La morale Partie 3 Prolonger sa réflexion : lire le Gorgias de Platon ou l’enquête sur la nature du bien

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Étape 3

Etape 3

Prolonger sa réflexion : lire le Gorgias de Platon ou l’enquête sur la nature du bien (toutes séries)

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La notion de morale peut être approfondie grâce à la lecture suivie d’une œuvre philosophique. Le Gorgias de Platon, dont vous avez déjà commencé l’étude (reportez-vous à l’étape 3 de la séquence 1/La culture), nous permet de nous interroger en effet sur la nature véritable du bien. Si l’acte libre n’est pas commis sans raison, mais vise nécessairement le bien, quelle en est alors la définition ?

Tout homme recherche le bien, sans savoir nécessairement en quoi il consiste. Or cette question est soulevée dans le Gorgias à cause de la rhétorique, cet art qui donne pouvoir et prestige à ceux qui le maîtrisent. Cette toute-puissance permet de dominer les autres par la persuasion et d’obtenir nombre d’avantages. L’examen de la rhétorique est donc l’occasion idéale de se demander ce qu’il convient de poursuivre dans la vie, c’est-à-dire en quoi consiste le bien véritable. Socrate compare ainsi sa rencontre avec Calliclès à la découverte d’une « pierre de touche », capable de distinguer l’or véritable des autres métaux ou matériaux qui lui ressemblent.

Les confrontations auxquelles se livrent les personnages du Gorgias mettent en opposition différents genres de vie. Mais quelles sont les conceptions du bien qui s’y trouvent à chaque fois engagées ? Nous verrons que le dialogue avance en effet comme par emboîtements successifs, permettant de questionner les diverses définitions possibles du bien. Suivons-les pas à pas, en examinant les candidats potentiels : (A) l’utile, (B) l’agréable, (C) la puissance et, enfin, (D) la vertu.

A Le bien est-il l’utile ?

1. La rhétorique selon Gorgias : l’art de loin le plus utile

Au début du dialogue, Socrate s’entretient avec Gorgias. Celui-ci fait l’éloge de son art, la rhétorique, en en montrant la valeur. Son entraînement à discourir, c’est-à-dire à tenir de beaux discours, lui permet en effet de répondre à n’importe quelle question, sur n’importe quel sujet. Par la parole, le bon orateur produit les effets qu’il souhaite accomplir et, selon Gorgias lui-même, il démontre son habileté dans « les plus grandes de toutes affaires humaines » (451d) Mais quel domaine la rhétorique occupe-t-elle justement et quel bien l’art des discours produit-il ? Comme le demande Socrate à Gorgias : « Dis-nous quelle est cette chose que tu prétends être pour les hommes le plus grand des biens et que tu te vantes de produire. » (452d)

Chaque art produit un certain bien. Pour connaître la valeur d’un art, il faut établir celle du bien procuré. Or Socrate discute de la valeur des arts à partir de la hiérarchie des biens qu’ils peuvent accorder : la santé, la beauté et la robustesse du corps, ainsi que la richesse lorsqu’elle est acquise sans fraude. C’est pourquoi la médecine, la gymnastique ou la finance, ne seraient-elles pas toutes préférables à la rhétorique ? Quelle puissance cette dernière donne-t-elle à celui qui la maîtrise ?

L’art oratoire est présenté par Gorgias comme le meilleur de tous, car il fait que les hommes sont maîtres d’eux-mêmes et des autres : libres dans leur cité et capables d’exercer un commandement. Avec le pouvoir de persuader par ses discours, on peut l’emporter en effet sur tous ses adversaires. Et, devant un malade qui refuse son traitement par exemple, on s’aperçoit que l’orateur est même meilleur que le médecin, puisque seul il parviendra à persuader le patient de suivre ses prescriptions.

Mais, pressé par les questions de Socrate, Gorgias précise que la rhétorique produit la persuasion surtout dans le domaine de la justice. La puissance illimitée qu’elle semble offrir n’est-elle pas cependant dangereuse, en ce qu’elle ouvre la possibilité de suivre des décisions parfois injustes ? A cette question, Gorgias est sommé de répondre.

2. L’utilité détermine-t-elle seule la valeur d’un art 
ou d’une technique ?

Lisez le texte avec attention puis, en quelques lignes, répondez aux questions qui le suivent :

Gorgias : « Toutefois, Socrate, il faut user de la rhétorique comme de tous les autres arts de combat. Ceux-ci ne doivent pas s’employer contre tout le monde indifféremment, et parce qu’on a appris le pugilat, le pancrace [qui est un sport de combat assez brutal], l’escrime avec des armes véritables, de manière à s’assurer la supériorité sur ses amis et ses ennemis, ce n’est pas une raison pour battre ses amis, les transpercer et les tuer. Ce n’est pas une raison non plus, par Zeus, parce qu’un homme qui a fréquenté la palestre [le lieu où l’on pratique la lutte] et qui est devenu robuste et habile à boxer aura ensuite frappé son père et sa mère ou tout autre parent ou ami, ce n’est pas, dis-je, une raison pour prendre en aversion et chasser de la cité les pédotribes [c’est-à-dire les professeurs de lutte] et ceux qui montrent à combattre avec des armes : car si ces maîtres ont transmis leur art à leurs élèves, c’est pour en user avec justice contre les ennemis et les malfaiteurs, c’est pour se défendre, et non pour attaquer. Mais il arrive que les élèves, prenant le contre-pied, se servent de leur force et de leur art contre la justice. Ce ne sont donc pas les maîtres qui sont méchants et ce n’est point l’art non plus qui est responsable de ces écarts et qui est méchant, c’est, à mon avis, ceux qui en abusent.

On doit porter le même jugement sur la rhétorique. Sans doute l’orateur est capable de parler contre tous et sur toute chose de manière à persuader la foule mieux que personne, sur presque tous les sujets qu’il veut ; mais il n’est pas plus autorisé pour cela à dépouiller de leur réputation les médecins ni les autres artisans, sous prétexte qu’il pourrait le faire ; au contraire, on doit user de la rhétorique avec justice, comme de tout autre genre de combat. Mais si quelqu’un qui s’est formé à l’art oratoire, abuse ensuite de sa puissance et de son art pour faire le mal, ce n’est pas le maître, à mon avis, qu’il faut haïr et chasser des villes ; car c’est en vue d’un bon usage qu’il a transmis son savoir à son élève, mais celui-ci en fait un usage tout opposé. C’est donc celui qui en use mal qui mérite la réprobation, l’exil et la mort, mais non le maître. » (456c – 457c)

Questions

1. À l’aide de quelle analogie* Gorgias construit-il son argumentation ?

2. Qui est responsable, selon Gorgias, de la mauvaise utilisation qui est faite d’un art ?

3. Peut-on juger la valeur d’une technique à partir de sa seule utilité ? Qu’est-ce qui en détermine par conséquent le bon usage ?

Éléments de réponse

1. Gorgias établit une analogie entre la rhétorique, qui est l’art de lutter avec des paroles, et les sports de combat. Apprendre une technique permet en effet de l’emporter sur son adversaire, qu’il s’agisse de joutes verbales ou d’affrontements physiques.

2. Mais, dans les deux cas, il est possible de mal employer ce que l’on a appris et d’en faire mauvais usage, en blessant ses parents ou ses amis. Or, celui qui est en responsable, ce n’est pas le maître, qui s’est contenté d’enseigner ce qu’il savait, mais l’élève, qui ne sait pas combattre à bon escient.

3. L’utilité seule n’est donc pas un critère suffisant pour juger de la valeur d’un art ou d’une technique, puisque, simple moyen, celle-ci dépend encore de ce que l’on en fait, c’est-à-dire de la fin que l’on poursuit. Seule la justice avec laquelle on agit permet donc de savoir si l’on se comporte bien ou mal. Un médecin par exemple connaît aussi bien ce qui peut guérir ses patients que ce qui pourrait les tuer. Dans sa pratique, il lui faut par conséquent suivre des règles que l’on appelle déontologiques, afin de bien user de sa science (il s’agit en l’occurrence du serment d’Hippocrate, qui demande d’abord de ne jamais nuire au patient). Le bien ne saurait donc se réduire à l’utile.

Pour approfondir le questionnement portant sur l’évaluation d’une action, vous pouvez écouter l’émission radiophonique où Monique Merly s’interroge sur le défi moral du techniquement possible.

Émission radio 2

► Toute technique et, en particulier, celle de la rhétorique, offre la puissance à celui qui la possède. Mais, comme Gorgias consent à le reconnaître lui-même, un orateur peut faire mauvais usage de son art. C’est pourquoi « il est indispensable qu’il connaisse ce que c’est que le juste et l’injuste, soit qu’il l’ait appris avant, soit qu’il l’ait appris après ton école », conclut Socrate (en 460a). Faut-il par conséquent se soumettre à des règles pour bien agir, c’est-à-dire agir avec justice, ou posséder les moyens de se passer de toute limite afin de ne rien se refuser ?

B Le bien est-il l’agréable ?

1. Une analogie* entre la santé de l’âme et celle du corps.

(Reportez-vous ici à la séquence 1 sur La culture qui a proposé une première approche de cette analogie dans son étape 3-C).

La discussion entre Socrate et Calliclès (lors de l’étape 2 de cette séquence consacrée à la morale) avait déjà soulevé la question de savoir si l’agréable est le plus grand des biens (reportez-vous à l’étape 2-B de cette séquence) mais, dans le Gorgias, le sujet est évoqué pour la première fois lorsque Polos intervient dans le débat. Quel est le véritable bien de l’âme en effet ? Pour répondre à cette difficile question, il peut paraître plus simple de commencer par le corps. Or, remarque Socrate, « beaucoup de gens qui paraissent avoir le corps en bon état ont une mauvaise santé. » (464a) S’il paraît déjà difficile de dire ce qui fait le bien du corps, comment déterminer celui de l’âme ? Et, surtout, qu’est-ce que la rhétorique peut apporter ou retirer à la santé de celle-ci ? Afin de le savoir, Socrate raisonne « dans le langage des géomètres » et prolonge l’analogie entre l’âme et le corps :

Socrate : « Ainsi donc, je le répète, la flatterie culinaire s’est recelée sous la médecine, et de même, sous la gymnastique, la toilette, chose malfaisante, décevante, basse, indigne d’un homme libre, qui emploie pour séduire les formes, les couleurs, le poli, les vêtements et qui fait qu’en recherchant une beauté étrangère, on néglige la beauté naturelle que donne la gymnastique. Pour être bref, je te dirai dans le langage des géomètres (peut-être alors me comprendras-tu mieux) que ce que la toilette est à la gymnastique, la cuisine l’est à la médecine, ou plutôt que ce que la toilette est à la gymnastique, la sophistique l’est à la législation, et ce que la cuisine est à la médecine, la rhétorique l’est à la justice. Telles sont, je le répète, les différences naturelles de ces choses ; mais comme elles sont voisines, sophistes et orateurs se confondent pêle-mêle sur le même terrain, autour des mêmes sujets, et ne savent pas eux-mêmes quel est au vrai leur emploi, et les autres hommes ne le savent pas davantage. » (465a - c)

Essayons de clarifier les choses. Il existe deux biens pour le corps : celui qui fait la santé, à savoir la gymnastique, et celui qui permet de la rétablir en cas de maladie, la médecine. De même, pour l’âme, il doit y avoir l’art de cultiver sa santé, la législation (qui donne de bonnes lois), et l’art de soigner une âme malade, la justice (qui répare les fautes grâce au châtiment). D’où le tableau récapitulatif suivant :

Corps

Âme

Art d’établir et de cultiver la santé

Gymnastique

Législation

Art de soigner en cas de maladie

Médecine

Justice

2. La flatterie comme illusion du bien

Mais, derrière chacun de ces arts, par facilité, on peut se contenter d’une routine, qui n’est pas un art à proprement parler (puisque personne n’en connaît de règles), mais une sorte de flatterie, ne donnant que l’apparence du bien et de la santé : la toilette pour la gymnastique et la cuisine pour la médecine. Et, pour l’âme, la sophistique n’est que l’apparence de la législation, tandis que la rhétorique donne l’illusion de la justice. D’où la seconde classification établie par Socrate :

Corps

Âme

Apparence de la santé

Toilette

Sophistique

Dissimulation de la maladie

Cuisine

Rhétorique

En effet, Socrate montre que la rhétorique n’est pas un art, mais représente une sorte de flatterie, comme la sophistique peut l’être à la place de la bonne législation. C’est pourquoi la rhétorique est une routine appliquée à une sorte d’agrément et de plaisir, tout comme la toilette ou le maquillage n’est qu’une dégradation du véritable entretien corporel. On préfère dissimuler le mal, au risque de l’aggraver, comme l’indique Socrate dans la suite du passage précédemment cité :

« De fait, si l’âme ne commandait pas au corps et qu’il se gouvernât lui-même, et si l’âme n’examinait pas elle-même et ne distinguait pas la cuisine de la médecine, et que le corps seul en jugeât en les appréciant sur les plaisirs qui lui en reviendraient, on verrait souvent le chaos dont parle Anaxagore, mon cher Polos, (car c’est là une chose que tu connais) : "toutes les choses seraient confondues pêle-mêle", et l’on ne distinguerait pas celles qui regardent la médecine, la santé et la cuisine. Tu as donc entendu ce que je crois qu’est la rhétorique ; elle correspond pour l’âme à ce qu’est la cuisine pour le corps. » (465c – d)

Sans le travail critique de la raison, toutes les choses seraient en effet confondues et tous les biens seraient équivalents. Or une âme malade dépérit aussi sûrement qu’un corps mal nourri ou insuffisamment exercé. C’est pourquoi il faut se donner des règles pour bien vivre, c’est-à-dire établir une technique véritable : les activités sportives et médicales pour le corps, la connaissance et la pratique de la justice pour l’âme.

Polos, qui est l’élève du grand rhéteur Gorgias, rétorque néanmoins que l’art oratoire apporte la puissance et il prend pour modèle le tyran Archélaos, à la fois libre et heureux, bien qu’il ait assassiné de proches parents pour parvenir au pouvoir ! Mais est-on réellement puissant en commettant l’injustice ?

C Le bien est-il la puissance ?

Les orateurs parviennent à faire triompher leurs opinions, car ils parviennent à
persuader* ceux qui les écoutent. Le problème de la nature réelle du bien est soulevé face à la puissance apparemment sans limite que la rhétorique fournit. Mais la liberté est-elle la puissance de manipuler les autres et, par conséquent, de satisfaire tous ses désirs ?

1. Si elle ne confond pas avec la folie, en quoi la puissance consiste-t-elle ?

► Texte 10

Prolongeant sa discussion avec Polos, Socrate lui demande en effet si « la puissance est un bien pour qui la possède. » Polos ne comprend pas cette question, puisque personne, selon lui, ne pourrait nier que mettre à mort, voler et bannir qui l’on veut, est la plus grande des puissances et donc le plus grand des biens, car il permet de se procurer tous les autres. Cette argumentation paraît en effet irréfutable. Comme le montre le mythe de Gygès, que rapporte Glaucon dans le livre II de La République, un homme n’est et ne reste bon que dans l’exacte mesure où il n’ose pas faire le mal. Mais, sitôt en possession d’un anneau le rendant invisible, chacun, tel le berger de la fable, commettrait tous les crimes qu’une totale impunité rendrait possibles !

Or Socrate demande si les rhéteurs font vraiment ce qu’ils veulent : « Crois-tu donc que ce soit un bien pour quelqu’un de faire ce qui lui paraît le meilleur, s’il est privé de raison, et appelles-tu cela être très puissant ? ». Il faut en effet distinguer une action de la fin ou du but qu’elle permet d’atteindre : si le malade boit une potion très amère, ce n’est pas parce qu’elle lui plaît, mais parce qu’il espère recouvrer la santé. De même, le gymnaste ne pratique pas des exercices difficiles parce qu’il aime souffrir, mais parce qu’il souhaite renforcer les muscles de son corps. Il faut donc juger un acte au résultat qu’il permet d’obtenir, et non pas sur le seul plaisir de l’accomplir. La puissance seule n’est donc pas souhaitable et il faut juger de sa valeur à partir de ses œuvres. C’est pourquoi il faut se demander maintenant si accomplir des actes injustes est réellement avantageux.

2. Vaut-il mieux commettre ou subir l’injustice ?

Mémo - Aide mémoireMais n’est-il pas toujours plus plaisant de dominer les autres plutôt que d’en être l’esclave ? Or, si l’on juge une action du point de vue du bien qu’elle permet d’avoir, alors il faut conclure qu’il vaut mieux subir l’injustice que la commettre
(reportez-vous à l’étape 2-E/1 de cette séquence). Ce paradoxe qui, selon l’étymologie, s’oppose à la doxa, c’est-à-dire à l’opinion commune, laisse Polos perplexe ! Celui qui détient tous les droits n’est-il pas le plus libre des hommes ? Mais peut-on réellement être heureux quand on fait le mal et qu’on est injuste ? Or, Socrate insiste : « Je suis convaincu, moi, que, toi et moi et tous les hommes, nous pensons tous que c’est un plus grand mal de commettre l’injustice que de la subir et de n’être pas puni que de l’être » (474b)

En effet, si l’on reconnaît qu’il est plus laid d’agir injustement que d’être soi-même victime d’une injustice, alors personne ne voudrait se comporter comme un voleur, un menteur ou un scélérat. Ce qui est le plus utile n’est pas forcément le plus agréable sur le moment en effet. Tout comme le corps, l’âme a des défauts et, de tous, c’est l’injustice qui est le plus grave car elle rend l’âme malade : esclave du corps, elle est incapable de se gouverner. C’est pourquoi il vaut même mieux être puni pour l’injustice que l’on a faite, car on devient meilleur, plutôt que de demeurer impuni. « C’est qu’en effet, ajoute Socrate, la punition assagit et rend plus juste, et que la justice est comme la médecine de la méchanceté. » Le tyran n’est donc puissant qu’en apparence. Son âme est malade et incapable de se maîtriser. Il est lui-même tyrannisé par des désirs déréglés qui le rendent comme fou.

3. Quelle puissance la rhétorique offre-t-elle réellement ?

Après avoir relu plusieurs fois attentivement l’extrait suivant, vous répondrez aux questions qui le suivent :

Socrate : « Donc, pour nous défendre d’une accusation d’injustice, lorsque nous en avons commis une nous-mêmes, ou nos parents, ou nos amis, ou nos enfants, ou notre patrie, la rhétorique n’est pour nous d’aucun usage, Polos, à moins qu’on n’admette au contraire qu’il faut s’accuser soi-même le premier, puis ses parents et ses amis, toutes les fois qu’ils ont commis quelque injustice, qu’il ne faut point cacher sa faute, mais l’exposer au grand jour, afin de l’expier et de recouvrer la santé, qu’on doit se faire violence à soi et aux autres pour ne pas reculer, mais pour s’offrir au médecin pour être amputé ou cautérisé, qu’il faut poursuivre le bon et le beau, sans tenir compte de la douleur, et, si la faute qu’on a commise mérite la prison, aller au-devant des chaînes ; si elle mérite une amende, la payer ; l’exil, s’exiler ; la mort, la subir ; être le premier à déposer contre soi-même et contre ses proches et pratiquer la rhétorique uniquement pour se délivrer, par la manifestation de ses crimes, du plus grand des maux, l’injustice. » (480b – d)

Questions

1. À quoi la rhétorique peut-elle servir selon Socrate ? Montrez pourquoi sa réponse est ironique.

2. Pourquoi est-il meilleur d’être puni ? Appuyez-vous sur l’analogie entre l’âme et le corps afin de le montrer.

3. Quel est le plus grand des maux d’après le philosophe ? En quoi cela remet-il en cause l’idée commune de la puissance ?

Éléments de réponse

1. Le pouvoir de la parole est, à vrai dire, assez limité. Il peut tout au plus nous aider à rechercher la justice, qui est la santé de l’âme. Contre la fascination que Polos éprouve pour la rhétorique, Socrate se montre ironique : il joue sur les apparences, pour mieux les dénoncer).

2. La punition permet de corriger et, par conséquent, de soigner l’âme rendue malade par le dérèglement des désirs.

3. L’injustice, qui consiste à se laisser emporter par des pulsions, est donc le plus grand des maux. La puissance véritable n’est pas celle que l’on possède sur ses semblables, mais la capacité de faire des choix avisés et éclairés. La vraie liberté est donc de pouvoir tout sur soi, et non pas sur les autres.

Bonne ou mauvaise, toute action commise par l’homme semble être l’effet de sa volonté. Toutefois, la liberté ne semble pleinement s’accomplir que dans la recherche du bien. Afin d’approfondir cette réflexion, il est conseillé de lire la leçon proposée par Bruno Bernardi intitulée : Sommes-nous libres quand nous agissons mal ? 

D Le bien est-il la vertu ?

La nature du bien se précise, puisqu’il ne consiste ni dans l’utile, ni dans l’agréable, ni dans le pouvoir possédé sur les autres, mais dans la puissance de l’âme. Pour y voir plus clair, Socrate demande à Calliclès : « y a-t-il identité ou différence entre plus puissant, meilleur et plus fort ? » (488d). Essayons maintenant de cerner ces notions.

1. Force physique et force d’âme

La notion de force tout d’abord est assez relative et peu claire. La foule des faibles n’est-elle pas en effet plus forte physiquement que les quelques individus qui s’emploient à commander la cité et qui ne font pas le poids devant la masse des citoyens ? C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le rhéteur est sans cesse obligé de flatter la foule, afin de ne pas être emporté par sa colère. Mais la seule force physique d’un grand nombre d’esclaves ne saurait constituer ce que l’on appelle le meilleur conteste Calliclès ! Pour savoir ce qui définit alors un bien meilleur que la force, Socrate propose à Calliclès d’interpréter une fable :

Socrate : « Suppose que nous soyons, comme à présent, beaucoup d’hommes assemblés au même endroit et que nous disposions en commun d’une abondante provision de nourriture et de boisson, que notre assemblée soit composée de toute sorte de gens, les uns forts, les autres faibles, et que l’un d’entre nous, en qualité de médecin, s’entende mieux que les autres en ces matières, tout en étant, comme il est vraisemblable, plus fort que les uns, plus faible que les autres, n’est-il pas vrai que ce médecin, étant plus savant que nous, sera meilleur et plus puissant dans cette circonstance ? » (490b)

Question 

Est-ce par la force physique que le médecin est meilleur que les autres ? Sinon, quelle forme d’excellence possède-t-il ?

Éléments de réponse

La supériorité du médecin à établir le régime que chaque homme devrait suivre (en fonction de sa constitution et de ses besoins) ne se réduit pas à sa force physique (qui est plus ou moins grande que celle des autres), mais se trouve déterminée par sa compétence. C’est de son savoir en effet que le médecin tire la valeur que chacun lui reconnaît. Bien que l’on ne sache pas encore précisément en quoi consiste le bien, celui-ci ne se réduit donc pas à la puissance physique, mais suppose une forme de connaissance et requiert, par conséquent, l’exercice de la raison.

Si le médecin n’est pas encore le meilleur homme absolument parlant, puisqu’il ne l’est ici que dans des circonstances particulières, il faut aller plus loin si l’on veut définir la véritable excellence humaine. Or Calliclès admet que les meilleurs sont les plus puissants moralement, et non pas physiquement. C’est pourquoi les plus puissants sont ceux aptes à diriger comme il faut les affaires de l’Etat. Ils « sont non seulement intelligents, mais encore courageux, parce qu’ils sont capables d’exécuter ce qu’ils ont conçu et ne se découragent pas par faiblesse d’âme » (491b), ajoute-t-il. En un mot, les plus puissants sont ceux aptes à exercer un commandement, c’est-à-dire à gouverner. Que suppose cependant cette force d’âme et en quoi consiste-t-elle ?

2. La tempérance n’est-elle que le masque de la faiblesse ?

Une âme forte possède un empire sur elle-même et ne se laisse pas dévier par la peur, par de faux espoirs ou encore par la vanité. Un seul homme raisonnable peut donc être plus puissant que des milliers d’hommes aveuglés par leurs passions. Mais, si la vraie puissance est celle que l’on possède sur ses désirs, alors les meilleurs ne sont-ils pas les plus modérés, ceux qui se gouvernent eux-mêmes avant de gouverner les autres ? Est-on vraiment fort lorsque l’on renonce à ses désirs ?

Calliclès : « Comment en effet un homme pourrait-il être heureux, s’il est esclave de quelqu’un ? Mais voici ce qui est beau et juste suivant la nature, je te le dis en toute franchise, c’est que, pour bien vivre, il faut laisser prendre à ses passions tout l’accroissement possible, au lieu de les réprimer, et, quand elles ont atteint toute leur force, être capable de leur donner satisfaction par son courage et son intelligence et de remplir tous ses désirs à mesure qu’ils éclosent.

Mais cela n’est pas, je suppose, à la portée du vulgaire. De là vient qu’il décrie les gens qui en sont capables, parce qu’il a honte de lui-même et veut cacher sa propre impuissance. Il dit que l’intempérance est une chose laide, essayant par là d’asservir ceux qui sont mieux doués par la nature, et, ne pouvant lui-même fournir à ses passions de quoi les contenter, il fait l’éloge de la tempérance et de la justice à cause de sa propre lâcheté. Car pour ceux qui ont eu la chance de naître fils de roi, ou que la nature a faits capables de conquérir un commandement, une tyrannie ou une souveraineté, peut-il y avoir véritablement quelque chose de plus honteux et de plus mauvais que la tempérance ? Tandis qu’il leur est loisible de jouir des biens de la vie sans que personne les en empêche, ils s’imposeraient eux-mêmes pour maîtres la loi, les propos, les censures de la foule ! Et comment ne seraient-ils pas malheureux du fait de cette prétendue beauté de la justice et de la tempérance, puisqu’ils ne pourraient rien donner de plus à leurs amis qu’à leurs ennemis, et, cela, quand ils sont les maîtres de leur propre cité ? La vérité, que tu prétends chercher, Socrate, la voici : le luxe, le dérèglement et la liberté, quand ils sont soutenus par la force constituent la vertu et le bonheur ; le reste, toutes ces belles idées, ces conventions contraires à la nature, ne sont que niaiseries et néant. » (491e – 492c)

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Questions

Lisez deux ou trois fois le passage, puis répondez, en quelques lignes, aux questions suivantes :

1. Pourquoi, selon Calliclès, la liberté serait-elle la condition du bonheur ? Comment définit-il ces deux notions ?

2. Est-ce néanmoins le point de vue du vulgaire (c’est-à-dire, du latin vulgus, le commun, l’homme ordinaire) ? Comment justifie-t-il sa position ?

3. Par quel type de raisonnement Calliclès s’y prend-il pour réfuter Socrate ?

4. Quelle est, toujours d’après Calliclès, la vraie nature de la vertu ?

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Éléments de réponse

1. Parce que le bonheur consiste à jouir le plus possible des plaisirs, alors il suppose une liberté sans limite, comparable à celle que possède le tyran. N’acceptant aucune contrainte, il domine les autres et leur impose ses désirs.

2. La plupart des hommes ont peur de suivre leurs passions et d’assumer leurs envies. Accusant les forts d’être mauvais, ils prétendent choisir de se retenir et procèdent ainsi à une complète inversion de valeur : ils font passer leur faiblesse pour une force et accusent les forts d’être faibles ! Ce qui est naturellement beau et juste devient ainsi laid et injuste, en raison d’une convention arbitraire et infondée.

3. Mais, raisonnant par l’absurde, Calliclès dénonce le caractère insensé de leur opinion : qui voudrait être dominé tout en possédant les moyens de s’imposer ?

4. La vertu (du latin vir : homme, terme qui a donné l’adjectif « viril ») est donc la force d’âme par laquelle on affirme ses désirs, c’est-à-dire le courage de les réaliser et l’intelligence requise pour y parvenir.

Parcours complémentaire

La passion jouit d’un préjugé favorable, car elle permet de vivre avec intensité. Mais ses excès et ses ravages nous conduisent à nous demander si la passion est véritablement choisie. N’est-elle pas une « maladie de l’âme » (pour reprendre l’expression utilisée par Kant dans son Anthropologie) à laquelle il faudrait préférer la raison ?

InternetPour questionner davantage les rapports entre la passion, la raison et la liberté, vous pouvez suivre les conférences de Philippe Fontaine : http://www.projet-eee.ac-versailles.fr/videotheque/la-passion-1-passion-et-raison-philippe-fontaine et http://www.projet-eee.ac-versailles.fr/videotheque/la-passion-2-passion-et-liberte-philippe-fontaine

► Socrate s’efforce de reprendre la discussion avec Calliclès, dont la position repose sur deux thèses : d’une part, le bonheur s’identifie au plaisir, et, d’autre part, la liberté consiste à faire ce qui nous plaît, sans contrainte. Si nous avons déjà discuté la première, au cours de l’étape 2-B/1-2 : (La vie heureuse est-elle une vie de plaisirs ?), il nous faut donc à présent nous interroger sur ce qu’est l’action authentiquement libre : n’est-elle que l’action accomplie sans obstacle ?


Modifié le: Wednesday 18 March 2020, 15:43