTIGONE. − Si, je sais ce que je dis, mais c’est vous qui ne m’entendez plus. Je vous parle de trop loin maintenant, d’un royaume où vous ne pouvez plus entrer avec vos rides, votre sagesse, votre ventre. (Elle rit.) Ah ! Je ris, Créon, je ris parce que je te vois à quinze ans, tout d’un coup ! C’est le même air d’impuissance et de croire qu’on peut tout. La vie t’a seulement ajouté ces petits plis sur le visage et cette graisse autour de toi. […] Vous me dégoûtez tous, avec votre bonheur ! Avec votre vie qu’il faut aimer coûte que coûte. On dirait des chiens qui lèchent tout ce qu’ils trouvent. Et cette petite chance pour tous les jours, si on n’est pas trop exigeant. Moi, je veux tout, tout de suite, et que ce soit entier ou alors je refuse ! Je ne veux pas être modeste, moi, et me contenter d’un petit morceau si j’ai été bien sage. Je veux être sûre de tout aujourd’hui et que cela soit aussi beau que quand j’étais petite ou mourir. »

Jean Anouilh, Antigone, pièce en un acte, 1944.

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Questions

1. Quelle conception du bonheur Créon défend-il ? Comment parvenir, selon lui, à être heureux ?

2. Pourquoi Antigone n’en veut-elle pas ? Que demande-t-elle en effet ?

Éléments de réponse

1. Pour Créon, le bonheur est une chose simple, qui se trouve dans les petits plaisirs de la vie. A condition de renoncer aux grandes espérances, il est possible de se contenter de ce qui nous est donné à chaque instant.

2. Mais Antigone ne veut pas d’une existence médiocre, qui serait pour elle une forme de compromission, voire de trahison. Rejetant les conseils de son oncle, elle veut « tout, tout de suite », au risque de tout perdre. Si l’enfance est l’âge de l’insouciance, et la maturité celui des concessions, l’adolescence manifeste une aspiration à un bonheur absolu, mais sans doute impossible. Le bonheur comme état de complète satisfaction n’est-il par conséquent qu’une aspiration vide, une sorte d’idéal inaccessible et sans véritable objet ?

3. Complétons le tableau suivant pour mieux faire apparaître l’opposition entre les différentes conceptions du bonheur successivement incarnées par Antigone et par Créon :

Créon

Antigone

Nature du bonheur

Petites choses concrètes*

Idéal abstrait*

Degré de satisfaction recherché

Partiel

Total

Attitude devant la vie

Modeste : accepter chaque « petite chance »

Exigeante : s’assurer de « tout » obtenir

Principale critique

Médiocre consolation

Insatisfaction perpétuelle

4. Le bonheur est-il subjectif* ou objectif* ?

► Texte 3

Le bonheur apparaît comme une affaire éminemment personnelle. Chacun cherche à être satisfait de la façon qu’il croit lui être préférable. Le bonheur semble donc subjectif* et particulier*, car il n’en existe pas de concept rationnel universel*. Défini comme « la satisfaction de tous les penchants réunis », le bonheur ne serait, selon la formule qu’emploie Kant dans ses Fondements de la métaphysique des mœurs, qu’un « idéal de l’imagination », sans réalité objective*.

Pure abstraction*, au mauvais sens du terme, le bonheur n’est donc qu’une confusion : une vague représentation formée à partir d’exemples concrets*, mais distincts. Car, pour définir le bonheur, il faudrait dégager de différentes satisfactions (la santé, l’amitié, les honneurs, etc.) une nature commune. Celle-ci établirait alors une définition générale, soit une « abstraction » au bon sens du terme (abstraction venant du latin abstrahere qui signifie « arracher » ou « retirer de » : ici, il faudrait extraire l’élément identique se retrouvant dans une série de choses différentes). Mais qu’y a-t-il de semblable entre l’amour d’un proche, une journée ensoleillée et la richesse par exemple, qui sont pourtant autant de différents bonheurs possibles ? Comme on le voit, le mot « bonheur » n’est pas encore un concept, mais une simple étiquette que l’on pose sur des réalités très diverses et l’on ne saurait dire précisément ce qu’il signifie.

Récapitulons

Le bonheur nous semble souvent inaccessible, car il désigne d’abord une chance et paraît dépendre des caprices de la fortune (le bonheur vient du latin bonum augurium, le bon présage). Si le sort peut parfois nous être favorable, de nombreux malheurs peuvent aussi nous empêcher d’être heureux. En outre, le bonheur paraît indéfinissable.

► Texte 4

► Mais, comme le montre le personnage d’Antigone, le principal obstacle au bonheur ne se trouve-t-il pas dans le désir lui-même et son indétermination ? Est-il possible par conséquent d’éduquer celui-ci, afin de trouver la satisfaction ? Car le bonheur est-il donné, comme une chance, ou conquis, par des choix raisonnables ?

B La sagesse : peut-on apprendre à être heureux ?

Mémo - Aide mémoireAu fond, Antigone n’est pas si éloignée de Créon qu’elle ne le croit : tous deux pensent qu’il est possible, par une attitude délibérée, de conquérir le bonheur. Si celui-ci paraît inaccessible, c’est avant tout parce que nous nous rendons nous-mêmes inaccessibles au bonheur, par notre intransigeance ou notre médiocrité. Peut-on alors apprendre à être heureux ? Si la vertu désigne une certaine force d’âme, comment peut-elle nous faire parvenir à la vie bonne ?

1. La vie heureuse est-elle une vie de plaisirs ?

L’homme est un être naturel et partage donc avec les animaux la capacité de ressentir l’agréable et le douloureux. Pour obtenir le bonheur le plus complet, il paraît donc tentant d’augmenter la quantité des plaisirs et l’intensité de chacun d’entre eux. Comme l’affirme le personnage de Calliclès, dans le dialogue de Platon intitulé Gorgias :

« Mais voici ce qui est beau et juste suivant la nature, je te le dis en toute franchise, c’est que, pour bien vivre, il faut laisser prendre à ses passions tout l’accroissement possible, au lieu de les réprimer, et, quand elles ont atteint toute leur force, être capable de leur donner satisfaction par son courage et son intelligence et de remplir tous ses désirs à mesure qu’ils éclosent » (491d – 492a, traduction Chambry)

La justice des hommes demande de réfréner le plaisir, car il pourrait mettre en péril l’ordre et l’harmonie de la société. A ces conventions sociales, Calliclès oppose ce qu’il appelle dans ce passage le « juste suivant la nature », dont la valeur serait universelle. Les individus qui ont un vrai courage passent outre la lâcheté du grand nombre et font ainsi preuve d’une authentique vertu ou force d’âme. Contrairement aux « faibles », les « forts » peuvent « laisser grandir [leurs désirs] autant que possible et leur ménager par tous les moyens la satisfaction ». Le bonheur se trouve-t-il ainsi dans la quête effrénée des plaisirs ? Car, accomplir tous ses désirs, est-ce une bonne règle de vie ? Pour le savoir, Socrate propose à Calliclès un raisonnement par analogie* :

« Considère si tu ne pourrais pas assimiler chacune de ces deux vies, la tempérante et l’incontinente, au cas de deux hommes, dont chacun posséderait de nombreux tonneaux, l’un des tonneaux en bon état et remplis, celui-ci de vin, celui-là de miel, un troisième de lait et beaucoup d’autres remplis d’autres liqueurs, toutes rares et coûteuses et acquises au prix de mille peines et de difficultés ; mais une fois ses tonneaux remplis, notre homme n’y verserait plus rien, ne s’en inquiéterait plus et serait tranquille à cet égard. L’autre aurait, comme le premier, des liqueurs qu’il pourrait se procurer, quoique avec peine, mais n’ayant que des tonneaux percés et fêlés, il serait forcé de les remplir jour et nuit sans relâche, sous peine des plus grands ennuis. » (493d – 494a, traduction Chambry)

Mémo - Aide mémoireReprenons pas à pas l’argumentation de Socrate. Un homme intempérant ne fait preuve d’aucune modération dans ses désirs, tandis que le tempérant est capable de les maîtriser. Or, selon l’analogie*, l’intempérant est au tempérant ce que l’homme qui a des tonneaux percés est à l’homme dont les tonneaux sont en bon état. On ne peut connaître aucun repos en effet si l’on s’efforce de remplir ce qui ne pourra jamais l’être. Courir après les plaisirs devient même une forme de supplice, comme le montre le mythe des tonneaux des Danaïdes (ces femmes qui furent condamnées aux Enfers à remplir sans fin un tonneau troué pour avoir assassiné leur époux). Socrate demande alors si « la vie de l’homme déréglé est plus heureuse que celle de l’homme réglé » (494a). Nous comprenons en effet que rechercher toutes les formes de jouissances ne pourrait pas nous rendre heureux, puisque nous n’en aurions jamais assez. Le désir se nourrit en effet d’un sentiment de manque ; et le plaisir que nous éprouvons à le satisfaire s’accompagne donc toujours de douleur. Comme le fait remarquer ironiquement Socrate, si le bon se confond avec l’agréable, alors celui qui souffre de démangeaisons pourrait connaître une vie parfaitement heureuse, pourvu qu’il puisse la passer à se gratter ! Si une telle existence ne semble pourtant pas très enviable, c’est qu’il nous faut soigneusement distinguer le bonheur du plaisir. Mais faut-il toutefois renoncer à ce dernier ou apprendre à mieux en jouir ?

2. Quels plaisirs faut-il rechercher pour être heureux ?

Si nul ne voudrait vivre une existence privée du plaisir, c’est sans doute que celui-ci n’est pas mauvais en soi. Il devient cependant pénible au moment où il n’est plus suffisamment maîtrisé. Il tombe alors dans ce que les Grecs appelaient l’hubris (terme signifiant la démesure ou la déraison). Souffrir de maux de ventre après un repas trop copieux ne doit pas conduire à renoncer à manger, mais à limiter sa gourmandise, et à se montrer plus sage lors du prochain repas. Afin de mieux désirer, il faudrait donc classer les plaisirs en fonction de leur valeur, c’est-à-dire du bonheur réel susceptible d’être atteint grâce à chacun d’entre eux. Dans sa Lettre à Ménécée, Epicure développe en ce sens une « métriopathie », c’est-à-dire un calcul des plaisirs et des douleurs, afin de viser un authentique état de satiété, c’est-à-dire de satisfaction :

« Il faut se rendre compte que parmi nos désirs les uns sont naturels, les autres vains, et que, parmi les désirs naturels, les uns sont nécessaires et les autres naturels seulement. Parmi les désirs nécessaires, les uns sont nécessaires pour le bonheur, les autres pour la tranquillité du corps, les autres pour la vie même. Et en effet une théorie non erronée des désirs doit rapporter tout choix et toute aversion à la santé du corps et à l’ataraxie de l’âme, puisque c’est là la perfection même de la vie heureuse. Car nous faisons tout afin d’éviter la douleur physique et le trouble de l’âme. Lorsqu’une fois nous y avons réussi, toute l’agitation de l’âme tombe, l’être vivant n’ayant plus à s’acheminer vers quelque chose qui lui manque, ni à chercher autre chose pour parfaire le bien-être de l’âme et celui du corps. Nous n’avons en effet besoin du plaisir que quand, par suite de son absence, nous éprouvons de la douleur ; et quand nous n’éprouvons pas de douleur nous n’avons plus besoin du plaisir. »

La « prudence » dont fait preuve le philosophe Epicure ne désigne pas la simple faculté de prendre des précautions. Elle est une forme de sagesse pratique, qui permet de calculer les plaisirs et les peines et, par conséquent, de hiérarchiser les désirs susceptibles d’y conduire. Or les désirs désignés comme « vains » par l’auteur sont ceux qui sont en mouvement permanent (comme la soif de richesses), contrairement aux désirs « naturels », qui connaissent une limite.

Mais, il faut encore distinguer parmi les désirs naturels, ceux qui ne le sont que simplement, et qui peuvent occasionner un manque lorsque l’on ne peut les assouvir (car, si l’on s’habitue à manger du chocolat, on devient inconsolable le jour où l’on ne peut plus en avoir), et les désirs « naturels et nécessaires », comme ceux qui le sont pour la tranquillité du corps (trouver un abri, s’il pleut), pour la vie même (boire de l’eau et manger du pain) et pour le bonheur (la prudence elle-même, comme philosophie pratique, dont l’effort doit être partagé avec les autres, qui sont d’indispensables soutiens). Incluant ainsi la connaissance et l’amitié, les désirs naturels et nécessaires ne sauraient se limiter aux besoins biologiques, tels que les définirait la survie simplement animale, puisqu’ils rendent possible l’existence pleinement humaine. D’où le schéma récapitulatif suivant :


Mais à quel type de satisfaction les désirs naturels et nécessaires conduisent-ils ? Epicure nomme « ataraxie » la sérénité entendue comme absence de trouble de l’âme. Cet état représente un bonheur serein, mais négatif, connu par la suppression de toute souffrance. « Nous n’avons en effet besoin du plaisir que quand, par suite de son absence, nous éprouvons de la douleur », montre Epicure.

On s’aperçoit que le sage prend toutefois le risque de rejeter toute émotion positive, afin de ne pas perdre cette maîtrise de soi (ou autarcie) si difficilement gagnée : « quand nous n’éprouvons pas de douleur nous n’avons plus besoin du plaisir ». C’est tout le paradoxe de l’hédonisme épicurien, si souvent mal interprété : mettant le plaisir au-dessus de tous les autres biens, il conduit cependant à une forme de privation ou d’ascétisme (du grec askêsis : exercice ou discipline du corps et de l’âme), pour se détacher des biens matériels. Faisons le point dans le tableau récapitulatif suivant :

Types de morales

Hédonisme

(Calliclès)

Ascétisme

(Epicure)

Nature du bonheur

Les plaisirs les plus intenses

L’absence de souffrance (ou ataraxie)

Moyen de l’obtenir

Laisser grandir les désirs et les assouvir

Supprimer la tension du désir

Principale critique

Dérèglement (« tonneaux des Danaïdes », Socrate)

Ennui (« vivre comme une pierre », Calliclès)

Pour approfondir cette question

Émission radio 5

Vous pouvez écouter l’émission radiophonique où Yvan Droumaguet interroge le rapport entre le bonheur et le plaisir, afin de savoir si la sagesse est un idéal dépassé.

InternetIl est également conseillé de lire le cours de Philippe Fontaine intitulé La quête du bonheur qui est disponible sur le site du « Coin philo » du lycée J.-P. Vernant de Sèvres http://lyc-sevres.ac-versailles.fr//dictionnaire/dic.bonheurPhF.pdf

Résumons

La sagesse se définit comme un art de vivre qui permet d’accéder à la vie bonne. Mais le bonheur construit par la raison n’apparaît possible que si l’on renonce à la plupart de nos désirs, voire au désir lui-même, pour le réduire au seul besoin.

► N’est-ce pas reconnaître que le bonheur n’est jamais complet et qu’il ne saurait par conséquent devenir le véritable but de la vie ?

C Le devoir : qu’est-ce qui rend une action
moralement bonne ?

Est-il légitime de fonder la morale sur la recherche du bonheur, qu’il soit individuel ou collectif ? Le bien se confond-il en effet avec le bon ou la moralité possède-t-elle son propre critère ? Dire la vérité par exemple est un devoir. Mais, pour ménager les autres, nous sommes parfois tentés de croire qu’un petit mensonge est préférable à une franchise trop cruelle. Comment s’assurer alors que notre jugement ne dépend pas de circonstances arbitraires, ni de préférences personnelles, ni enfin de conditions socio-culturelles particulières ? Pour répondre à ces questions, nous allons suivre maintenant l’analyse de la moralité par Kant, qui s’est efforcé d’analyser le concept de morale de façon purement rationnelle, sans le référer à des conditions étrangères.

1. La valeur absolue de la bonne volonté

Mémo - Aide mémoirePour savoir avec objectivité ce qui fait la valeur morale d’une action, Kant écarte en effet toute considération venant de l’expérience, de l’histoire des sociétés, ou encore de la nature humaine. Dans la première partie de ses Fondements de la métaphysique des mœurs, il analyse ce que la morale commune elle-même considère comme supérieurement bon. Loin d’en rester cependant à la morale de son temps, il situe la réflexion dans le rapport à soi qu’entretient la conscience morale. Or qu’est-ce que chacun peut considérer comme absolument bon en son for intérieur ?

« De tout ce qu’il est possible de concevoir dans le monde, et même en général hors du monde, il n’est rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce n’est seulement une bonne volonté. » (Fondements, p. 87 de l’éd. Delagrave)

Mémo - Aide mémoireCe qui est bon « sans restriction » désigne ce qui est bon indépendamment des circonstances, donc de façon non conditionnée (ou inconditionnelle). Or les qualités intellectuelles et morales peuvent être mises au service du mal. Un criminel, par exemple, peut se montrer rusé ou patient dans la réalisation de ses méfaits.

Mémo - Aide mémoireDe même, les dons de la fortune (richesses, honneurs, etc.) peuvent être mal employés. Et leur bonté dépend encore de la volonté qui en fait usage. De son côté, la bonne volonté ne saurait jamais être mal employée, puisque son intention est pure. Désintéressée, elle ne tire en effet sa bonté que d’elle-même, car elle consiste à agir uniquement par devoir. Et une action faite par devoir, dépourvue de toute arrière-pensée, ne saurait nous être reprochée.

Parce qu’elle n’est pas relative* à un critère extérieur, la valeur de la bonne volonté est donc absolue*, c’est-à-dire indépendante et parfaite. Mais si la bonne volonté reste toujours digne d’éloges, quels que soient les événements, faut-il en conclure que les actes concrets importent peu ? Kant ajoute en effet que :

« Ce qui fait que la bonne volonté est telle, ce ne sont pas ses œuvres ou ses succès, ce n’est pas son aptitude à atteindre tel ou tel but proposé, c’est seulement le vouloir ; c’est-à-dire que c’est en soi qu’elle est bonne ». (Fondements, éd. Delagrave, p. 89)

En effet, les conséquences dépendent d’événements indépendants de nous. Il faudrait être omniscient, c’est-à-dire capable de tout connaître, pour s’assurer de toujours réussir ce que l’on entreprend. Par conséquent, un individu ne peut se voir reprocher que ce qu’il a véritablement voulu ou était en mesure de prévoir. Car on ne saurait lui en vouloir pour des dommages qu’il n’aurait pas été capable d’anticiper, bien qu’il demeure responsable de ce qu’il pourrait commettre par inattention ou par négligence. La bonté morale d’un homme ne se mesure donc pas à ses succès, ni à ses échecs. Et il faut ainsi la juger pour elle seule, car elle n’est pas bonne pour quelque chose d’autre qu’elle-même.

2. La responsabilité se limite-t-elle à la pureté de l’intention ?

Toutefois, avec les meilleures intentions du monde, n’est-il pas parfois possible d’aboutir à la pire des situations ? L’exemple du devoir de vérité le montre bien : ne faut-il jamais mentir, quelle que soit la personne qui nous interroge, ou est-il nécessaire de déterminer d’abord à qui il convient de réserver sa franchise ?

► Texte 5

Dans une célèbre controverse avec Benjamin Constant, Kant soutient cependant que, même à l’assassin qui nous demanderait si notre ami qu’il poursuit ne s’est pas réfugié dans notre maison, il nous faudrait répondre honnêtement. Lui dissimuler la vérité reviendrait en effet à admettre l’existence d’un droit au mensonge. Dans sa réponse (justement intitulée D’un prétendu droit de mentir par humanité), Kant met en garde contre la tentation de conditionner le devoir aux circonstances ou à un prétendu droit à la vérité, droit qui serait variable selon les cas. Car la volonté doit toujours demeurer en accord avec elle-même. Et, parce que l’on ne saurait connaître avec exactitude l’endroit où se cache la future victime, il ne faut pas se fier aux conséquences potentielles d’une décision, mais à sa seule conformité au devoir. Enfin, quand bien même il faudrait s’intéresser aux suites possibles de l’action, alors la reconnaissance d’un droit au mensonge mettrait en péril le fondement même du lien social, car la confiance entre les hommes n’existerait plus si chacun pouvait décider, arbitrairement, de ce qu’il convient de dire aux autres. Il n’y a donc aucune bienveillance à adapter le devoir de véracité au droit que l’on pourrait accorder à tel ou tel individu de recevoir (ou non) la vérité.

Pour savoir si une décision est véritablement morale, il paraît toutefois difficile de se contenter du simple accord de la conscience avec elle-même. Car pouvons-nous véritablement ignorer les effets concrets de nos actes et livrer un homme à son meurtrier ? Comme le formule très justement le proverbe : « l’enfer est pavé de bonnes intentions », ce qui signifie que les effets les plus funestes peuvent être produits lorsque l’on ne se soucie pas de l’incidence que des actes peuvent avoir sur autrui. Il ne suffit donc pas d’avoir bonne conscience pour être sûr d’agir moralement. L’assurance de se conformer au devoir pourrait même dissimuler une forme d’égoïsme paradoxal, puisqu’elle permet de défendre son confort intérieur. Hegel dénonce ainsi la « belle âme » , celle qui se croit pure parce qu’elle refuse d’assumer le risque d’agir et, partant, de se souiller au contact du monde réel.

► Texte 6

Mais, à l’inverse, si l’on ne se préoccupe que du résultat, peut-on soutenir que la fin justifie les moyens ? Peut-on dire par exemple que tous les procédés sont bons pour arrêter un criminel, y compris ceux qui pourraient porter atteinte à des innocents ? Deux conceptions de la morale se trouvent ici en opposition. Max Weber, dans Le Savant et le politique, nomme la première : « éthique de la conviction » et, la seconde : « éthique de la responsabilité ». (Reportez-vous à l’étape 5-C/1, de cette séquence)Si la première ne s’intéresse qu’à la bonté du vouloir, la seconde, au contraire, se soucie principalement des conséquences réelles. Prenons un exemple extrême : une guerre peut-elle être considérée comme juste si elle permet de sauver des vies ou d’établir une paix durable ? Mais, consentir à la violence, n’est-ce pas toujours injuste et immoral ? Peut-on inversement rester spectateur d’un conflit faisant des victimes civiles et se garder d’intervenir au nom de nobles principes ? Le problème semble insoluble et il représente sans doute l’une des plus importantes difficultés que rencontre la pensée morale.

Mémo - Aide mémoireIl est néanmoins possible d’interpréter cette opposition de façon dynamique et non pas figée. Une intention réellement bonne n’est-elle pas déjà soucieuse de qu’elle produit ? Kant distingue en effet la bonne volonté d’une simple velléité, c’est-à-dire d’un vœu pieux qui ne serait pas suivi d’effet. De même, une responsabilité authentique ne se limite pas au résultat immédiat de l’action mais à sa reconnaissance durable. Elle se préoccupe donc nécessairement, non seulement des règles qu’elle se donne mais aussi des effets qu’elle produit – dont certains peuvent être inattendus (comme la transmission involontaire de maladies par des secouristes venus apporter une aide humanitaire à une population victime d’une catastrophe naturelle par exemple). Il ne faut donc pas séparer artificiellement conviction et responsabilité, mais comprendre que c’est de leur confrontation que se nourrit tout le débat moral ; au point que la mauvaise conscience (non pas celle du remords et de la culpabilité, mais celle qui doute et s’interroge) pourrait représenter la véritable conscience morale.

En somme, l’intention qui ignore ce qu’elle engendre serait non seulement irresponsable, mais surtout immorale, tandis qu’une responsabilité qui ferait abstraction des principes serait elle-même injuste et, au fond, irresponsable ! La difficulté consiste donc à articuler ces deux exigences, ce qui fait tout le contenu de la délibération morale.

Pour se demander jusqu’où s’étend la responsabilité morale et quelles en sont les éventuelles limites, il est conseillé de lire la leçon proposée par Sylvie Bernard :  Les paroles nous engagent-elles autant que nos actes ? 

► Si cependant la morale interroge la pureté de l’intention, c’est-à-dire sa conformité au devoir, il nous reste à définir celui-ci. Repose-t-il sur le sentiment ou sur la raison ?

3. La question des sentiments moraux

► Texte 7

L’analyse de la bonne volonté conduit à celle du devoir moral. Est-il néanmoins un sentiment altruiste, qui nous ferait spontanément nous soucier du bonheur des autres, ou bien un raisonnement indépendant des relations, des plaisirs ou des peines que nous procure la relation aux autres ? Si l’altruisme désigne le souci désintéressé des autres, ne serait-ce pas en effet la détresse d’autrui qui nous pousserait à renoncer à notre égoïsme ? Qu’est-ce qui motive la volonté de secourir notre semblable ou, plus généralement, de « donner sur soi une priorité à l’autre » (comme le formule Lévinas dans son livre Entre nous) ? L’obligation se suffit-elle à elle-même ou autrui en est-il à la véritable origine ?

Afin de répondre à ces questions, Kant précise dans ses Fondements de la métaphysique des mœurs qu’« [ê] tre bienfaisant, quand on le peut, est un devoir, et de plus il y a de certaines âmes si portées à la sympathie, que même sans aucun autre motif de vanité ou d’intérêt elles trouvent une satisfaction intime à répandre la joie autour d’elles et qu’elles peuvent jouir du contentement d’autrui, en tant qu’il est leur œuvre » (p. 96) Mais, ajoute-t-il, il faut savoir distinguer l’action faite « par devoir » et celle simplement « conforme au devoir », qui peut dissimuler des arrière-pensées. Et, même s’il peut être désintéressé, le sentiment, tel que celui de la pitié, n’est pas très objectif*. Pourquoi éprouve-t-on en effet de la sympathie pour une personne plutôt que pour une autre ? Faut-il mesurer nos devoirs à ce que l’on ressent, de façon très subjective*, pour les uns ou pour les autres ?

Ainsi, l’action faite uniquement par devoir n’est pas celle faite selon notre sensibilité, ni celle accomplie pour le bonheur, fût-il celui des autres. On peut toutefois se demander si le devoir n’existe que pour autant que l’agent moral entretient des relations avec les autres et vit en société ou, si comme le pense Kant, il existe des devoirs envers soi-même, ce qui ferait de la morale un rapport de la conscience avec elle-même.

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Pour évoquer l’obligation morale, on parle volontiers du « sentiment du devoir ». Mais le devoir relève-t-il de l’affectivité ou est-il, au contraire, un jugement réfléchi et calculé ? Afin de nous interroger sur la nature du devoir, nous pouvons nous appuyer sur l’analyse de l’œuvre d’Antoine-Jean Gros suivante :

Antoine-Jean Gros, Bonaparte visitant les pestiférés de Jaffa (détail), 1804, Le Louvre, Paris.

Questions

1. Quelle grandeur morale le geste de Napoléon est-il supposé manifester ?

2. Ce geste est-il néanmoins désintéressé ? Précisez-en les motivations réelles.

3. En quel sens les sentiments altruistes seraient-ils plus moraux que les intérêts rationnels ?

4. Les morales du sentiment sont-elles toutefois suffisantes pour fonder le devoir ?

Éléments de réponse

1. Au lieu de s’éloigner des malades auxquels il rend visite, Napoléon, qui n’était encore que le général Bonaparte, touche l’un d’entre eux, au risque d’être contaminé par la peste. Le sentiment de compassion que le peintre veut exprimer accorde au futur empereur une dignité morale hors du commun, car il met sa vie en danger pour encourager de sa présence les malheureux. Bonaparte agirait par conséquent de façon très noble, parce que désintéressée.

2. La réalité est toutefois plus complexe : accusé d’avoir abandonné ses troupes frappées par une terrible épidémie lors de la campagne d’Égypte, Bonaparte (une fois devenu Napoléon) se doit de redorer son image. Ce tableau le représente de manière à le faire entrer dans la légende des rois thaumaturges, c’est-à-dire dotés d’un mystérieux pouvoir de guérir les malades. Dès que l’on s’aperçoit qu’un calcul politique se dissimule derrière son geste, celui-ci semble perdre toute sa valeur, au point que cette mise en scène puisse sembler très hypocrite.

3. Cette œuvre d’Antoine-Jean Gros permet donc de penser le rapport entre trois principes moraux différents : le sentiment altruiste, le calcul intéressé et le pur devoir. Le sentiment moral – tel que celui de la pitié – semble proche du devoir fondé sur la raison, car ils s’opposent ensemble au simple calcul d’intérêt, toujours guidé par l’égoïsme.

4. Mais, si le sentiment est autant arbitraire que variable, la raison pure pourrait seule garantir l’universalité et la permanence du devoir. Même s’il est rendu insensible à la souffrance des autres, parce qu’il se retrouverait lui-même accablé par le chagrin, l’homme véritablement juste continue d’accomplir son devoir, dit Kant, uniquement parce qu’il est son devoir.

Pour approfondir

InternetPour prolonger cette réflexion portant sur la valeur morale du sentiment, entre fondement et auxiliaire de la vertu, il est possible de suivre la conférence de Gaëtan Demulier intitulée La morale et la pitié disponible à la vidéothèque d’Europe Éducation École : http://www.projet-eee.ac-versailles.fr/videotheque/la-morale-et-la-pitie-gaetan-demulier

Résumons

La bonne volonté, c’est-à-dire la volonté d’agir uniquement par devoir et indépendamment des conséquences, est la seule chose que l’on puisse considérer comme objectivement bonne. Ni les qualités de l’esprit, ni celles du tempérament, ni encore le bonheur (qu’il soit personnel ou altruiste), ne peuvent suffire à garantir la moralité de nos intentions. Car l’homme n’est humain qu’au moment où il n’est plus déterminé par la nature des choses, ni par ses désirs. La quête du seul plaisir des sens serait même indigne d’un être raisonnable.

Il existe par conséquent deux façons d’évaluer le devoir moral : celui-ci peut être accompli pour lui-même ou bien pour ce que l’on peut en attendre. Dans son livre Modernité et morale, Charles Larmore distingue en effet deux types de pensées morales : celles qui considèrent le devoir comme une fin en soi (ce sont les morales appelées « déontologiques », du grec deon : le devoir) et celles qui en font un moyen, par lequel on s’efforce d’obtenir un avantage quelconque (il s’agit des morales dites « conséquentialistes »). Afin de situer la morale de Kant par rapport aux morales antiques précédemment étudiées, il est donc possible de compléter le tableau suivant :

Types de morales

Conséquentialistes

Déontologiques

Principe

Bonheur ou intérêt

Devoir

Évaluation

Conséquence

Intention

Valeur

Particulière* ou subjective*

Universelle* ou objective*

Exemple

La « vie bonne » pour les philosophes grecs

L’obligation morale selon Kant

InternetMesure-t-on la moralité d’une action à partir de principes formels* ou du bonheur concret* qu’elle rend possible ? Pour approfondir cette réflexion portant sur la nature du bien, il est conseillé de suivre la visioconférence de Christine Coste portant sur les valeurs et les normes, disponible à la vidéothèque d’Europe Éducation École : http://www.projet-eee.ac-versailles.fr/videotheque/les-valeurs-et-les-normes-christine-coste

► L’obligation peut ainsi se suffire à elle-même, puisqu’elle est son propre fondement. Mais, pour un être fini, elle prend la forme du devoir et s’oppose au bonheur. Est-ce ici une limite à la liberté individuelle, déterminée par ce qu’elle ne pourrait pas choisir elle-même ?

D La loi morale : un obstacle à la liberté
ou le fondement de l’autonomie ?

La loi morale est-elle une atteinte à la liberté ? La liberté se définit comme la capacité d’agir sans contrainte et de choisir ses motivations en toute indépendance. Or nous sommes le jouet de pulsions, de désirs et d’inclinations, qui nous poussent, malgré nous, dans une certaine direction. Le problème de la liberté est donc double : la morale est-elle une atteinte à la capacité de nous déterminer par nous-mêmes ? et comment pouvons-nous être certains d’agir sans être influencés par nos passions ?

1. La loi morale

La réflexion philosophique n’a pas pour tâche d’indiquer quels sont nos devoirs concrets. Elle ne serait sinon qu’une morale particulière supplémentaire, en concurrence potentielle avec les autres. Nous devons donc plutôt examiner ici la nature des lois qui prétendent nous conduire. Qu’est-ce qui donne en effet à une règle sa valeur morale ? A quoi pouvons-nous reconnaître nos devoirs ?

Mémo - Aide mémoireÀ ces questions, Kant répond que « le devoir est la nécessité d’accomplir une action par respect pour la loi. » (Fondements de la métaphysique des mœurs, éd. Delagrave, p.100) Que signifie cette formule ? Il faut comprendre que tous les êtres dans la nature agissent selon des lois, mais que l’homme seul agit d’après la représentation de lois, car il a conscience de ce qui le fait agir et n’est pas simplement déterminé par son instinct. Or, si je fais une fausse promesse afin de me tirer d’un embarras, ma volonté se contredit elle-même et n’est donc plus libre. Attachée à un mobile particulier, elle lui serait en effet soumise. Ce serait par exemple la crainte de ne pas obtenir un service qui ferait en promettre un autre que l’on ne serait cependant pas certain de pouvoir donner. A l’inverse, agissant uniquement par respect pour la loi, nous avons la garantie qu’il n’y a aucun compromis entre notre devoir et nos intérêts ou sentiments.

Mais la loi qui me demande par exemple de ne pas tricher n’est-elle pas également une contrainte, qui viendrait simplement remplacer celle du désir ? Nous ne ferions alors que remplacer une soumission par une autre. La loi s’impose en effet à l’individu et prend la forme d’un impératif, car elle ne repose sur aucun mobile sensible. C’est pourquoi il n’est jamais facile de faire son devoir. Qu’est-ce qui oblige alors à s’y soumettre ? Et qu’est-ce qui distingue encore l’obligation* spécifiquement morale de la contrainte* simplement passionnelle ?

Nous avons vu qu’un être raisonnable ne saurait subordonner sa volonté à des inclinations, car il serait déterminé par des forces étrangères qu’il n’aurait pas choisies. Lorsque l’on se met en colère par exemple, ou bien que l’on désire se venger, on prononce des paroles et on commet des actes que l’on regrette ensuite, comme si l’on n’était plus tout à fait soi-même. Or, pour ne pas être manipulée par de telles pulsions, la volonté ne doit pas suivre des motifs particuliers* mais la seule forme de la loi, c’est-à-dire son universalité*. Comme l’écrit Kant :

« Puisque j’ai dépossédé la volonté de toutes les impulsions qui pourraient être suscitées en elle par l’idée des résultats dus à l’observation de quelque loi, il ne reste plus que la conformité universelle des actions à la loi en général, qui doit seule lui servir de principe ; en d’autres termes, je dois toujours me conduire de telle sorte que je puisse aussi vouloir que ma maxime devienne une loi universelle. » (ibidem, p.103)

Une maxime est un principe subjectif qui dirige l’action. S’il est universalisable, alors il ne vaut pas seulement pour un individu, mais pour tout être raisonnable. L’« universabilité » (néologisme forgé par Eric Weil) est donc le critère de la moralité : il permet de s’assurer que la volonté dépasse tout motif d’intérêt et tout mobile passionnel. Le devoir s’oppose ainsi au bonheur, car l’obligation ne provient pas de la sensibilité, mais de la raison. Consentie intérieurement, la loi est librement voulue en effet. Elle délivre la volonté de toute emprise extérieure (menace, manipulation, etc.) et intérieure (désir, passion, etc.). Comment le principe de l’universalité permet-il toutefois de distinguer le devoir des autres formes de règles que nous pouvons nous donner en agissant ?

2. L’impératif catégorique

Tous les devoirs sont des impératifs, puisqu’ils s’imposent à l’agent moral. Mais tous les impératifs ne sont pas moraux. Une recette de cuisine par exemple se présente comme une suite de consignes. Mais celles-ci ne sont bonnes que dans la mesure où l’on veut manger du plat qu’elles permettent de préparer. Leur valeur n’est ainsi qu’hypothétique (si, par hypothèse, je veux manger de ce plat, alors je dois le préparer selon les étapes décrites par la recette). A l’inverse, l’impératif moral est catégorique, puisqu’il est nécessairement bon. Et il le resterait, même si le résultat de l’action nous était préjudiciable.

Reprenons plus précisément ces distinctions. Dans le cas de l’impératif hypothétique, ce qui intéresse la volonté, ce n’est pas l’action elle-même, mais ce qu’elle permet d’obtenir. Laisser cuire des œufs trois ou dix minutes n’a en soi aucune importance, sauf à vouloir manger des œufs à la coque ou des œufs durs. Il en va tout autrement pour l’action morale, qui doit être voulue pour elle-même, et non pas pour ses conséquences. Ainsi, la vérité est toujours bonne à dire, quels qu’en soient les effets, heureux ou malheureux. Et, s’il existe des conseils de prudence, des règles (ou consignes) techniques, seule la moralité comporte des commandements :


3. Comment l’impératif catégorique se formule-t-il ?

Dans la deuxième partie de ses Fondements de la métaphysique des mœurs, Kant précise :

« Il n’y a donc qu’un seul impératif catégorique, et c’est celui-ci : Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle. » (éd. Delagrave, p.136)

En découvrant la formulation de l’impératif catégorique, nous pouvons nous étonner de son caractère simplement formel*, qui apparaissait déjà dans le devoir de dire la vérité en toutes circonstances. Mais, contrairement aux normes concrètes que l’on trouve dans toute société, l’impératif catégorique ne dit pas en réalité ce que nous devons faire dans une situation donnée. Car, examinant les devoirs particuliers du point de vue de la raison, il possède une valeur critique et négative. Ecartant ce qu’aucun être raisonnable ne saurait considérer comme juste, comme la déloyauté par exemple, la loi morale permet de juger les règles déjà établies. Celles-ci sont le résultat de l’histoire d’une communauté, de ses relations avec les autres, ou encore de sa façon d’organiser le travail. Or l’impératif catégorique ne s’ajoute pas aux différentes habitudes sociales déjà contractées et il n’impose aucune norme positive : il permet simplement de vérifier la moralité des devoirs particuliers, en les soumettant au critère de l’universalité. Par exemple, une morale qui choisirait de réduire en esclavage une partie de la population nous paraîtrait à juste titre scandaleuse, car des êtres humains seraient bafoués dans leur dignité. C’est justement afin de rendre plus accessible l’impératif catégorique que Kant propose de le reformuler ainsi :

« Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. » (éd. Delagrave, p.150)

Les êtres humains ont une valeur infinie parce que ce sont des êtres moraux. Capables de distinguer le bien du mal, ils ne sont pas simplement soumis à des pulsions naturelles, mais sont reconnus comme des êtres libres. Différents des choses et des animaux, ils doivent être considérés par conséquent comme des « fins », et non pas comme des « moyens », c’est-à-dire comme des objets ou des outils. Ils ne pourraient donc pas être échangés contre un bien, selon un prix relatif à un quelconque marché. Toutefois, dans la société, les hommes se considèrent aussi comme des moyens et le salaire d’un travailleur, par exemple, fixe le prix de sa production. Mais ils ne sauraient se traiter uniquement comme des objets. C’est pourquoi la politesse manifeste ce respect qui est dû aux personnes. Elle deviendrait rapidement ridicule en effet si on l’employait avec une machine. De même, vendre ou louer une partie de son propre corps pourrait être considéré comme immoral, puisque l’on porterait atteinte à l’humanité que l’on représente pour soi-même. N’est-il pas paradoxal néanmoins de ne considérer comme libre que celui qui est le sujet de la loi morale ? Approfondissons maintenant notre réflexion sur le rapport que celle-ci entretient avec l’autonomie.

4. « La loi morale comme loi de liberté »

(John Rawls, Leçons sur l’histoire de la philosophie morale)

La loi ne peut-elle pas faire violence à notre liberté ? Or un être raisonnable ne peut obéir qu’à la loi qu’il choisit de se donner et que tout être raisonnable pourrait également reconnaître comme juste. Si tel n’était pas le cas, alors la règle de l’action serait une motivation simplement individuelle, c’est-à-dire égoïste (appât du gain) ou passionnelle (colère, désir de vengeance, etc.). C’est pourquoi Kant établit le principe suivant : il faut agir selon « l’idée de la volonté de tout être raisonnable conçue comme instituant une législation universelle ». Nous pouvons comprendre que si la volonté n’est pas soumise à la loi, c’est parce qu’elle l’« institue » elle-même comme principe de son action. L’homme n’est donc pas le « sujet » de la loi, au sens où il se soumettrait à elle, car, en tant qu’être raisonnable, il en est l’auteur. Se hissant en quelque sorte au-dessus de ses désirs et de ses intérêts, l’individu n’obéit qu’à la loi qu’il se donne à lui-même. Comme le formule Rousseau dans le Contrat social, I, 8 : « l’impulsion du seul appétit est esclavage, et l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté. » En somme, l’obligation* morale n’est pas une simple contrainte* émanant d’une autorité extérieure, mais la nécessité de la raison que chaque homme trouve en lui-même.

L’autonomie (du grec, autos : soi-même et nomos : la loi) de la volonté est donc le principe suprême de la moralité. L’être humain possède en effet une double nature, à la fois raisonnable et finie. En tant qu’être sensible (ou animal), l’individu est soumis au déterminisme naturel. Mais, obéissant à la loi morale, il s’en affranchit et conquiert sa dignité. Si un prince par exemple me demande de porter un faux témoignage, je peux craindre ses menaces, mais je me sais aussi capable de lui résister. Ce faisant, je découvre mon pouvoir d’agir librement. Celui-ci ne consiste pas en effet à ne subir aucune cause extérieure, ni à se décider sans raison, mais à reconnaître l’exigence supérieure de la vérité comme un devoir inconditionnel

.

Résumons

Mémo - Aide mémoireL’obligation morale et la liberté ne s’opposent pas, mais coïncident dans la notion ici centrale de l’autonomie.

Pour aller plus loin

InternetPour aller plus loin dans la réflexion portant non seulement sur la nature de la loi morale mais encore sur le respect qu’elle inspire à l’être humain, il est possible de suivre la conférence de Didier Maes, disponible à la vidéothèque d’Europe Éducation École : http://www.projet-eee.ac-versailles.fr/videotheque/le-ciel-etoile-et-la-loi-morale-kant-1ere-partie-didier-maes

► La liberté se gagne-t-elle toutefois dans le sacrifice du bonheur personnel ? Dans quelle mesure l’accord raisonnable avec soi pourrait-il, au contraire, garantir le vrai contentement moral ?

E La vertu et le bonheur moral

D’abord défini comme la satisfaction des désirs, le bonheur semble étranger à la morale. Celle-ci demande le plus souvent de renoncer au plaisir, pour lui préférer le devoir. S’il ne suffit pas cependant de souffrir pour se conduire conformément à la morale, faut-il établir une relation d’indifférence, voire une exclusion, entre le devoir et le bonheur ? Dans quelle mesure la vertu ne nous rend-elle pas néanmoins « dignes d’être heureux », pour reprendre la formule de Kant, c’est-à-dire capables d’une juste estime de nous-mêmes ? En ce sens, la vertu serait-elle une forme supérieure de bonheur ?

1. La morale demande-t-elle de renoncer au bonheur ?

Obéir au devoir est parfois difficile et cela procure nombre de désagréments et de déplaisirs. Est-ce pour autant une forme de sacrifice ? Comme nous l’avons vu précédemment, un tel soupçon se trouve formulé dans le Gorgias de Platon et, plus précisément, dans le point de vue défendu par Calliclès, l’un des principaux adversaires de Socrate (reportez-vous à l’étape 1-C/2 et à l’étape 2-B/1 de cette séquence). Ce personnage considère en effet que, par ses prescriptions et ses interdictions, la morale commune est une œuvre contre-nature. Comment pourrait-on prétendre en effet qu’il est bon de restreindre ses désirs et, par conséquent, de s’empêcher de vivre ? Nous aurons l’occasion de revenir sur ce lien qui paraît essentiel entre le bonheur et la liberté (reportez-vous à l’étape 3-D/2 de cette séquence). Une telle critique de la morale est-elle cependant fondée ?

Pour approfondir cette discussion

Vous pouvez étudier dès maintenant un extrait d’Humain, trop humain de Nietzsche, qui prolonge la critique de Calliclès en dénonçant la prétendue responsabilité morale de l’homme (reportez-vous à l’étape 5-A/e de cette séquence).

Or, pour qu’une telle critique de l’obligation soit recevable, il faudrait que la morale demande expressément d’être malheureux. Mais le concept de l’autonomie nous a montré que la bonne volonté n’est déterminée que par la loi morale. Celle-ci se définit par l’universalité de sa forme et demeure par conséquent indifférente aux sentiments, quels qu’ils soient. L’obéissance au devoir ne dissimule donc aucune volonté de souffrir. Se donner comme règle de contrarier sa nature, en recherchant la souffrance, serait même immoral, puisque là encore la volonté ne serait pas en accord avec la seule raison, mais elle se soumettrait à un désir pervers de mortification de soi.

Il n’y a donc aucune contradiction entre le devoir et le bonheur et, bien que le bonheur ne soit pas le résultat nécessaire d’une conduite vertueuse, il peut donc s’ajouter à elle, comme une chance, que rien ne saurait cependant garantir. Aristote, dans son Éthique à Nicomaque donne l’exemple du roi Priam qui, à la fin de sa vie seulement, vit tout ce pourquoi il avait vécu disparaître. L’homme injuste, qui préfère toujours le bonheur au devoir, a-t-il par conséquent plus de chance d’être heureux ?

Pour approfondir cette question

Pour se demander si l’on peut faire abstraction de toute considération éthique dans la recherche du bonheur et réduire celui-ci à la question purement technique des moyens permettant d’y parvenir, il est possible de lire avec profit la leçon proposée par Stéphane Petrocci : Peut-on être heureux en étant injuste ?

2. Un devoir d’être heureux ?

Si la volonté ne doit pas être déterminée par la recherche du bonheur, celui-ci n’est donc pas pour autant exclu de la vie morale. Le devoir ne demande pas en effet d’être malheureux, car il est indifférent aux sentiments. Mais n’est-il pas plus facile d’accomplir ses obligations lorsque l’on ne souffre pas et que l’on échappe par conséquent à la tentation de s’y soustraire ?

Au paragraphe 53 de sa Doctrine de la vertu, Kant parle en ce sens d’un « devoir indirect » d’être heureux. Il est plus facile de faire son devoir si l’on ne subit pas la faim, ni le froid. Ainsi le devoir lui-même demande de rechercher le bonheur, bien que celui-ci ne soit pas une condition suffisante ni nécessaire de la vertu. Pour le dire plus simplement, le bonheur représente pour le devoir un auxiliaire bienvenu ou une circonstance favorable.

Mais de quel bonheur parle-t-on ? S’agit-il de la satisfaction purement animale des besoins ou de la réalisation personnelle de soi par ses actes ? Or, nous avons pu montrer précédemment le caractère à la fois indéterminé et incertain du bonheur, défini par Kant comme un « idéal de l’imagination » (reportez-vous à l’étape 2-A/4 de cette séquence). Le vrai bonheur se réduit-il par conséquent au plaisir ou se définit-il par la satisfaction intérieure de bien agir, satisfaction qui résiste aux différents malheurs de l’existence ?

► Lisez le passage suivant qui est extrait de l’Anthropologie d’un point de vue pragmatique de Kant afin de trouver un nouvel argument permettant de justifier cette dernière question :

« Le plus radical et le plus accessible des moyens d’adoucir toutes les douleurs envisageables consiste dans cette pensée que l’on peut sans doute suggérer à un homme raisonnable : que la vie en général, pour ce qui touche à la jouissance des plaisirs qui dépendent du hasard et des circonstances n’a aucune valeur, et que c’est uniquement en fonction de son usage et des buts d’après lesquels on l’oriente qu’elle possède une valeur que le hasard ne peut procurer à l’homme, mais uniquement la sagesse, – bref : une valeur qui dépend donc de lui. Celui qui est constamment préoccupé, avec angoisse, de devoir perdre la vie n’en sera jamais satisfait. »

Éléments de réponse

En faisant dépendre le bonheur des circonstances, non seulement nous le rendons fragile mais surtout nous nous privons du mérite de l’obtenir par nous-mêmes. C’est pourquoi la satisfaction la plus grande que l’homme puisse connaître repose dans l’usage qu’il fait de sa liberté. La culture désigne cette aptitude des êtres raisonnables à se donner des fins. Elle les distingue des animaux, qui sont déterminés par la nature.

3. Bonheur, chance et vertu

► Texte 8

Personne ne semble à l’abri du malheur. Quelle que soit sa conduite, morale ou immorale, un être humain peut être frappé par la maladie ou accusé injustement, comme le fut par exemple Socrate lors de son procès. Mais, demeurant fidèle au choix de vie qui fut le sien, ce célèbre philosophe choisit de ne pas subir les événements et leur donna un sens conforme à ses principes. Même dans le malheur, il resta par conséquent profondément heureux, car en accord avec lui-même. De cette façon, le devoir moral ne s’oppose plus au bonheur, mais se confond avec lui. « Le devoir envers soi-même se détermine comme le devoir d’être heureux en tant qu’être raisonnable », écrit en ce sens Eric Weil dans sa Philosophie morale.

► Texte 9

Comme le montre Epictète dès les premières lignes de son Manuel, il convient donc de distinguer ce qui dépend de nous (nos pensées et nos désirs), de ce qui n’en dépend pas (les opinions d’autrui et les choses extérieures, y compris celles qui concernent notre propre corps, sujet à la douleur ou à la vieillesse). Tout ce qui nous arrive peut devenir une occasion d’éprouver notre force d’âme, à la condition de changer nos désirs plutôt que l’ordre du monde. Si nous parvenons en effet à vouloir que les choses arrivent non comme nous le souhaiterions mais telles qu’elles arrivent, nous serions toujours en accord avec elles. Si nous ne pouvons pas par exemple choisir d’être toujours en bon termes avec autrui, nous restons libres de donner à la malhonnêteté, voire à l’insulte, un sens plutôt qu’un autre : se révolter en vain, en se torturant moralement, ou accepter qu’il n’est possible de vivre avec autrui qu’à la condition d’être exposé à la possible méchanceté de quelques-uns. Le bonheur se trouve donc dans la vertu elle-même, comme le montrent les penseurs stoïciens. Et il ne faut pas voir dans cet enseignement une simple résignation devant la fatalité, mais la volonté farouche de préserver sa liberté intérieure, c’est-à-dire l’accord avec soi. « Ils peuvent me tuer, ils ne pourront pas me nuire », tels sont d’après Epictète les propos que Socrate aurait tenus concernant ses juges.

Le contentement de l’homme juste se définit par conséquent par un accord imperdable avec soi, accord qui procure une juste appréciation de soi. Dans ses Passions de l’âme, Descartes nomme « générosité » la vertu cardinale, véritable couronnement de la vie morale, qui n’est plus effort ni servitude, mais l’existence informée par la raison. Le bonheur authentiquement humain n’est pas dans la seule satisfaction des sens, mais se situe dans l’assurance de faire bon usage de ce qui dépend de nous, c’est-à-dire de notre libre-arbitre. On peut ainsi avoir tout pour être heureux, mais demeurer insatisfait dans l’opulence, tandis que rien ne peut consoler celui qui a perdu toute estime de soi.

► Il est possible d’approfondir ce dernier point en étudiant un texte d’Aristote sur le bonheur et la vertu, extrait de l’Éthique à Nicomaque, livre X, chapitre 6 :

« Le bonheur ne consiste pas dans l’amusement ; il serait absurde que l’amusement fût le but de la vie ; il serait absurde de travailler durant toute la vie et de souffrir rien qu’en vue de s’amuser. On peut dire, en effet, de toutes les choses du monde, qu’on ne les désire jamais que pour une autre chose, excepté toutefois le bonheur ; car c’est lui qui est le but. Mais s’appliquer et se donner de la peine, encore une fois, uniquement pour arriver à s’amuser, cela paraît aussi par trop insensé et par trop puéril. Selon Anacharsis1, il faut s’amuser pour s’appliquer ensuite sérieusement, et il a entièrement raison. L’amusement est une sorte de repos ; et comme on ne saurait travailler sans relâche, le repos est un besoin. Mais le repos n’est certes pas le but de la vie ; car il n’a jamais lieu qu’en vue de l’acte qu’on veut accomplir plus tard. La vie heureuse est la vie conforme à la vertu ; et cette vie est sérieuse et appliquée ; elle ne se compose pas de vains amusements. Les choses sérieuses paraissent en général fort au-dessus des plaisanteries et des badinages ; et l’acte de la partie la meilleure de nous, ou de l’homme le meilleur, passe toujours aussi pour l’acte le plus sérieux. Or, l’acte du meilleur vaut mieux aussi par cela même ; et il donne plus de bonheur. »

Aristote, Éthique à Nicomaque, livre X, chap. 6 (1176b27 - 1177a6).
Traduction révisée par Alfred Gomez-Muller. ©Librairie Générale Française. Le Livre de Poche.

1. Anacharsis était un philosophe auteur d’aphorismes sur le bonheur.

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Après avoir lu à plusieurs reprises ce texte d’Aristote, vous répondrez aux questions suivantes en vous aidant des éléments de réponse fournis dans l’explication du passage que propose Didier Panzani.

Questions

1. Quelle distinction ouvre le texte ? Définissez chacun des deux termes ainsi dégagés.

2. Quelle sorte de fin le bonheur représente-t-il ? Après avoir défini la notion de « souverain bien », demandez-vous si le bonheur peut lui correspondre.

3. Quelle valeur le repos de l’amusement peut-il avoir ? Est-il en effet recherché pour lui-même ?

4. Comment l’auteur définit-il enfin la vie heureuse ? Que signifie, d’après le contexte : « l’acte de la partie la meilleure de nous » ?

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Résumons

Il n’y a pas de véritable opposition entre le bonheur et le devoir. Car la vertu permet le vrai contentement : l’accord de l’être raisonnable avec lui-même, dans le souci de l’amélioration de soi.

► Mais, si la morale se définit comme la recherche constante du bien véritable, en quoi celui-ci consiste-t-il précisément ?


Modifié le: Wednesday 18 March 2020, 15:39