Le sujet Partie 1- S’interroger et problématiser : Qu’est-ce qu’un « sujet ? »

Dans cette étude, vous aurez besoin de vous référer à l'étape 1 B Comment un sujet se rapporte-t-il au projet de la connaissance ? Vous vous reporterez aussi à la leçon Les sciences de la nature et les sciences de l'homme.

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Étape 1

Etape 1

S’interroger et problématiser : Qu’est-ce qu’un « sujet ? » (toutes séries)

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Narcisse du Caravage.

► Connaissez-vous le mythe de Narcisse ? Que nous dit-il sur l’image de soi et le rapport à soi-même ?

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Commençons par nous interroger sur ce que nous voulons dire dans notre vie quotidienne lorsque nous utilisons le mot « sujet ». Quelques exemples nous donnent une idée de la diversité des significations de ce terme :

– « J’ai trouvé le sujet d’examen difficile »

– « Je dois me décider au sujet de mon orientation »

– « Le roi gouverne ses sujets »

– « Dans la phrase "Le chat mange la souris", le sujet de la phrase est "Le chat". 

Dans les deux premiers exemples, le mot « sujet » désigne le thème, ce sur quoi porte la réflexion ou la décision. Le troisième exemple évoque un statut politique, celui des hommes lorsqu’ils sont soumis au pouvoir du souverain. Le dernier exemple fait référence à la notion grammaticale de « sujet », dans le contexte de l’étude de la langue, de la structure d’une phrase – dans l’exemple considéré, le sujet est le terme qui correspond à l’agent (celui qui est à l’origine de l’action) On voit déjà que la notion de sujet est polysémique. Cette pluralité de significations s’accroît encore lorsque l’on amorce une réflexion philosophique, car, en philosophie, le terme de « sujet » revêt encore un autre sens bien spécifique, assez différent des emplois quotidiens du mot.

Le concept philosophique de « sujet » désigne l’individu pensant, conscient de soi. Le sujet se définit donc par la conscience de soi, et il implique toute une constellation de significations : individu ; personne ; souverain, maître ; agent ; assujetti, mais aussi responsable (on parle de ceux qui sont « sujets de droits »). Il y a donc plusieurs aspects à distinguer dans la notion de « sujet », qui impliquent des difficultés et des problèmes bien différents. S’interroger sur la notion de « sujet », c’est chercher à clarifier ce concept en évitant de confondre les différents sens qu’il peut revêtir selon les contextes, en faisant des distinctions afin de gagner en précision, en se posant aussi la question des rapports entre les différents niveaux ou dimensions qu’on voit apparaître.

A Produire une distinction conceptuelle : le sujet et l’objet

La métamorphose de Narcisse,
(C) Salvador Dali, Fundacio G-S Dali / ADAGP, Paris 2018.
(C) Tate, Londres, Dist. RMN-Grand Palais / Tate Photography.

► Quelle différence y-a-t-il entre cette représentation de Narcisse et la première ? Quelle différence voyez-vous entre les deux figures de Narcisse ?

Faites attention à ce point : le sens d’un mot est rarement indépendant de celui d’autres termes, voisins ou opposés. Ainsi, le sens du mot « jour » est lié à celui du mot « nuit ». C’est pourquoi notre concept de « sujet » sera davantage clarifié si on le distingue d’autres termes, si on comprend comment il se construit en rapport à d’autres notions.

Ainsi peut-on construire le sujet en le différenciant :

1. De l’attribut

Du point de vue logique et grammatical, c’est-à-dire lorsqu’on réfléchit sur la manière dont on raisonne et dont on parle, on observe que la structure d’une phrase élémentaire repose sur deux éléments fondamentaux : le sujet et l’attribut (ou prédicat). N’importe quelle phrase grammaticalement correcte comprend ces deux éléments. Par exemple, la phrase « le chat mange la souris » peut être décomposée en ces deux éléments :

– « le chat » correspond au sujet,

– « en train de manger la souris » correspond à l’attribut.

On attribue au sujet « chat » la propriété d’être en train de manger la souris. Et dans la logique ancienne (héritée d’Aristote), c’est cela que l’on appelle « prédiquer ».

Plus simplement encore, une phrase comme : « Socrate est mortel » attribue au sujet « Socrate » la propriété d’« être mortel ».

C’est toujours le verbe « être » qui relie le sujet et l’attribut pour former la phrase.

À partir de ces observations, on peut dégager une définition logique du sujet, qui repose sur la distinction entre sujet et attribut. C’est ce que fait le philosophe grec Aristote dans ce passage :

« Le sujet, c’est ce dont tout le reste est attribut, ce qui n’est attribut de rien. », Aristote, Métaphysique, t. II, Livre VII, 3, trad. fr. A. Pierron et C. Zévort, Paris, Ebrard, Joubert, 1810.

Dans la définition donnée par Aristote, on voit bien que le terme de « sujet » n’a pas de signification lorsqu’il est pris isolément. Il prend tout son sens lorsqu’on le distingue d’un autre terme, l’ « attribut », avec qui il fonctionne de manière complémentaire. Comment distinguer un sujet dans une phrase ? C’est le mot qui a des attributs : par exemple, « le chat » n’est pas attribut de la souris ni du fait d’être mangé ou de manger. C’est bien « le chat » qui est le sujet, auquel on attribue le fait de manger la souris.

De plus, on comprend qu’il y a un type de mot qui fonctionne toujours comme sujet, qui ne peut, en aucune phrase, être attribut. Ce sont les noms propres, comme « Socrate ». « Etre Socrate » n’est pas une propriété, car seul Socrate est Socrate, et dire cela, ce n’est pas attribuer au sujet « Socrate » la propriété « être Socrate », ce qui serait étrange. Cela reviendrait à poser une identité entre Socrate et lui-même, ce qui ferait une phrase creuse qui ne nous apprendrait rien (« Socrate est Socrate »), à part le fait, justement, que Socrate est un sujet. Ainsi, Aristote tire de cette spécificité des noms propres l’idée que ceux qu’ils désignent, à savoir les individus, sont pleinement et toujours des sujets. Le sujet, c’est à la fois le sujet grammatical (« le chat ») et l’individu logique désigné par son nom propre (« Socrate »).

2. Des choses matérielles

Aristote proposait de concevoir le sujet comme un individu, sans préciser sa nature. L’identité du sujet est avant tout numérique : deux sujets sont distincts parce qu’ils sont deux individus différents, par exemple deux corps que l’on peut discerner. Au-delà de cet aspect numérique, qu’est-ce qui fait l’identité personnelle du sujet ? Qu’est-ce qui fait que je suis moi-même, à la différence de tout autre ? C’est en ces termes que le philosophe moderne Locke s’interroge au XVIIe siècle, proposant de concevoir le sujet comme un « être pensant » capable de réflexion.

« Après ces préliminaires à la déter­mination de ce qui fait l’identité personnelle, il nous faut considérer ce que représente la personne ; c’est, je pense, un être pensant et intelligent, doué de raison et de réflexion, et qui peut se considérer soi-même comme soi-même, une même chose pensante en différents temps et lieux. Ce qui pro­vient uniquement de cette conscience qui est inséparable de la pensée, et lui est essentielle à ce qu’il me semble : car il est impossible à quelqu’un de percevoir sans percevoir aussi qu’il perçoit. Quand nous voyons, entendons, sentons par l’odorat ou le toucher, éprouvons, méditons ou voulons quelque chose, nous savons que nous le faisons. Il en va tou­jours ainsi de nos sensations et de nos perceptions présentes : ce par quoi chacun est pour lui-même précisément ce qu’il appelle soi (...). Car la conscience accompagne tou­jours la pensée, elle est ce qui fait que chacun est ce qu’il appelle soi et qu’il se distingue de toutes les autres choses pensantes. »

John Locke, Essai sur l’entendement humain, livre. II, chap. 27, § 9,
trad. Étienne Balibar, revue par G. Brykman, Seuil, 1998]

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On retrouve dans ce texte la distinction entre le sujet et les attributs. Locke énonce une série d’attributs qui caractérisent le sujet de façon essentielle* : les propriétés de pensée, intelligence, raison et réflexion. Tous ces attributs sont essentiels* au sujet ; ils font partie de sa nature, de ce que c’est que d’être un sujet. Il faut les posséder nécessairement pour être un sujet. Or, il est remarquable que tous ces attributs ont un point commun : ils désignent des activités intellectuelles, des opérations et des propriétés de la pensée. L’essence du sujet, c’est donc d’être pensant. Le sujet est défini comme « être pensant », par distinction avec les choses qui ne pensent pas, c’est-à-dire les objets matériels, qui ont seulement une identité numérique, et non pas une identité personnelle. Parce qu’il est un esprit, le sujet se distingue de la matière et de l’ensemble des objets qui sont simplement étendus, c’est-à-dire qui occupent une place dans l’espace. Le sujet est la personne qui se connaît soi-même par une opération de l’esprit : la réflexion, la capacité de se percevoir.

Le soi est le sujet actif, sujet de connaissance qui se perçoit et sait ce qu’il fait. Par conséquent, le sujet s’oppose à l’objet perçu, inerte et passif.

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► Repères : essentiel/accidentel*, nécessaire/contingent*

À propos d’un sujet, on peut distinguer des déterminations accidentelles*, contingentes*, et des caractéristiques nécessaires*, essentielles*.

– L’essence d’une chose désigne l’ensemble des caractéristiques sans lesquelles cette chose ne serait pas ce qu’elle est. On dira donc de ces caractéristiques qu’elles sont essentielles* ou nécessaires*, qu’elles font de cette chose ce qu’elle est.

– À l’inverse, les caractéristiques accidentelles* ou contingentes* d’une chose peuvent être modifiées ou supprimées sans modifier la nature de cette chose, puisque cette dernière dépend des caractéristiques essentielles.

Ainsi, on peut rapporter à un sujet des attributs qui sont vrais provisoirement, mais qui ne le caractérisent pas. Si je dis que cette chaise est en bois, je dis quelque chose de cette chaise-ci, mais je ne dis pas ce qu’il faut être pour être une chaise. Il y a des chaises qui ne sont pas en bois, mais en métal, par exemple, ou en plastique. En revanche, si j’affirme qu’une chaise possède la caractéristique d’avoir quatre pieds, et surtout qu’elle permet de s’asseoir, j’indique des propriétés qui permettent de la reconnaître, c’est-à-dire qui sont communes à toutes les chaises, et qui les distinguent d’autres objets, comme le tabouret, ou le fauteuil. Trouver la caractéristique essentielle d’un objet, c’est donc le définir philosophiquement, c’est-à-dire non pas trouver son sens, variable d’une époque à l’autre, mais son essence, qui dit ce qu’est la chose.

3. Des êtres vivants non humains

Du point de vue psychologique, la notion de sujet désigne un être vivant qui possède de surcroît la capacité d’être conscient de soi, d’avoir une idée de soi-même et de faire sans cesse retour sur ses propres pensées – ce que l’on appelle « réfléchir ». Alors qu’en logique, le sujet désigne n’importe quel individu à qui on peut attribuer une propriété, comme le chat. Du point de vue psychologique, la notion de sujet va ainsi être réduite et réservée aux individus humains, dont on considère qu’ils sont les seuls à posseder la conscience de soi.

C’est l’argument du philosophe Kant, qui, à l’époque des Lumières, distingue les êtres vivants, et particulièrement les animaux, des sujets humains : les premiers ne possèdent pas la raison, qui permet aux seconds, les hommes, d’être conscients d’eux-mêmes et de se penser. Il en va de même du petit enfant qui parle d’abord de lui à la troisième personne, comme s’il était un objet extérieur dont il observerait et décrirait les actions. Mais vers l’âge de deux ans, l’enfant se met à parler de lui à la première personne, ce qui montre qu’il est devenu conscient de lui-même. Il est capable de se penser comme sujet de ses propres actions et pensées et de se les attribuer en utilisant le pronom personnel « Je ».

« Posséder le Je dans sa représentation : ce pouvoir élève l’homme infiniment au-dessus de tous les autres êtres vivants sur la terre. Par là, il est une personne ; et grâce à l’unité de la conscience dans tous les changements qui peuvent lui survenir, il est une seule et même personne, c’est-à-dire, un être entièrement différent, par le rang et la dignité, de choses comme le sont les animaux sans raison, dont on peut disposer à sa guise ; et ceci, même lorsqu’il ne peut pas dire Je, car il l’a dans sa pensée ; ainsi toutes les langues, lorsqu’elles parlent à la première personne, doivent penser ce Je, même si elles ne l’expriment pas par un mot particulier. Car cette faculté (de penser) est l’entendement.

Il faut remarquer que l’enfant, qui sait déjà parler assez correctement ne commence qu’assez tard (peut-être un an après) à dire Je ; avant, il parle de soi à la troisième personne (Charles veut manger, marcher, etc.) ; et il semble que pour lui une lumière vienne de se lever quand il commence à dire Je ; à partir de ce jour, il ne revient jamais à l’autre manière de parler. Auparavant, il ne faisait que se sentir ; maintenant, il se pense. »

Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, I, 1, §1 traduction de Michel Foucault, Éd.Vrin.

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Questions

1. Que signifie « Posséder le Je dans sa représentation » ?

2. Qu’est-ce qui distingue les sujets humains des autres êtres vivants ?

3. Que révèle notre capacité à parler à la première personne ?

4. Expliquez l’exemple du petit enfant. Que montre-t-il ?

Éléments de réponse


2. La distinction produite par Kant entre sujets humains et créatures vivantes implique un nouveau terme important : celui de « personne ». Le sujet conscient de soi est une personne, dotée d’une raison qui lui permet de connaître mais aussi d’une conscience de soi qui assure l’unité et la permanence de sa personne : je suis toujours le même, je suis toujours « moi » à différents moments et en différents lieux. Je suis capable de faire le lien entre les différents états de ma vie mentale (mes souvenirs, mes pensées actuelles, mes projets, etc.).

3. Privés de la conscience de soi, les autres êtres vivants sont du côté des objets, « dont on peut disposer à sa guise ». Les êtres humains sont pleinement des sujets parce qu’ils peuvent réfléchir et décider pour eux-mêmes. Là encore, la distinction sujet/objet suggère une opposition entre le sujet actif, maître de lui-même, responsable de ses actions et l’objet passif et soumis, auquel il serait absurde d’adresser, par exemple, des félicitations ou des reproches.

4. L’opposition sujet/objet : source d’un paradoxe
en psychologie

Reportez-vous sur ce point, à l’étape 1-B de la séquence 4 sur La raison et le réel : Comment un sujet se rapporte-t-il au projet de la connaissance ? et à la fin de l’étape 2 de cette séquence 4 qui renvoie à la lecture de la leçon d’Isabelle Pariente-Butterlin : Les sciences de la nature et les sciences de l’homme.

La notion de sujet est prise dans une relation complexe avec celle d’objet. D’une part, cette distinction introduit un enjeu majeur pour le sujet : celui de ne pas être réduit à un objet, ce qui reviendrait à une espèce de dégradation (imaginerait-on un « homme-objet » ou une « femme-objet » ?). La langue elle-même nous invite à produire et à maintenir cette distinction entre sujet et objet, qui est au fondement de la définition de cette notion de sujet. D’autre part, cela ne va pas sans difficulté, notamment dans le cas de la connaissance de soi. En effet, la connaissance de soi introduit un nouveau paradoxe : celui qui connaît (le sujet) est aussi ce qui est à connaître (l’objet). Le sujet connaissant est identique à l’objet de l’enquête. Le sujet peut-il ainsi se diviser ou se dédoubler en sujet et objet ? Peut-il se prendre lui-même pour objet de réflexion et occuper en même temps les deux positions ? C’est une difficulté qui concerne la connaissance en général, et en particulier la science que prétend être la psychologie. La psychologie peut-elle être effectivement une science ? Cette question est posée et travaillée par Auguste Comte au XIXe siècle, lorsque se développe une nouvelle science : la psychologie ou science de l’esprit, qui vise à en connaître les lois propres, les facultés, le mode de fonctionnement. Et cela comme si l’esprit était en capacité de se prendre lui-même comme objet de connaissance.

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« L’esprit de l’homme, considéré en lui-même, ne peut pas être un sujet d’observation, car chacun ne peut point, évidemment, l’observer dans autrui ; et, d’un autre côté, il ne peut pas non plus l’observer dans lui-même. Et, en effet, on observe les phénomènes avec son esprit ; mais avec quoi observerait-on l’esprit lui-même, ses opérations, sa marche ? On ne peut pas partager son esprit ; c’est-à-dire son cerveau, en deux parties, dont l’une agit, tandis que l’autre la regarde faire, pour voir de quelle manière elle s’y prend ; croire cela possible, c’est tomber dans la même erreur, c’est se faire la même illusion que lorsqu’on nous dit que nous voyons les objets parce que leurs images se peignent au fond de l’œil. Mais avec quoi voyez-vous les images ? répondent les physiologistes. Il vous faudrait un autre œil pour les regarder, si les impressions lumineuses agissaient comme images sur votre rétine. Il en est de même ici : vous voulez observer votre esprit, mais avec quoi le regardez-vous ? Il vous en faudrait un autre pour l’examiner. »

Auguste Comte, lettre à Valat, 24 septembre 1819 ; Correspondance générale,
Paris, Mouton puis Vrin, 1973-1990, t. 1, p. 59.

Questions

1. Pourquoi ne peut-on pas observer l’esprit des autres ?

2. Pourquoi ne peut-on pas observer son propre esprit ?

3. Que signifierait « partager son esprit » ?

4. Que montre l’exemple de la vision des objets ? A quoi sert-il ?

5. Que faudrait-il pour pouvoir observer son propre esprit ?

Éléments de réponse


2. La connaissance du réel est empirique : elle repose sur l’expérience, c’est-à-dire sur l’observation. Pour se connaître, l’esprit humain doit donc pouvoir s’observer lui-même. D’où la difficulté que souligne Comte : normalement, dans les sciences, par exemple les sciences naturelles, l’observateur est distinct de l’objet étudié, et se tient à bonne distance. Il recourt aussi à des instruments d’observation ou de mesure, qui permettent la quantification. Le physicien observe les planètes, les marées, le mouvement d’un mobile, etc. Le sujet connaissant et l’objet à connaître correspondent à deux réalités différentes, indépendantes l’une de l’autre. C’est cette indépendance qui disparaît dans le cas de la connaissance de soi, où l’observateur et l’objet observé sont confondus. La difficulté épistémologique, pour parvenir à une connaissance, est précisément liée à cette confusion.

5. Comment m’y prendre pour observer mon esprit et mes pensées ? Y a-t-il quelque chose comme un œil de mon esprit, une perception mentale analogue à la perception visuelle ? L’analyse de Comte introduit une nouvelle distinction conceptuelle, précieuse pour poser les problèmes de la connaissance de soi : intérieur/extérieur. La distinction sujet/objet recoupe cette dernière : le sujet est défini par la conscience de soi, la pensée, donc par son intériorité. En revanche, l’objet est ce qui est à l’extérieur de moi, qui appartient au monde externe. Je l’observe toujours du dehors. A contrario, puis-je m’observer du dedans, de l’intérieur ?

Comte affirme qu’il n’y a de connaissance scientifique et exacte que lorsque l’on peut observer les phénomènes en dehors de soi. Peut-on alors se connaître par introspection, par une sorte de regard intérieur, comme celui que Descartes semble porter sur lui-même en train de douter, imaginer, sentir, ou lorsque Kant décrit la capacité proprement humaine de se représenter ?

B Le sujet logique

1. Être sujet, est-ce être un individu ?

Individuer, cela signifie identifier quelque chose ou quelqu’un, le différencier du reste des êtres. Un arbre est un individu au sein de la forêt, un animal au sein de son espèce, une feuille de papier, un individu que l’on peut distinguer du tas de feuilles. Du point de vue logique, le sujet signifie bien l’individu, c’est-à-dire une portion de matière, un être à part entière, séparé et distinct de tout autre.

En ce sens large, l’individu désigne toute réalité une et singulière*. Mais ce sens logique ne fait-il pas du sujet ce qui désigne tout objet identifiable (un arbre, une feuille de papier, etc.) ? Que reste-t-il alors de la distinction que nous venons de voir entre sujet et objet ? Le sujet désigne-t-il n’importe quel objet discernable par son individualité ou seulement les êtres pensants qui ont une identité personnelle ?

Photogramme : Real Humans, série suédoise de Lars Lundström, 2012.

► Que voyez-vous sur cette image ? Connaissez-vous cette série ? Savez-vous quels en sont les enjeux ?

► Repères : Individu/Genre/Espèce*

– L’individu* est un élément distinct et indivisible. C’est un sujet singulier distinct de tous les autres. On identifie un individu à partir de ses propriétés accidentelles*, qui le rendent unique (des yeux bleus, une tache de naissance sur le dos, des cheveux roux, etc.). Entre les individus, il y a une différence numérique : je ne suis pas identique à mon voisin, nous sommes numériquement deux individus.

– L’espèce* est un ensemble qui regroupe plusieurs individus sur la base de caractéristiques communes. L’espèce humaine regroupe ainsi tous les individus humains, malgré leurs différences, sur la base de leur commune humanité. Entre les espèces, il existe une différence de nature, différence spécifique ou essentielle* (Aristote).

– Le genre* est un ensemble qui regroupe plusieurs espèces : le genre animal regroupe l’espèce humaine, l’espèce des singes, des baleines, des renards, etc.

Pour aller plus loin  

InternetAllez voir la conférence de Vincent Descombes, Les embarras de l’identité : https://soundcloud.com/citephilo/les-embarras-de-lidentite

Ainsi, des individus humains numériquement différents appartiennent à la même espèce, qui est spécifiquement différentes des autres espèces appartenant au même genre.

Dans la perspective d’Aristote, n’importe quel objet peut avoir le statut logique de sujet. Tous les objets peuvent donc être des sujets, dans ce sens logico-grammatical.

2. Le sujet existe-t-il autrement que sur le plan logique, c’est-à-dire dans le monde réel ?

En outre, à tout sujet logique correspond une « substance », un être réel dans le monde.

Peut-on tirer de telles conclusions de l’analyse grammaticale des phrases ? Peut-on déduire l’existence d’un objet à partir du mot qui l’exprime comme sujet d’une phrase ? Par exemple, peut-on conclure de l’usage du pronom « Je » comme sujet grammatical qu’il existe un objet réel, le moi, qui lui correspond ? Ou n’est-ce, comme le pensera le philosophe allemand Nietzsche au XIXe siècle, qu’une illusion grammaticale ?

« Pour ce qui est de la superstition des logiciens, je veux souligner encore, sans me laisser décourager, un petit fait que ces esprits superstitieux n’avouent qu’à contre-cœur. C’est, à savoir, qu’une pensée ne vient que quand elle veut, et non pas lorsque c’est moi qui veux ; de sorte que c’est une altération des faits de prétendre que le sujet moi est la condition de l’attribut « je pense ». Quelque chose pense, mais croire que ce quelque chose est l’antique et fameux moi, c’est une pure supposition, une affirmation peut-être, mais ce n’est certainement pas une « certitude immédiate ». En fin de compte, c’est déjà trop s’avancer que de dire « quelque chose pense », car voilà déjà l’interprétation d’un phénomène au lieu du phénomène lui-même. On conclut ici, selon les habitudes grammaticales : « Penser est une activité, il faut quelqu’un qui agisse, par conséquent… » (...) Les esprits plus rigoureux finirent par se tirer d’affaire sans ce « reste terrestre », et peut-être s’habituera-t-on un jour, même parmi les logiciens, à se passer complètement de ce petit « quelque chose » (à quoi s’est réduit finalement le vénérable moi). »

Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 17, traduit de l’allemand
par Henri Albert, Mercure de France, 1913.

Essayez de répondre aux questions

1. Pour l’auteur, est-ce moi qui pense ?

2. Pourquoi va-t-on trop loin lorsque l’on affirme que « quelque chose pense » Aidez-vous de la distinction « phénomène »/« interprétation ».

3. De quelle « habitude grammaticale » parle le texte ?

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Éléments de réponse


1. Nietzsche critique une idée très ordinaire à laquelle nous sommes parfaitement habitués : lorsque je pense, c’est moi qui pense. L’attribution de l’activité de penser à un moi est opposée à une pensée sans sujet, impersonnelle : « ça pense » ou même « on pense ». Comment comprendre qu’il puisse y avoir une activité de penser sans un sujet qui réfléchit, qui a des idées, etc. ? Peut-on ainsi dissocier la pensée de l’individu qui pense, de telle sorte qu’elle serait indépendante et autonome ? Nietzsche suggère que ce sont les idées qui me viennent et non moi qui forme des idées.

2. Même lorsqu’on dit que « quelque chose pense », on implique l’existence d’un objet qui commande la pensée, qui en est la source ou l’auteur. Qu’il s’agisse d’un esprit ou d’un simple objet, cela ne change rien : dans les deux cas, on présuppose un agent de la pensée. Nietzsche pense que c’est une interprétation erronée du phénomène de la pensée. Au fond, que constate-t-on, si l’on s’en tient à la simple expérience ? On n’observe jamais un objet, le moi, ou « quelque chose » qui pense. Ce que l’on observe, ce sont les pensées elles-mêmes, l’activité de penser. En déduire l’existence d’un sujet pensant, c’est une interprétation qui est donc incertaine. Nietzsche critique l’idée que nous aurions la certitude qu’un sujet (moi) pense.

3. S’il nous semble évident qu’il existe un sujet unifiant nos pensées, c’est à cause de nos habitudes grammaticales. En effet, la grammaire suppose qu’un verbe d’action a un sujet. Nous avons donc tendance à imaginer que derrière toute activité, comme celle de penser, il y a un sujet qui commet l’action (le moi). Ces usages du langage peuvent être sources d’illusions en nous conduisant à affirmer l’existence d’objets incertains, comme le moi.

C L’identité psychologique du sujet

1. Quel est donc cet objet, le « moi » et comment le connaître ?

C’est à la question « que suis-je ? » que va également tenter de répondre René Descartes : je suis une « chose qui pense ». Cette définition de soi surgit dans le contexte d’une réflexion plus générale sur la connaissance.

Descartes se demande quel est le fondement* de la connaissance, ce qui garantit son exactitude et sa certitude. Quelles preuves, quels raisonnements permettent de certifier l’ensemble de nos connaissances ?

S’agissant des connaissances sensibles, qui portent sur la réalité matérielle, nous nous fondons sur la perception. Je vois une rame, donc je sais qu’il y a une rame. Mais que se passe-t-il si je plonge une rame dans l’eau ? Je vois la rame se briser sous la surface de l’eau. Dois-je en conclure que la rame est brisée ? Cela serait une erreur. En effet, je vois la rame se rompre dans l’eau sous l’effet du processus physique de la réfraction. C’est une illusion optique car en réalité, la rame est toujours droite et entière. Cet exemple nous montre que nos sens, notre perception, peuvent nous tromper et il est difficile de savoir dans quel cas nous sommes trompés ou non. La connaissance sensible n’est donc pas toujours fiable. Mais alors sur quoi d’autre que la perception peut-on fonder la connaissance ?

L’argument de Descartes est le suivant : admettons que mes sens peuvent me tromper et que par conséquent, je doute de toutes mes connaissances sensibles. Admettons même qu’une sorte de puissance rusée et trompeuse, un « malin génie », me fasse croire que le monde est réel, que ce que je vois existe, alors qu’il s’agirait d’une illusion créée par ce démon. C’est le scénario du film Matrix : les hommes pensent vivre dans un monde réel alors qu’ils sont des cerveaux dans des cuves à qui une immense machine, la matrice, envoie des influx nerveux qui se substituent aux sensations et créent des illusions. Même dans ce cas extrême où l’intégralité de mes connaissances sur le monde seraient remises en doute, il reste une certitude : lorsque je doute, il faut bien qu’il y ait quelqu’un qui doute : moi. Donc, l’activité même de douter de tout prouve l’existence du sujet pensant qui doute.

Descartes utilise un raisonnement similaire à celui d’Aristote sur le sujet logique : un verbe d’action présuppose un sujet. Le verbe « douter » implique quelqu’un qui doute : moi. Descartes tire donc du fait même de douter la preuve de sa propre existence en tant que chose pensante. Il ne prouve pas encore l’existence de son corps. Descartes est dualiste : il considère qu’il faut distinguer la matière (le corps) et l’esprit (l’âme), qui ne sont pas de même nature. La matière est l’étendue et l’esprit, la chose pensante. Même si dans la réalité ils sont indissociablement unis, on peut les concevoir séparément à partir de leur nature différente, puisque la matière est physique alors que l’esprit est métaphysique.

Ce que montrent les Méditations métaphysiques, c’est que la simple activité de douter présuppose un sujet qui doute : « moi qui doute ». Douter prouverait ainsi l’existence du moi qui doute.

Photogramme extrait du film Matrix.

Reportez-vous à l’étude des deux premières
Méditations métaphysiques de Descartes, proposée par Didier Bonald.

(Reportez-vous également, dans la séquence 4 sur La raison et le réel, à l’étape 2-A/1. : l’irréductible
expérience de la pensée en première personne et A/2 : Comment rendre compte d’une interaction entre l’esprit et le corps).

Comment pouvez-vous être certain que vous n’êtes pas un cerveau dans une cuve ? Que votre monde est bien réel et n’est pas une illusion simulée par une matrice ?

S’il est certain que j’existe comme sujet pensant, comment me connaître ? Comment connaître ce que je suis et qui je suis ? La connaissance de soi semble reposer sur l’introspection, une sorte de regard intérieur, de capacité à se connaître de façon immédiate*. Le vocabulaire utilisé pour décrire la connaissance de soi, notamment chez Descartes, est emprunté à la physique et à l’optique. C’est par « une inspection de l’esprit » que je peux connaître ma vie mentale. L’introspection serait l’analogue « intérieur » de la perception visuelle externe. De même que je connais le monde grâce à mes sens et notamment mes yeux, de même, je me connaîtrais moi-même par une sorte de perception mentale, grâce à l’oeil de mon esprit. Quant à la réflexion, c’est un terme qui désigne le fait, pour les rayons lumineux, de se réfléchir sur une surface comme l’eau ou un miroir. Le rayon est renvoyé vers son propre milieu. Ainsi, toujours par analogie*, la connaissance de soi consisterait à se regarder soi-même dans une sorte de miroir mental de la pensée. Jusqu’où cette analogie est-elle pertinente ?

Par conséquent : d’une part, la connaissance immédiate que j’ai de ma vie mentale est infaillible : je ne peux me tromper sur moi-même ; d’autre part, je suis le mieux placé pour me connaître puisque moi seul peux « regarder à l’intérieur » de moi-même. Il y a donc un privilège de l’introspection pour assurer la connaissance de soi.

Mais qu’est-ce que je découvre exactement, lorsque je procède par introspection ? Un objet appelé « moi » ?

Lorsque je tente de me connaître « moi », de percevoir ou de saisir précisément cet objet, que se passe-t-il ? Essayons de nous concentrer et de saisir notre « moi » : en réalité, ce que je perçois ou ce dont je suis conscient, ce sont mes pensées, mes désirs, mes croyances, mes sensations, mes émotions, etc. mais jamais un objet qui serait le moi et se donnerait pleinement à ma conscience. C’est ce que suggère Hume dans le texte qui suit :

« Pour ma part, quand je pénètre le plus intimement dans ce que j’appelle moi, je bute toujours sur une perception particulière ou sur une autre, de chaud ou de froid, de lumière ou d’ombre, d’amour ou de haine, de douleur ou de plaisir. Je ne peux jamais me saisir, moi, en aucun moment sans une perception et je ne peux rien observer que la perception. Quand mes perceptions sont écartées pour un temps, comme par un sommeil tranquille, aussi longtemps je n’ai plus conscience de moi et on peut dire vraiment que je n’existe pas. Si toutes mes perceptions étaient supprimées par la mort et que je ne puisse ni penser, ni sentir, ni voir, ni aimer, ni haïr après la dissolution de mon corps, je serais entièrement annihilé et je ne conçois pas ce qu’il faudrait de plus pour faire de moi un parfait néant. Si quelqu’un pense, après une réflexion sérieuse et impartiale, qu’il a, de lui-même, une connaissance différente, il me faut l’avouer, je ne peux raisonner plus longtemps avec lui.Tout ce que je peux lui accorder, c’est qu’il peut être dans le vrai aussi bien que moi et que nous différons essentiellement sur ce point. Peut-être peut-il percevoir quelque chose de simple et de continu qu’il appelle lui : et pourtant je suis sûr qu’il n’y a pas en moi de pareil principe. »

David Hume, Traité de la nature humaine, I, IV, 6, § 3, trad. A. Leroy, t. I,
Aubier-Montaigne, 1968.

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Hume part de l’expérience de l’introspection. Il adopte un raisonnement empiriste, qui part du principe selon lequel l’expérience est la source de nos idées et de nos connaissances : s’il existe, le moi doit être tiré de l’expérience. Or, l’expérience introspective nous met face à différents phénomènes, qui sont tous des perceptions particulières : des pensées (sensation de chaud ou de froid, sentiments d’amour ou de haine) et non une chose qui les pense.

Le paradoxe est le suivant : l’accès à moi-même passe par la perception introspective (mentale), mais je ne saisis jamais le sujet de perception, seulement ses perceptions elles-mêmes. Ce que Hume refuse, c’est précisément l’idée que le sujet pourrait se dédoubler et se prendre lui-même pour objet. Ce sont les pensées que je saisis et non celui qui les pense.

Le second argument de Hume critique l’idée d’une permanence du moi : la chose pensante serait durable, immortelle au point de survivre au corps. Hume constate simplement que je ne peux pas savoir cela, car tout savoir est tiré de l’expérience (c’est à nouveau un élément crucial de l’empirisme) et que je ne fais pas ce genre d’expérience. Descartes pense au contraire que certaines connaissances peuvent être tirées du raisonnement pur, sans le secours de l’expérience, voire qu’elles sont innées. Pour Hume, lorsque je rêve ou que je suis mort, je ne perçois plus mes pensées, donc il m’est impossible de saisir une chose pensante comme le moi, qui serait le support durable de mes pensées.

D’où l’idée que le moi est une fiction, c’est-à-dire qu’il n’existe aucun objet qui corresponde à ce terme. Ce qui existe, c’est le faisceau de mes pensées. Cependant, ce n’est pas une raison pour évacuer le moi : c’est une fiction utile, car elle assure l’unité des pensées qui sont miennes. Le moi est un lien, un principe d’unification des diverses pensées appartenant à un même individu. Évoquer quelque chose comme le moi, ce n’est donc pas nécessairement renvoyer à un objet précis, mais plutôt construire une unité, celle d’un flot de pensées diverses et multiples.

Questions

1. Hume, philosophe, recourt ici à la fiction. Habituellement, où trouve-t-on des fictions ?

2. Quelle est la différence entre une fiction et un compte-rendu ?

3. Lorsqu’on ne peut pas faire l’expérience de quelque chose (par exemple, « le moi »), à quoi sert la fiction ?

2. L’identité du moi

La question de l’identité est au coeur du sujet. Une fois établi que j’existe, et que je peux me connaître, reste à se demander : qui suis-je ? Je ne suis pas seulement un individu, pas seulement un être pensant, comme tous les autres êtres humains. Qui suis-je de façon unique, comme être singulier* ? Qu’est-ce qui me caractérise et me différencie de tous les autres ?

À la différence du sujet logique, qui définit un individu au sens numérique (un parmi d’autres), le sujet psychologique désigne un individu au sens qualitatif, un être singulier* et unique : moi, à la différence des autres. Qu’est-ce qui fait cette identité et sur quoi repose-t-elle ?

Une première réponse immédiate serait : mon corps. C’est mon corps qui me rend unique, atome de matière dans l’univers, doté de ses caractéristiques propres, reconnaissable entre mille.

Mais le critère de l’individuation physique, corporelle est-il suffisant ? Essayons de répondre en réfléchissant sur une expérience de pensée proposée par John Locke, philosophe anglais du XVIIe siècle :

« [...] si l’âme d’un prince, emportant avec elle la conscience de sa vie passée de prince, venait à entrer dans le corps d’un savetier et à s’incarner en lui à peine celui-ci abandonné par son âme à lui, chacun voit bien qu’il serait la même personne que ce prince, et comp­table seulement de ses actes : mais qui dirait que c’est le même homme ? Le corps lui aussi entre dans la constitution de l’homme, et je suppose que pour quiconque c’est le corps qui, dans ce cas, déterminerait l’homme, tandis que l’âme, avec toutes ses pensées princières, ne ferait pas un autre homme, mais il demeurerait le même savetier pour tous, sauf pour lui-même. »

John Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain,
[1729], livre II, chap.27 : Identité et différence, § 15, trad. Etienne Balibar, Paris, Seuil, 1998.

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L’expérience de pensée décrit une migration de l’âme d’un prince dans le corps d’un savetier. Lorsque le savetier s’éveille avec l’âme du prince, qui est-il ? Le prince ou le savetier ? La réponse de Locke est la suivante : du point de vue des autres, il est le savetier. De son point de vue, il est le prince. Il faudrait donc distinguer d’une part, un point de vue ou une connaissance de soi en troisième personne, qui procède par observation, de l’extérieur. Elle repose sur l’observation de ce qui est justement observable, public, offert aux regards : le corps. Le corps détermine l’identité d’un individu et permet de le reconnaître et de le distinguer des autres. D’autre part, il y aurait un point de vue ou une connaissance de soi en première personne, où je me connais par introspection, qui repose sur le critère d’une identité de l’esprit, des pensées du sujet. Cette identité repose sur une faculté majeure : la mémoire. C’est la mémoire qui assure la continuité de l’identité psychologique, qui me permet de m’identifier à mes états mentaux passés, de faire le lien entre les souvenirs de moi enfant et moi aujourd’hui.

Locke introduit ici une distinction conceptuelle essentielle : il distingue l’homme et la personne. L’identité de l’homme est déterminée de l’extérieur par son corps, alors que ce qu’on appelle une personne suppose une identité psychologique fondée sur l’esprit et la mémoire.

Le sujet moderne est étroitement lié à cette idée de personne. Être une personne, c’est être une substance dotée d’un esprit rationnel. La personne représente une unité, la synthèse de toutes les pensées et vécus d’un individu. Même si à chaque minute mes pensées changent, mes sensations, émotions, se modifient, c’est toujours moi qui les pense, qui suis le même sujet. La personne est un principe de permanence à travers le temps et l’évolution constante des pensées.

Pour aller plus loin  

InternetAllez voir la conférence de Geneviève Ginvert To be or not to be : peut-on ne pas être soi-même ? disponible à la vidéothèque d’Europe Éducation École en deux parties.

http://www.projet-eee.ac-versailles.fr/videotheque/to-be-or-not-be-or-not-to-be-peut-on-ne-pas-etre-soi-meme-questions-et-echanges-genevieve-ginvert

Dali, La persistance de la mémoire.

© Peter Horree / Alamy stock Photo.

© ADAGP, Paris 2018.

► Décrivez cette image. Comment y est représenté le temps ? A votre avis, que signifie la déformation des montres « molles » ?

Pour aller plus loin  

InternetAllez voir la conférence de Vincent Renault et Sébastien Cordier, Le paradoxe de la mémoire oublieuse disponible à la vidéothèque d’Europe Éducation École en deux parties : http://www.projet-eee.ac-versailles.fr/videotheque/le-paradoxe-de-la-memoire-oublieuse-vincent-renault-sebastien-cordier

► Repères :

Singulier/Particulier/Général/Universel*

– Singulier* : qui relève d’un sujet unique, d’un individu. Par exemple : « chaque moi est singulier ».

– Particulier* : qui s’applique à une partie des membres d’une classe. Par exemple : « quelques hommes sont roux ».

– Général* : qui s’applique à la majorité des membres d’une classe. Par exemple : « Les mammifères mettent bas pour donner naissance à leurs petits ». Cet énoncé est général et ne tient pas compte des exceptions, comme l’ornithorynque ou l’échidné, deux mammifères qui pondent des œufs.

– Universel* : qui s’applique à tous les membres d’une classe sans exception, ou plus largement : qui s’applique à tout le monde, à l’ensemble de l’univers. Par exemple : « tous les hommes sont mortels » ou « tous les corps sont soumis à la gravitation ».

Ressemblance/Analogie*

– Une ressemblance* désigne un point commun entre deux individus qui, par ailleurs, sont dissemblables.

– Une analogie* désigne la similitude entre le rapport d’un objet A à un objet B et le rapport d’un objet C à un objet D. Par exemple, nous avons dit plus haut qu’on peut faire une analogie entre la connaissance perceptive et la connaissance de soi. De même que nous percevons les objets grâce à notre vision, de même, nous percevons notre moi grâce à un oeil de l’esprit, par introspection. Le rapport de connaissance entre le sujet et les objets physiques sert de modèle pour penser la connaissance de soi par analogie.

(Sur l’analogie*, reportez-vous à l’étape 3-C de la séquence 1 sur La culture et à l’étape 3-B/1 et 2 de la séquence 2 sur La morale).

3. Identité et différence : moi et autrui

Se poser comme sujet, « Je », c’est en même temps se distinguer d’un autre, « Tu », qui n’est justement pas moi. Dans le langage, le « Je » et le « Tu » sont en relation étroite ; ils n’existent pas l’un sans l’autre et se définissent l’un par rapport à l’autre. Par conséquent, le moi est dans une relation de dialogue, d’interpellation et d’adresse à l’égard de l’autre.

Quels sont les rapports entre moi et les autres ? En particulier, ces autres que sont les êtres humains, qui appartiennent à la même espèce biologique ou au même genre que moi (le genre humain) ?

Au contraire de la plante ou de l’animal, qui sont spécifiquement, radicalement « autres » que moi, autrui est un autre sujet que moi : pas moi, mais sujet tout comme moi. Autrui est ainsi mon alter ego, c’est-à-dire un autre moi qui a la même capacité à se poser comme sujet et exige de moi que je le reconnaisse et traite comme sujet, de même que j’exige de lui qu’il me reconnaisse comme son semblable.

Tous les êtres humains sont donc des sujets. En tant qu’individus* membres d’une même espèce* – l’espèce humaine –, jusqu’à quel point les hommes sont-ils semblables ? Quelles caractéristiques communes définissent l’essence* de l’humanité ? Au-delà de ces points communs, qu’est-ce qui fait qu’autrui est différent de moi, parfois si différent que je l’éprouve comme un être étrange et étranger ?

Dans l’expérience du prince et du savetier imaginée par Locke, qu’est-ce qui faisait que le prince était différent du savetier ? Quelle différence entre le moi du prince et le moi du savetier ? Locke évoquait les « pensées princières », pour les rapporter à l’âme du prince ainsi qu’à ses actes. Serait-ce donc cela qui fait de moi un individu unique, absolument singulier à l’exclusion de tout autre ? Mon âme et mes actes ?

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Mais qu’est-ce donc que l’âme ?

Etymologiquement, l’âme, du latin anima, désigne le principe d’animation des êtres vivants. Cette définition très générale permet d’attribuer une âme à tout être vivant, plantes, animaux et non seulement aux hommes.

C’est d’ailleurs ce que défend Aristote, qui définit l’âme comme le principe d’organisation du vivant, la forme qui structure sa matière. Il propose ainsi de différencier les règnes (végétal, animal et humain) à partir de quatre types d’âmes. Chaque type d’âme correspond à des fonctions biologiques : l’âme végétative désigne la capacité de respiration et de nutrition. L’âme sensitive implique la sensation, la perception. L’âme appétitive correspond au système sensorimoteur. Enfin, le dernier degré d’âme renvoie à l’activité de pensée et de raisonnement : l’âme intellective. Ainsi, les végétaux ont bien une âme, mais seulement végétative, alors que les animaux possèdent pour certains une âme sensitive (Aristote pense à l’époque que certains animaux, comme les anémones de mer, sont sensibles mais privés de la faculté de mouvement), pour les autres, également l’âme appétitive et enfin, les hommes, animaux rationnels, possèdent le plus haut degré : l’âme intellective.

Il y a donc, chez un penseur comme Aristote, une continuité entre les êtres vivants, dont les différences sont purement quantitatives. Entre l’homme et l’animal, il n’y a qu’une différence de degré : l’homme est un animal avec une âme d’un plus haut degré de perfection.

Entre l’homme et l’animal, y a-t-il alors une simple différence de degré ou une différence de nature, une différence essentielle* ?

Si l’âme est rationnelle, est-ce que cela change la nature du vivant ? C’est ce que pense Descartes, pour lequel l’homme est non seulement au sommet des vivants, doué du privilège inédit de la pensée, mais aussi radicalement distinct des autres êtres animés. Posséder la raison change tout et crée une rupture entre les hommes et les autres créatures, rupture qui les rend « comme maîtres et possesseurs de la nature ».

Le martyre de Saint Barnabé. [MS 588, fol.80].

« Bibliothèque Sainte-Geneviève, Paris, cliché IRHT »

► Décrivez l’image. Qu’est-ce qui sort de la bouche de Barnabé ? Quelle est la symbolique religieuse de la scène ?

Remarquant que seuls les êtres humains possèdent le langage, et sont ainsi capables non seulement d’émettre des sons, mais d’exprimer leurs pensées, Descartes en conclut que les animaux sont privés de raison. Comment expliquer que même l’homme le plus stupide puisse parler alors que l’animal le plus parfait n’en est pas capable ? Cela ne témoigne-t-il pas du fait que la raison est l’essence de l’homme ?

« Et ceci ne témoigne pas seulement que les bêtes ont moins de raison que les hommes, mais qu’elles n’en ont point du tout. Car on voit qu’il n’en faut que fort peu pour savoir parler ; et d’autant qu’on remarque de l’inégalité entre les animaux d’une même espèce, aussi bien qu’entre les hommes, et que les uns sont plus aisés à dresser que les autres, il n’est pas croyable qu’un singe ou un perroquet, qui serait des plus parfaits de son espèce, n’égalât en cela un enfant des plus stupides, ou du moins un enfant qui aurait le cerveau troublé, si leur âme n’était d’une nature du tout différente de la nôtre. » Descartes, Discours de la méthode, 5e partie.

Dans le raisonnement de Descartes, la capacité de parler manifeste notre possession de la raison. C’est d’ailleurs pour cela que nous ne pouvons dire du perroquet qu’il parle, là où il ne fait qu’imiter des sons. Cette prouesse vocale ne suppose pas la maîtrise du langage, dans la mesure où le perroquet ne sait pas ce qu’il dit. Parler signifie plutôt exprimer ses pensées.

Et pourtant, bien que l’argument de Descartes nous montre que tout être humain possède la raison, la question s’est historiquement posée de savoir si la raison était bien une caractéristique universelle ou seulement raciale. Les réflexions sur l’identité psychologique du sujet et sur la nature de la personne nous ont conduit à faire de la raison un attribut essentiel* du sujet humain. Cela signifie que sans la raison, un être ne peut être considéré comme un humain – il serait littéralement « déshumanisé ». On peut alors évoquer l’usage politique qui a été fait de cette vision de l’essence de l’homme pour tenter de justifier les pratiques esclavagistes.

Ainsi, l’esclavage des Noirs et la colonisation ont souvent été justifiés par l’idée que les Noirs n’avaient pas d’âme, ou pas d’âme rationnelle, et pouvaient donc être traités comme des animaux. Le texte de Montesquieu ci-dessous nous rappelle la controverse au XVIIIe siècle sur l’âme de certains peuples :

« De l’esclavage des nègres

Si j’avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les nègres esclaves, voici ce que je dirais :

Les peuples d’Europe ayant exterminé ceux de l’Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de l’Afrique, pour s’en servir à défricher tant de terres.

Le sucre serait trop cher, si l’on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves.

Ceux dont il s’agit sont noirs depuis les pieds jusqu’à la tête ; et ils ont le nez si écrasé, qu’il est presque impossible de les plaindre.

On ne peut se mettre dans l’esprit que Dieu, qui est un être très sage, ait mis une âme, surtout une âme bonne, dans un corps tout noir.

Il est si naturel de penser que c’est la couleur qui constitue l’essence de l’humanité, que les peuples d’Asie, qui font des eunuques, privent toujours les noirs du rapport qu’ils ont avec nous d’une manière plus marquée.

On peut juger de la couleur de la peau par celle des cheveux, qui chez les Égyptiens, les meilleurs philosophes du monde, était d’une si grande conséquence, qu’ils faisaient mourir tous les hommes roux qui leur tombaient entre les mains.

Une preuve que les nègres n’ont pas le sens commun, c’est qu’ils font plus de cas d’un collier de verre que de l’or, qui chez des nations policées, est d’une si grande conséquence.

Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes, parce que, si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens.

Des petits esprits exagèrent trop l’injustice que l’on fait aux Africains : car, si elle était telle qu’ils le disent, ne serait-il pas venu dans la tête des princes d’Europe, qui font entre eux tant de conventions inutiles, d’en faire une générale en faveur de la miséricorde et de la pitié ? »

Montesqieu, L’esprit des lois, extrait du Livre 15.

Questions

1. Pourquoi Montesquieu utilise-t-il le conditionnel au début du texte : « Si j’avais… » ?

2. Quel est le rapport entre l’esclavage des noirs et le génocide amérindien ?

3. Quel serait l’impact de l’abolition de l’esclavage sur le prix du sucre ? Que pensez-vous de cet argument économique ?

4. Pour quelles raisons ne peut-on plaindre les noirs ? Qu’en déduisez-vous sur le ton du texte ?

5. La couleur est-elle une propriété essentielle de l’humanité ?

6. À votre avis, quelle est la position de l’auteur sur l’esclavage ?

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Éléments de réponse


À première lecture, on pourrait croire que le texte est un plaidoyer en faveur de l’esclavage, puisqu’il énonce pas moins de neuf arguments pour le justifier. Mais une lecture attentive aux indices du texte démontre le contraire : c’est un texte ironique, qui prend au sérieux les arguments des esclavagistes pour montrer qu’ils sont absurdes ou que ce sont de simples opinions infondées.

Montesquieu n’assume pas l’esclavagisme : il commence au contraire son texte en s’imaginant dans la peau d’un défenseur de l’esclavage (« Si j’avais à soutenir…. »). Le premier argument rappelle un fait historique peu glorieux ; le génocide amérindien. L’une des justifications de l’esclavage, parfaitement immorale, est la nécessité économique de recourir à la main-d’oeuvre africaine faute de main-d’oeuvre indienne, exterminée. Le second argument économique place le prix du sucre au-dessus de la liberté humaine : il faut des esclaves qui soient exploités pour que le commerce du sucre soit rentable et que les petits européens puissent s’alimenter en friandises. L’essentiel de la dénonciation satirique de Montesquieu reprend ensuite la question de la couleur de peau. L’auteur ironise sur l’idée que ce serait la couleur, et non la raison, qui serait l’essence de l’homme. Ainsi, pour être un homme, il faudrait nécessairement être blanc de peau. Il est aussi absurde de juger un homme d’après sa couleur de peau que d’après celle de ses cheveux. Les arguments fondés sur la couleur sont donc sans pertinence. Montesquieu critique ensuite l’avidité des conquérants européens, qui valorisent les métaux précieux de façon arbitraire. La cupidité est-elle un critère pour juger d’un homme ? Les hommes qui sont indifférents à l’or sont-ils stupides ou ne seraient-ce pas plutôt les hommes cupides qui sont stupides et blâmables ? Là encore, Montesquieu souligne l’immoralité des esclavagistes, qui font passer leur soif de richesses avant leur morale. Leur comportement envers les noirs est indigne des chrétiens, dans la mesure où ceux-ci considèrent que tout homme a une âme. Pour pouvoir se comporter avec brutalité et cruauté envers les noirs, il faut donc leur refuser l’appartenance à l’espèce humaine, ce qui autorise leur maltraitance.

Dans son roman, Au coeur des ténèbres, l’écrivain Joseph Conrad a décrit l’ensauvagement des hommes pendant la colonisation africaine. Le personnage de Kurz, fonctionnaire zélé de la monarchie belge mandaté pour amasser de l’ivoire, incarne l’hypocrisie et l’ambition démesurée de la conquête coloniale : sous couvert de mission civilisatrice, au prétexte que les africains seraient des sous-hommes, voire des animaux, se déploient l’avidité et les désirs de pouvoir. Parce qu’il échappe au regard de ses concitoyens, de ses semblables, Kurz se livre à ses instincts en toute impunité dans les ténèbres de la forêt équatoriale, qui forment le sombre décor où se déploient les ténèbres de son « âme de hors-la-loi », « en lui faisant franchir les limites des aspirations légitimes » (Joseph Conrad, Heart of darkness/Au coeur des ténèbres, éd. bilingue, tr. fr. Jean Deurbergue, Paris, Gallimard, 1996, p. 287).

Pour aller plus loin  

InternetPour écouter l’adaptation de la fiction de Conrad, allez voir et écouter le concert/fiction de Stéphane Michaka avec l’Orchestre National de France : http://www.franceculture.fr/emissions/fictions-samedi-noir/au-coeur-des-tenebres-0

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C’est donc la reconnaissance de l’autre comme semblable qui fait difficulté. Comment autrui peut-il être à la fois semblable et différent de moi ? Où se situe la frontière entre l’identité et la différence ?

Ce problème met en jeu le processus d’identification à l’autre : pour pouvoir reconnaître autrui comme mon alter ego, il faut que, par imagination, je me mette à sa place et le considère comme sujet. En mettant l’accent sur nos différences, on risque de mettre en échec cette identification, de refuser de voir l’autre comme un semblable et de lui dénier l’appartenance à l’espèce humaine. La difficulté de l’identification est qu’elle repose sur une échelle qui va du proche au lointain : nous nous identifions sans peine à celui qui nous ressemble alors qu’il nous faut faire un plus grand effort d’imagination pour nous identifier à ceux dont l’apparence, la culture et les pratiques sont plus éloignées des nôtres. En effet, ces pratiques moins familières, inhabituelles, nous semblent étranges et parfois inintelligibles. La difficulté à comprendre peut entraîner le refus et l’exclusion : ces hommes si différents n’en seraient tout simplement pas. Ce serait des « sauvages », des « barbares », plus proches de la nature et de l’animal que de l’esprit et de la raison humaine. C’est sur ce type de raisonnement que repose le racisme :

« On a commencé par couper l’homme de la nature, et par le constituer en règne souverain ; on a cru ainsi effacer son caractère le plus irrécusable, à savoir qu’il est d’abord un être vivant. Et, en restant aveugle à cette propriété commune, on a donné champ libre à tous les abus. Jamais mieux qu’au terme des quatre derniers siècles de son histoire, l’homme occidental ne peut-il comprendre qu’en s’arrogeant le droit de séparer radicalement l’humanité de l’animalité, en accordant à l’une tout ce qu’il retirait à l’autre, il ouvrait un cycle maudit, et que la même frontière, constamment reculée, servirait à écarter des hommes d’autres hommes, et à revendiquer, au profit de minorités toujours plus restreintes, le privilège d’un humanisme, corrompu aussitôt né pour avoir emprunté à l’amour-propre son principe et sa notion.

Seul Rousseau a su s’insurger contre cet égoïsme : lui qui […] préférait admettre que les grands singes d’Afrique et d’Asie, maladroitement décrits par les voyageurs, fussent des hommes d’une race inconnue, plutôt que courir le risque de contester la nature humaine à des êtres qui la posséderaient. Et la première faute eût été moins grave en effet, puisque le respect d’autrui ne connaît qu’un fondement naturel, à l’abri de la réflexion et de ses sophismes parce qu’antérieur à elle, que Rousseau aperçoit, chez l’homme, dans "une répugnance innée à voir souffrir son semblable"1 ; mais dont la découverte oblige à voir un semblable en tout être exposé à la souffrance, et de ce fait nanti d’un titre imprescriptible à la commisération. Car l’unique espoir, pour chacun de nous, de n’être pas traité en bête par ses semblables, est que tous ses semblables, lui le premier, s’éprouvent immédiatement comme êtres souffrants, et cultivent en leur for intérieur cette aptitude à la pitié qui, dans l’état de nature, tient lieu "de loix, de mœurs, et de vertu", et sans l’exercice de laquelle nous commençons à comprendre que, dans l’état de société, il ne peut y avoir ni loi, ni mœurs, et ni vertu. »

Claude Lévi-Strauss, « Jean-Jacques Rousseau,
fondateur des sciences de l’homme » [1962],
Anthropologie structurale deux, Paris, Plon, 1973.

1. Second Discours, sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.

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L’anthropologue Claude Lévi-Strauss évoque ici les conséquences de la rupture entre l’homme et l’animal : en faisant de la raison l’essence de l’humanité, on a séparé de façon radicale l’homme du reste de la nature et des êtres vivants. Le pas supplémentaire consiste à oublier un aspect pourtant tout aussi essentiel* à l’humanité que la raison : son caractère vivant. On s’est davantage intéressé aux différences entre l’homme et les autres vivants qu’à leurs points communs. Le geste que décrit Lévi-Strauss est celui qui prolonge le tracé de frontières entre l’homme et l’animal : on restreint de plus en plus le genre humain et on poursuit l’exclusion en dehors de l’humanité de certains groupes, y compris humains. C’est pourquoi Lévi-Strauss fait l’éloge de Jean-Jacques Rousseau qui, au XVIIIe siècle, s’opposait au racisme et à l’esclavagisme, en soulignant la vulnérabilité commune à tous les êtres vivants. Ce qui compte, ce n’est pas de savoir si mon semblable me ressemble parce qu’il raisonne tout comme moi, mais s’il me ressemble parce qu’il peut souffrir comme moi. C’est le sentiment naturel de la pitié qui devrait donc guider nos conduites envers autrui et notre façon de traiter les bêtes, qui sont des corps vivants susceptibles de souffrir.

Pour aller plus loin  

InternetAllez voir la conférence de l’ethnopsychiatre Tobie Nathan en en saisissant le titre sur votre moteur de recherche : Comment faire place à l’étranger ?

La question du rapport moi/autrui engage donc une réflexion sur ce que signifie « traiter quelqu’un comme un sujet ». De manière négative, cela signifie ne pas traiter quelqu’un comme un animal.

Mais n’est-ce pas là le coeur du problème : la façon dont nous traitons les animaux ? Il ne serait ni barbare ni inhumain de traiter autrui comme un animal si nous traitions l’animal correctement, c’est-à-dire comme un sujet. Les animaux ne sont-ils pas des sujets ?

Le romancier sud-africain Coetzee, dans le court roman Elisabeth Costello, nous invite à réfléchir sur ce point. Dans sa fiction, Elisabeth Costello est une romancière australienne sexagénaire invitée dans plusieurs universités américaines pour donner des conférences sur ses livres. Or, au lieu de parler de son oeuvre, elle propose une conférence où elle explique pourquoi elle est devenue végétarienne. Critiquant des siècles de philosophie refusant la raison aux animaux, elle se demande quel est le bon point de vue à adopter vis-à-vis des bêtes. En effet, on peut opter pour deux perspectives complètement différentes :

– si on se demande : « les animaux peuvent-ils penser ? », on met l’accent sur la raison et on insiste sur ce qui sépare l’homme de l’animal. On met en avant la différence entre les deux, qui va justifier le traitement inhumain des seconds.

– mais si on se demande : « les animaux peuvent-ils souffrir ? », on souligne au contraire ce qui nous rapproche des animaux, notre commune vulnérabilité. Dès lors, on peut changer notre rapport à l’animal et considérer celui-ci comme un sujet de perception, à défaut d’être un sujet rationnel. L’animal serait sujet, capable de ressentir du plaisir et de la douleur, ce qui suffit à justifier qu’on le traite autrement, en le protégeant.

Elisabeth Costello propose alors une comparaison choquante : les abattoirs seraient semblables aux camps de la mort dans l’Allemagne nazie ; l’industrie agro-alimentaire de la viande est comparée à l’entreprise d’extermination du IIIe Reich. Qu’en pensez-vous ? Cette comparaison vous paraît-elle acceptable et pourquoi ?

L’objectif de Costello est de nous ramener à ce constat : les nazis ont traité les juifs comme des animaux, ils les ont exclus de la communauté humaine au prétexte de différences « raciales ».

Le sujet humain s’est défini comme être pensant, avec une propriété essentielle* : la raison. Mais ce n’est pas la seule propriété essentielle : la vulnérabilité, commune à l’homme et aux autres êtres vivants, compte autant. A partir du moment où l’on considère les autres vivants comme nos semblables, cela signifie-t-il qu’ils sont, eux aussi, des sujets ? Ou bien un sujet est-il nécessairement humain ? La question de l’âme est déterminante pour définir le sujet humain.

Pour aller plus loin  

InternetAllez voir

– la conférence de Vinciane Despret et Tristan Garcia : L’homme et l’animal : quand la frontière disparaît en en saisissant le titre sur votre moteur de recherche.

– et une conférence vidéo de Philippe Fontaine, disponible à la vidéothèque d’Europe Éducation École : La question d’autrui : http://www.projet-eee.ac-versailles.fr/videotheque/la-question-d-autrui-philippe-fontaine

► Repères : Identité/différence*

– Au sens numérique, l’identité désigne le fait d’être identique, c’est-à-dire d’être un seul et même individu. Par exemple, imaginons que dans l’expérience de Locke, le prince dise : « Je suis le prince ». Par cette phrase, il veut dire qu’il est lui-même.

L’identité spécifique désigne des points communs qui permettent d’identifier des individus différents. « Tous les êtres humains sont identiques dans la mesure où ils possèdent la raison ». On veut dire ici qu’ils sont tous identiquement humains, semblables.

Pour aller plus loin  

InternetAllez voir les deux parties de la conférence de Sébastien Hoet : La présence d’autrui m’évite-t-elle la solitude ? en en saisissant le titre sur votre moteur de recherche.

L’identité qualitative recouvre un sens bien différent : la singularité de l’individu, ce qui fait qu’il est lui, unique, et qu’il se distingue de tout autre. C’est l’identité sur laquelle réfléchissait Locke, et qui repose sur le vécu et la mémoire.

– La différence peut être numérique (deux individus quantitativement distincts) ou spécifique (qualitativement différents). On parle aussi de différence de degré et de différence de nature.

4. Le sujet est-il nécessairement humain ?

Photogrammes de la série Buffy contre les vampires

Essayons de réfléchir à partir de la série télévisée Buffy contre les vampires.

La série Buffy contre les vampires (Buffy, The Vampire Slayer) a été diffusée aux États-Unis dès l’année 1997. Cette série télévisée américaine, créée par Joss Whedon, s’est déployée sur sept saisons, retraçant l’adolescence de son héroïne jusqu’à l’âge adulte. Buffy Summers, personnage principal, découvre qu’elle est une tueuse de vampires, « élue » pour mener à bien cette lourde mission. Le personnage fantastique de la tueuse de vampires correspond à une jeune femme dotée de pouvoirs surnaturels ayant une origine démoniaque et qui s’exerce à cultiver ces pouvoirs pour combattre les forces du mal. Dans le monde imaginaire de la série, le mal est rarement représenté sous forme humaine, mais s’incarne plutôt dans des êtres maléfiques : démons, sorciers, fantômes, vampires… Buffy n’a justement aucune autorité pour combattre et punir les mauvaises actions commises par les êtres simplement humains : ses cibles sont toujours des monstres aux pouvoirs surhumains.

À partir de la deuxième saison, Buffy, interprétée par l’actrice Sarah Michelle Gellar, doit affronter un curieux personnage, qui ne quittera plus la série et en deviendra l’un des principaux protagonistes : le vampire Spike (James Marsters). En 1880, jeune aristocrate londonien sentimental et piètre poète, William vit avec sa mère. Moqué pour ses mauvaises rimes, il est rapidement surnommé « William The Bloody », ce qui signifie littéralement « le sanglant » parce que ses poèmes blessent les oreilles tant ils sont médiocres. Mais le terme de « bloody », utilisé comme interjection, signifie aussi « maudit ». Ce surnom va prendre une dimension prophétique lorsque William va devenir un vampire, suite à sa rencontre avec la ténébreuse Drusilla (Juliet Landau). En étant ainsi « engendré » par la femme vampire contre son gré et à son insu, il perd son âme et devient une créature immortelle parce que déjà morte, se nourrissant de sang et vivant la nuit pour fuir la lumière du soleil. Doté de forces surnaturelles, William intègre un groupe de vampires au sein duquel il commet de multiples forfaits, torturant ses victimes avec des rivets de chemin de fer (spike, en anglais), ce qui lui vaut son surnom de Spike.

En devenant vampire, Spike a changé de nature. Il n’est plus doué d’une nature humaine parce qu’il a perdu ce qui semble en être la caractéristique essentielle : une âme. L’âme est un concept philosophique qui désigne avant tout le principe d’animation et d’organisation de la matière, qui donne forme à une certaine quantité de matière. En effet, comme on l’a vu avec Aristote (C/3), tout être vivant est doté d’une âme avec des fonctions différentes et des degrés différents. Il y a ainsi une continuité au sein du vivant. C’est pourquoi le corps vivant, privé d’âme, se décompose dans la mort, perdant la forme qui en unissait les parties. Buffy questionne ainsi ce qui fait notre humanité : est-ce notre âme ? Suffit-il d’avoir une âme pour être un sujet humain ? Comment traiter les autres créatures, celles qui ne sont pas humaines ? Comme de simples objets, et non des sujets ?

Premièrement, lorsque nous rencontrons le terrible Spike, il nous paraît tout de suite très proche et même, « humain ». Bien qu’il soit profondément immoral et sans foi ni loi, c’est un personnage sympathique : il a gardé son flegme britannique, un sens de l’humour caustique, une certaine élégance et affabilité. C’est un dandy séduisant. Ainsi, lorsque Buffy visite la crypte où vit Spike au cœur du cimetière, elle est d’abord frappée par le bon goût de sa décoration intérieure, son raffinement. Spike est souvent présenté un livre à la main, figure de l’homme cultivé et du poète qu’il a été. Plus encore, il se révèle profondément attaché à notre monde, à la réalité ordinaire, s’opposant à Angel, son compagnon vampire qui œuvre pour la destruction du monde. De façon surprenante, nous nous prenons à apprécier ce personnage alors que nous devrions le détester car il est un meurtrier impitoyable.

L’obsession de Spike est de tuer les tueuses de vampires, ce pour quoi il éprouve un grand prestige. Il en a déjà tué deux, lorsqu’il s’intéresse à Buffy. Dans une scène où il rencontre Robin Wood, le fils de l’une de ces tueuses, il assume parfaitement son meurtre, justifié par la nature des choses : la tueuse a pour vocation de tuer les vampires et lui, vampire, de la tuer pour sauver sa peau. L’itinéraire de Spike est justement marqué par son effort permanent pour assumer ses actes. Il a un sens aigu de la responsabilité, c’est-à-dire qu’il est parfaitement prêt à répondre de ce qu’il a commis, à fournir ses raisons. Mais en faisant ainsi figure d’être responsable, Spike ne se présente-t-il pas comme un sujet, libre d’agir et capable de répondre de ses actes ?

Pour aller plus loin  

InternetVisionnez l’épisode 7 de la saison 5, La faille, lorsque Spike raconte à Buffy comment il a assassiné deux tueuses de vampires.

Question 

Peut-on lui reprocher d’avoir tué les deux jeunes femmes ?

Éléments de réponse


Le cas de Spike pose un problème : d’un côté, il justifie souvent ses actes en faisant appel à sa nature de vampire, ce qui en réalité, le décharge de toute responsabilité. Il n’a pas choisi de devenir vampire, et il est ensuite soumis aux instincts du vampire, à sa condition. On ne saurait donc lui reprocher des actes qui font partie de sa nature. Cependant, Spike n’a pas perdu son côté sentimental et il va s’éprendre de Buffy et la placer en situation d’évaluateur. Il lui fait jouer le rôle de la conscience morale qui lui fait défaut, et en côtoyant Buffy, Spike apprend à devenir moral. La naissance de sentiments moraux, comme l’amour, mais aussi la sympathie, la pitié, le désir d’être digne de louanges, conduit Spike à une série d’épreuves pour récupérer son âme.

Lorsqu’il y parvient, Spike se retrouve comme un exemplaire inédit, créature hybride mi-monstrueuse mi-humaine : un vampire avec une âme. En exprimant le combat permanent entre ses bas instincts, qui le poussent à tuer, à agir égoïstement, à faire du mal, et sa conscience morale, qui le submerge de remords et le gratifie pour sa bonne conduite, Spike n’est-il pas au fond un représentant de ce qu’est un sujet, notamment, un sujet humain ? Ne sommes-nous pas, nous aussi, tiraillés, entre des pulsions ou désirs égoïstes, que notre conscience morale tente de surmonter et de réprimer ? Ne sommes-nous pas tous confrontés à une part de bestialité en nous, dont nous avons à cœur de triompher ?

Dans la série, la plupart des personnages humains maltraitent Spike, le méprisent ou le craignent, excepté Buffy. Buffy se sent plus proche de lui que d’aucun autre, parce que comme lui, elle porte en elle cette part de dureté et de violence qui la conduit à se demander si elle n’est pas, au fond, un monstre, une créature des ténèbres. Dans la saison 6, où Buffy perd sa mère, on se demande ce qu’il reste de notre humanité, comment ne pas perdre son âme à travers des compromissions, la routine, etc.Comment être soi-même, comment être un sujet, adulte et autonome, tout en gardant une certaine pureté morale ? Ce dont Spike et Buffy apprennent à faire le deuil, c’est de leur innocence, de leur âme d’enfant (le petit garçon adorant sa mère, la petite fille rebelle réfugiée chez sa mère). Devenir un sujet, c’est à la fois devenir responsable et autonome, tout en essayant de rester moral, de ne pas user de moyens immoraux pour résoudre les difficultés de la vie.

Spike parvient-il finalement à se constituer comme sujet ? Est-ce grâce à son âme qui le rend humain ?

Dans la saison 7, épisode : Un lourd passé ; Spike affronte, à grand renfort de flash-back, le premier crime de son passé. Toute la violence de Spike prend sa source dans cette scène familiale originelle. Pour la sauver d’une tuberculose incurable, Spike, devenu vampire, transforme également sa mère. Mais celle-ci lui tient des propos monstrueux, soupçonnant son amour filial d’être incestueux. La mère joue sur la symbolique sexuelle de la morsure de vampire, sur la fixation affective du petit garçon à sa mère. Spike, prenant conscience qu’il a engendré un monstre, la tue. Cette scène implique une double culpabilité, celle des hypothétiques désirs incestueux et celle du matricide. Ces flash-back, qui nous font pénétrer dans l’intériorité de Spike, sont déclenchés par une comptine enfantine, que sa mère lui chantait, Early One Morning et que son adversaire et agresseur, le fils de la tueuse qu’il a assassinée, diffuse pour le perturber. À force de retrouver ses souvenirs rejetés, difficiles à assumer, Spike parvient à les accepter et à reconnaître que d’une part, son amour filial était pur, d’autre part, que la créature qu’il a tuée était un monstre, et non sa mère aimante et bonne. En prenant sur lui la responsabilité d’actes qu’il arrive enfin à reconnaître, Spike reprend la main sur le combat. Et il annonce à son adversaire qu’il va le tuer en pleine conscience. La caméra fixée sur Robin Wood, le visage ensanglanté, change de plan et revient sur Buffy. Celle-ci arrive en courant sur les lieux du combat, ayant juste le temps d’apercevoir Spike franchissant la porte de l’antre de Wood. Ce dernier étant hors-champ, nous ne pouvons décider si Spike a tué Wood ou non. Est-ce qu’il a agi comme un sujet moral, éprouvant de la pitié ou comme une bête, selon sa nature de vampire ? Nous sommes à la septième saison, et l’ambiguïté demeure encore. Il nous est impossible de décider si Spike obéit à ses instincts ou agit par humanité. La porte s’ouvre enfin, et nous apercevons Wood, bien vivant. Et Spike explique qu’il lui a laissé la vie sauve pour compenser le meurtre de sa mère, geste tout à fait humain de pitié, de consolation et d’acquittement d’une sorte de dette morale. Spike est-il bien devenu un sujet ? Chaque fois que Buffy se défend contre les reproches de ses amis qui veulent voir Spike disparaître, elle se justifie en considérant Spike comme un objet : il faut le garder car il est utile, c’est un soldat fort, un atout pour le combat.

C’est ainsi que dans la même scène, elle défend Spike contre les velléités de vengeance de Wood. Pourtant, le fait qu’il ait une âme change la donne. Peut-on traiter quelqu’un qui a une âme comme un objet ? N’est-ce pas ce que fait Buffy avec la plupart de ses propres amis humains, obsédée par la réussite de sa mission ? N’est-ce pas ce que nous faisons, pour servir nos intérêts personnels ? Dans ce cas, les sujets humains deviennent des objets, parce qu’ils sont traités en fonction de leur utilité.

Spike refuse d’être ainsi traité comme un objet, surtout qu’il a une âme. L’âme est certes principe de vie, mais aussi de vie spirituelle et morale. Ce qui est mort dans le vampire, ce n’est pas seulement son corps, qui devient immortel, mais aussi la partie raisonnable de l’être. Comme chez Platon, l’âme est semblable à un attelage avec un cocher et deux chevaux : le cheval noir représente la partie désirante, l’appétit ; le cheval blanc représente la partie irascible, la passion ; le cocher correspond au raisonnable. C’est cet équilibre entre désir, passion et raison qui travaille le personnage de Spike et en fait un sujet représentatif de l’humanité à part entière.

D L’agent moral : désir, mal et responsabilité

Souvenez-vous : lorsque Locke se demandait ce qui faisait l’identité d’une personne, il évoquait non seulement son âme, mais aussi ses actes (C.2). De la même manière, nous avons vu comment, sur le plan logique, un sujet était aussi l’agent d’un verbe d’action (A.2). Mais qu’est-ce qu’un agent ? Quelqu’un qui obéit à sa volonté rationnelle ou à ses désirs aveugles ? L’agent est-il maître de ses actions, issues d’une délibération, d’un choix, ou esclave de ses appétits ?

L’action se distingue du mouvement en ce qu’elle est réfléchie et volontaire. L’agent est donc le sujet délibérant, qui raisonne avant d’agir et qui agit pour des raisons précises. Cet aspect est capital : il explique pourquoi l’agent est tenu pour responsable de ses actes. Parce qu’il agit de son plein gré en connaissance de cause, il doit pouvoir répondre de ce qu’il a fait. C’est ce que signifie la notion de personne morale, sujet de droits et dotée d’une responsabilité morale.

(Reportez-vous ici à la séquence 2 sur La morale, étape 2-C Le devoir : qu’est-ce qui rend une action moralement bonne ?)

Cependant, nous avons vu précédemment que nos actes pouvaient aussi résulter de motifs non rationnels : instinctifs, pulsionnels, passionnels. C’était le cas de Spike qui tue par instinct naturel et par désir. Nous ne sommes donc pas toujours des agents rationnels et on peut même se demander si l’agent rationnel – celui qui agit toujours de façon raisonnée – n’est pas un idéal. Une partie de nos motifs relève des affects, ces dispositions à agir que désigne le désir.

Dans quelle mesure nos désirs sont-ils compatibles avec l’idée de responsabilité ? Sommes-nous toujours en mesure de répondre de nos actes ? Certains de nos désirs ne nous poussent-ils pas à agir de manière irresponsable, sans que nous puissions leur résister et presque contre notre gré ?

1. Le désir est-il une puissance d’action aveugle
ou le moteur de notre existence ?

Pour le philosophe hollandais Baruch Spinoza, le désir est l’essence de l’homme. Il désigne notre effort pour persévérer dans notre être et une augmentation de notre puissance d’agir (Ethique III, propositions 6 et 7). L’opinion commune a tendance à caractériser le désir comme un manque, que nous aurions envie de combler. Spinoza critique cette vision erronée du désir : prenons l’exemple d’un homme cupide. Ce n’est pas le manque d’argent qui lui fait désirer le gain. Au contraire, bien souvent, ce sont les personnes déjà riches qui sont cupides et qui désirent ce dont elles ne manquent pas. En revanche, pour le cupide, l’argent est une façon d’affirmer son existence, en augmentant son pouvoir économique, son prestige social, sa domination et sa confiance en lui. L’homme cupide s’imagine très riche et toute augmentation de sa richesse conforte cette image et le sentiment de puissance qui l’accompagne.

Spinoza se démarque ainsi de philosophes comme Aristote ou Descartes, qui affirment que la raison est l’essence* de l’homme. En disant que le désir est premier par rapport à la raison, Spinoza souligne la priorité de l’existence sur la pensée. Descartes nous montrait en effet que parce que je pense, je suis avant tout certain d’exister comme sujet pensant : « Je pense donc je suis ».

Ce que Spinoza conteste, car l’existence est plus fondamentale que la pensée. De plus, pour penser, encore faut-il avoir le désir d’exister et le désir de penser. Sans désir de raisonner, l’être humain ne serait pas cet animal rationnel. Le désir est ainsi la source de toutes nos autres propriétés, mais également de nos valeurs. Par exemple, ce n’est pas parce que nous jugeons qu’une chose est bonne que nous la désirons, mais l’inverse : c’est parce que nous la désirons que nous la jugeons bonne (Ethique III). Les valeurs morales du bon et du mauvais sont tributaires de ce qui est ou non désirable.

Cela veut-il dire que je suis libre d’agir selon mon bon plaisir et d’obéir à tous mes désirs ? Imaginons que je commette un vol : puis-je me dédouaner de ma responsabilité en plaidant que ce vol est une bonne action parce que je la désirais ? Dire cela, ce serait assumer une forme de relativisme moral, qui pense que la moralité d’une action dépend du sujet et de ses désirs singuliers : chacun fait alors « ce que bon lui semble » au lieu de faire ce qui est objectivement bon selon le jugement commun. Dès lors, tout serait permis.

Spinoza récuse un tel relativisme et fait la différence entre l’agent rationnel et le sujet aveugle. Le premier est juge de ses désirs et suit ses désirs rationnels. Il augmente ainsi sa puissance d’être et d’agir et éprouve de la joie. Le second est un sujet passif soumis à ses pulsions irrationnelles, qui diminuent sa puissance d’être et le rendent malheureux.

C’est exactement le cas du personnage de Bubbles, toxicomane en quête de sevrage dans la série américaine The Wire : son addiction à l’héroïne suscite des affects tristes qui diminuent sa puissance d’agir, le rendent déprimé, parfois désespéré, lorsqu’il voit son ami se faire passer à tabac ou lorsqu’il erre dans la cité en quête d’un squat, flirtant avec l’overdose, remarquant ironiquement : « il n’y a qu’un pas d’ici au paradis » Bubbles alterne les phases joyeuses, où l’euphorie des stupéfiants le pousse à poursuivre sa vie de junkie jusqu’à ce que les inconvénients de cette vie prennent le dessus sur les moments heureux, les highs. C’est alors un autre type de désir, celui, plus raisonnable, de survivre, de persévérer dans son existence, de remonter la pente en renouant avec sa famille (sa soeur), en retrouvant un logement au lieu de squatter, qui a motiver Bubbles à décrocher. Dans la cité de Baltimore, les dealers côtoient les junkies sous l’oeil de la police. Bubbles est un personnage intermédiaire : à la fois toxicomane et indic, il aide la police à démanteler le gang Barksdale responsable du passage à tabac de son ami. Intelligent et sensible, Bubbles manifeste très tôt le désir d’arrêter l’héroïne. Il se rend aux réunions des Narcotiques Anonymes, qui renforcent son désir de sortir ce cette vie.

L’exemple du toxicomane nous met en présence d’un cas typique de ce qu’Aristote nommait l’acrasie : je sais que ce que je fais n’est pas bien, mais je le fais quand même. Bubbles est-il irresponsable, ignorant du mal qu’il (se) fait, soumis à l’addiction à une substance qui le rendrait inapte à l’action volontaire ? Ou se fait-il du mal volontairement ?

2. Peut-on faire le mal volontairement ?

(Sur ce point, reportez-vous dans la séquence 2 sur La morale, à l’étape 2-C : Le devoir 2. La responsabilité et à l’étape 4-A : L’action /2. Peut-on agir sans
justice ?)

Nous avons vu que Bubbles se faisait du mal en consommant de l’héroïne, et ce, en connaissance de cause ; et plus haut (C.3), nous avons évoqué le mal infligé par les hommes aux animaux et à certains groupes humains, « traités comme des bêtes ». Cela signifie-t-il que l’on peut faire le mal volontairement, en connaissance de cause ? L’idée d’une mauvaise action volontaire apparaît comme un contre-sens chez Platon. En effet, la volonté est de l’ordre de la raison, qui connaît et distingue le bien du mal. Autrement dit, si l’on connaît le bien, cela suffit pour nous décider à le faire. Il n’y a de désir que du bien, et seul le bien apporte le véritable bonheur. Le principe de l’action est donc l’intelligence du bien.

Platon distingue en effet entre le bonheur apparent, qui tient aux richesses, aux honneurs et au pouvoir, et le bonheur authentique qui requiert une âme innocente, qui n’est pas troublée par la culpabilité d’avoir commis des injustices. Ainsi il vaut mieux subir l’injustice que la commettre, car en la commettant, l’individu devient coupable et s’éloigne de la possibilité d’accéder au bonheur. Les remords de la culpabilité l’empêcheront d’être heureux, alors que celui qui subit l’injustice, même au péril de sa vie, reste en paix avec sa conscience. Ainsi, une conscience irréprochable et la vertu sont la condition du bonheur, qui est pour ainsi dire la paix de l’âme en accord avec elle-même.

(Reportez-vous ici dans la séquence 2 sur La morale, à l’étape 3-D/2. : Vaut-il mieux commettre ou subir l’injustice ?)

Dans ces conditions, comment comprendre l’attitude de Bubbles ? En effet, il se fait du mal, à lui et ses proches, en consommant de la drogue. Cela signifie-t-il que Bubbles ne sait pas que les stupéfiants sont mauvais pour lui ? Sa toxicomanie est-elle un problème de manque de connaissance, un mal involontaire résultant de l’ignorance ?

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Au livre VII de l’Éthique à Nicomaque, Aristote critique la thèse de Platon (Protagoras, 352c) : il remarque qu’il y a des cas où nous savons très bien que quelque chose est mal, et cela ne nous empêche pas de le faire. Aristote évoque donc la possibilité du mal « en connaissance de cause ». Il analyse la relation entre la volonté (ou le désir) et la raison (ou intellect) et repère trois degrés dans le mal, qui se traduisent par trois types d’actions : l’intempérance, le vice et la bestialité. Plus on va vers la bestialité, plus la part de raison s’amenuise. Le cas qui nous intéresse ici est celui de l’intempérance, ou encore acrasie (faiblesse de la volonté).

L’acrasie s’oppose à la tempérance, qui est la maîtrise de désirs irrationnels et aveugles. La tempérance est une vertu, c’est-à-dire une disposition (acquise et durable) à faire le bien. L’intempérance consiste à agir sous l’empire des passions, en suivant ses désirs mauvais, tout en sachant que ce que l’on fait est mauvais. Le problème réside dans la faiblesse de la volonté raisonnable face au désir.

Aristote analyse essentiellement deux cas : (a) la force du désir mauvais : la volonté est trop faible, impuissante face au désir (cas de Médée) ; (b) l’erreur de jugement : une action implique deux jugements et on en occulte un au profit de l’autre. Exemple : (i) La drogue est néfaste (ii) la drogue apporte du plaisir : on ne retient que le second jugement.

Chez Bubbles, n’est-il pas question d’acrasie ? Bubbles sait que son comportement toxicomaniaque n’est pas bon, mais il le fait quand même. Les moments de tension de la volonté sont ceux des rechutes : Bubbles a décidé de se sevrer, et il est tenté à la vue des dealers et des junkies. Le désir du plaisir affaiblit la volonté.

Dans l’épisode 10 de la saison 1, Bubbles converse avec Waylon, un ancien toxicomane rencontré aux Narcotiques Anonymes. Celui-ci met l’accent sur l’importance de se pardonner à soi-même afin de se mettre dans la disposition à bien agir. L’aveu de sa faiblesse est une première phase, qui permet le repentir et la reconquête de la volonté d’agir mieux. Le pardon des autres est un second moment, qui permet de se mettre à distance du comportement « mauvais » (ici, addictif). Le pardon de soi est le moment ultime où l’individu peut recouvrer l’amour de soi. L’enjeu pour Bubbles est bien d’affirmer sa puissance d’exister, de persévérer dans son existence au lieu de poursuivre une existence diminuée par sa consommation d’héroïne.

Photogrammes de la série The Wire, saison 1.

Pour aller plus loin  

InternetAllez voir la conférence de Philippe Fontaine, disponible à la vidéothèque d’EÉÉ : Qu’est-ce que désirer ?  https://www.projet-eee.ac-versailles.fr/videotheque/qu-est-ce-que-desirer-philippe-fontaine

3. La responsabilité de la personne

Dans son Éthique à Nicomaque, Aristote s’interroge sur l’étendue de la responsabilité de l’individu. Il y affirme que chacun est responsable de l’existence qu’il mène :

« En menant une existence relâchée les hommes sont personnellement responsables d’être devenus eux-mêmes relâchés ou d’être devenus injustes ou intempérants, dans le premier cas par leur mauvaise conduite, dans le second en passant leur vie à boire ou à commettre des excès analogues : en effet, c’est par l’exercice des actions particulières qu’ils acquièrent un caractère du même genre qu’elles. »

Éthique à Nicomaque, III, 7, traduction Tricot, Éditions Vrin.

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L’existence est déterminée par les choix du sujet. Ces choix ne sont pas théoriques* : ils se traduisent par les actions exercées. Quelqu’un qui boit régulièrement mène une existence d’alcoolique, quelqu’un qui commet de multiples actions injustes mène une existence injuste. Notre existence est donc le produit de nos actions et des habitudes que nous prenons par l’exercice répété des mêmes actes.

Aristote va plus loin et en tire un paradoxe : d’un côté, nous sommes responsables de notre existence car c’est volontairement que nous l’avons choisie. D’un autre côté, à force d’habitudes, il ne nous est plus possible de changer d’existence. Mais si nous ne pouvons plus changer, sommes-nous encore responsables de ce que nous faisons ? Ne sommes-nous pas condamnés à une certaine existence à cause de nos actes passés, prisonniers pour ainsi dire du passé ? Bubbles n’est-il pas voué à rechuter et à demeurer toxicomane jusqu’à sa mort ?

Tel est le paradoxe : nous ne sommes plus maîtres de nos existences façonnées par l’habitude, mais nous sommes toujours responsables du choix initial que nous avons fait. D’où l’importance pour l’adolescent d’écouter les conseils des sages afin de faire le bon choix d’existence.

L’existence entre ici en tension avec l’essence : en effet, l’existence se construit à travers des choix et des actes. L’essence désigne la nature humaine. Or, ce que nous montre Aristote, c’est que l’habitude crée une sorte de seconde nature, dont l’individu parvient difficilement à se libérer. Pour l’alcoolique, l’habitude de boire devient une seconde nature au sens où il se définit par cette pratique et que son existence est déterminée par la consommation d’alcool. Il y aurait ainsi, à côté de l’essence de l’homme, une essence de l’alcoolique, qui lui dicterait son mode de vie.

Mais peut-on être responsable de nos actes si nous sommes déterminés à agir par notre nature ? L’idée de déterminisme signifie que nous ne serions pas la cause de notre action, que celles-ci auraient des causes extérieures, indépendantes de notre volonté : des passions irrationnelles, des désirs aveugles ou inconscients, mais aussi des causes sociologiques, des habitudes ou des causes naturelles (notre caractère inné, nos caractéristiques essentielles).

Chez Aristote, l’essence humaine est d’être rationnel. La seconde nature est acquise par l’exercice et l’entraînement. Personne n’est vertueux ou alcoolique « par nature » : c’est l’exercice de la vertu qui rend vertueux et c’est la consommation récurrente d’alcool qui rend alcoolique.

Pour aller plus loin  

InternetAllez voir, en en saisissant les titres sur votre moteur de recherche, trois vidéos sur l’idée d’une essence de la femme :

► Brève rencontre avec Elisabeth Badinter sur la nature féminine : Il n’y a pas de nature féminine.

► Émission Premier Plan consacrée à la philosophe féministe Simone de Beauvoir : Une femme actuelle.

► La conférence de la philosophe Elisabeth Badinter : Peut-on être une femme sans être une mère ?

Aristote a-t-il raison : est-ce l’habitude qui forge nos manières d’agir et qui guide nos actions ? Est-ce que la répétition des mêmes comportements façonne nos caractères et notre personne ? Est-ce qu’à force de consommer de l’alccol, nous devenons alcooliques ou peut-on dire que l’alcoolisme, comme la vertu, sont naturels au sens où ils seraient innés ? Peut-on aller jusqu’à dire que l’on naît vertueux, alcoolique, homosexuel, voleur ou artiste ? S’agit-il alors de propriétés essentielles* que chacun aurait en germe dès la naissance et qui détermineraient son existence ?

C’est l’idée centrale de la phrénologie et de la physiognomonie qui se présentaient comme des sciences, très en vogue, au XIXe siècle. Aujourd’hui, on les qualifie de « pseudo-sciences », c’est-à-dire de théories douteuses et infondées se prétendant scientifiques. La phrénologie, inventée par Gall, proposait d’identifier les capacités et les tendances d’un individu à partir de la forme de son crâne. En palpant le crâne et en analysant ses reliefs, on pouvait selon lui, déterminer si tel individu avait un penchant au mensonge ou au vol, ou une tendance à la vertu et à la franchise. C’est aussi de là que vient l’expression « avoir la bosse des maths », comme si la possession d’une certaine bosse sur le crâne manifestait la possession de l’intelligence mathématique.

De même, Lavater disait pouvoir reconnaître le caractère des gens à partir de la forme et des traits de leur visage. Pour donner à sa théorie physiognomonique l’apparence d’une science, il affirmait que la science du visage permettait d’identifier des propriétés innées, essentielles, mais que celles-ci pouvaient être contrariées par l’éducation ou l’environnement. Ainsi, Lavater ne pouvait jamais se tromper : s’il affirmait que tel individu était, d’après son visage, un menteur, et que ce dernier ne mentait jamais, il pouvait toujours dire que c’était parce que sa tendance au mensonge était étouffée par son éducation.

Ces pseudo-sciences, de même que les théories raciales de la même époque, enferment l’être humain dans une nature qui réduit sa liberté. Comme le dit l’expression populaire, « Chassez le naturel, il revient au galop ! ». La notion de caractère a, encore aujourd’hui, un grand succès. On explique les différences de comportement des jeunes enfants ou des adultes par leur caractère ou leur tempérament, signifiant par là une fatalité, une disposition innée impossible à changer, à laquelle l’individu ne saurait échapper. Sommes-nous ainsi prisonniers de notre nature ?

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Gallery / Alamy Stock Photo.

► Décrivez l’image. Est-ce une photo, une gravure, un dessin ? Que signifient les chiffres sur le crâne ? S’agit-il d’une image médicale ?

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Cette position, que l’on peut qualifier d’essentialisme, considère le sujet comme un objet soumis à son essence, à des propriétés inaliénables. Elle fait l’objet d’une virulente critique de la part du philosophe français Jean-Paul Sartre au XXe siècle.

Dans cette conférence, Jean-Paul Sartre défend la thèse existentialiste, en la justifiant contre les attaques qu’elle a reçues :

« Le quiétisme, c’est l’attitude des gens qui disent : les autres peuvent faire ce que je ne peux pas faire. La doctrine que je vous présente est justement à l’opposé du quiétisme, puisqu’elle déclare : il n’y a de réalité que dans l’action ; elle va plus loin d’ailleurs, puisqu’elle ajoute : l’homme n’est rien d’autre que son projet, il n’existe que dans la mesure où il se réalise, il n’est donc rien d’autre que l’ensemble de ses actes, rien d’autre que sa vie. D’après ceci, nous pouvons comprendre pourquoi notre doctrine fait horreur à un certain nombre de gens. Car souvent ils n’ont qu’une seule manière de supporter leur misère, c’est de penser : « Les circonstances ont été contre moi, je valais beaucoup mieux que ce que j’ai été. » [...] Mais l’existentialiste, lorsqu’il décrit un lâche, dit que ce lâche est responsable de sa lâcheté. Il n’est pas comme ça parce qu’il a un coeur, un poumon ou un cerveau lâche, il n’est pas comme ça à partir d’une organisation physiologique mais il est comme ça parce qu’il s’est construit comme lâche par ses actes. Il n’y a pas de tempérament lâche ; il n’y a que des tempéraments qui sont nerveux, il y a du sang pauvre, comme disent les bonnes gens, ou des tempéraments riches ; mais l’homme qui a un sang pauvre n’est pas lâche pour autant, car ce qui fait la lâcheté, c’est l’acte de renoncer ou de céder, un tempérament ce n’est pas un acte ; le lâche est défini à partir de l’acte qu’il a fait. Ce que les gens sentent obscurément et qui leur fait horreur, c’est que le lâche que nous présentons est coupable d’être lâche. Ce que les gens veulent, c’est qu’on naisse lâche ou héros. »

Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, [1946]

Gallimard, 1996.

Éléments pour lire le texte


Pour comprendre ce texte, et le problème qui s’y trouve impliqué, il faut clairement identifier les thèses en présence : qui pense quoi. Comme c’est très souvent le cas en philosophie, l’auteur construit sa propre thèse à partir de la critique de la thèse adverse. Il faut donc veiller à éviter le contre-sens et ne pas confondre les deux thèses en présence. De nombreux indices textuels permettent de ne pas se tromper :

– la thèse adverse : tout d’abord, elle est nommée : « le quiétisme ». Ensuite, elle est attribuée non pas à l’auteur mais aux « gens », c’est-à-dire à l’opinion commune ;

– la thèse de Sartre : elle est assumée explicitement (« la doctrine que je vous présente », « notre doctrine »). Elle est également nommée, à travers la figure de « l’existentialiste ». Sartre défend donc l’existentialisme, qu’il oppose à l’essentialisme.

Il faut bien reconnaître ce que le texte attribue à chacune des thèses. Le point de départ, c’est l’essentialisme (quiétisme). Sarte explique cette thèse et c’est en la critiquant qu’il élabore la sienne.

L’essentialisme considère l’homme comme le produit de son tempérament, des circonstances, de sa nature. Si l’on suit ce raisonnement, on aboutit à des absurdités : nos qualités morales et nos défauts, s’ils sont le fruit de notre nature, seraient aussi naturels et indépendants de notre volonté que nos attributs physiques : nos poumons ou notre coeur ! A l’inverse, l’existentialisme pense que l’être humain est le produit de ses actes, de ce qu’il fait. A la nature s’opposent la liberté et la responsabilité de la personne. Par conséquent, là où l’essentialisme conçoit les êtres figés dans leur essence, l’existentialisme considère que l’homme est capable de changer tout au long de son existence.

L’opposition entre la thèse essentialiste et la thèse existentialiste nous renvoie à nouveau à la distinction sujet/objet. En effet, l’essentialisme considère que l’essence précède et détermine l’existence. Cela revient à dire que tout ce que je suis susceptible de devenir est déjà contenu dans mon essence, comme un pré-programme, un plan préalable auquel mon existence sera soumise. Pour Sartre, l’essentialisme concerne uniquement les objets : il est vrai que si l’on prend un objet comme le coupe-papier, toutes ses possibilités sont contenues dans son essence. Le coupe-papier ne deviendra pas autre chose.

En revanche, dans le cas des êtres humains, l’essentialisme revient à les réduire à des objets. En tant que sujets, leur existence précède et modifie leur essence. La liberté permet à l’agent de se construire à travers ses actes et d’évoluer au cours de son existence. Ainsi, dans la perspective existentialiste, un personnage comme Bubbles peut parfaitement décider de ne plus être toxicomane et changer de vie. Il n’est pas prisonnier d’une essence (tendance, habitude, ou autre) qui le déterminerait son existence. Pour l’existentialiste, je suis celui que je veux être.

Pour aller plus loin  

InternetAllez voir la conférence de Philippe Touchet, disponible à la vidéothèque d’EÉÉ : Peut-on donner du sens à l’existence ? 

https://www.projet-eee.ac-versailles.fr/videotheque/peut-on-donner-un-sens-a-l-existence-philippe-touchet

4. Sommes-nous responsables de ce que nous faisons
sans en être clairement conscients ?

► Observons cette image : que voyons-nous ?

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Une jeune femme dans une position extraordinaire, cambrée, le corps comme en lévitation reposant sur les pieds et la tête. Tenir cette posture de contorsion doit nécessiter un effort musculaire considérable et pourtant, la jeune femme a-t-elle l’air de faire un effort ?

Il s’agit d’une représentation d’une patiente du Docteur Charcot qui étudiait et tentait de soigner l’hystérie à l’hôpital de La Salpêtrière au XIXe siècle.

L’hystérie est alors une maladie controversée : les femmes atteintes d’hystérie simulent-elles ou perdent-elles vraiment le contrôle de leur corps dans la crise hystérique ? Sommes-nous toujours maîtres de nos pensées et de nos mouvements ? La jeune femme se rend-elle compte de ce qui lui arrive ? Est-ce volontaire ou involontaire ? Comment notre corps peut-il se mouvoir sans notre volonté ? Comment pouvons-nous faire quelque chose que nous ne voulons pas ?

Freud, médecin viennois et fondateur de la psychanalyse, commence par poursuivre les travaux sur l’hystérie, qu’il propose de considérer comme une névrose, fondée sur un clivage de la conscience. Ce clivage est la conséquence d’une forme de refoulement, c’est-à-dire de rejet de pensées insupportables (trop douloureuses, traumatisantes, ou immorales, intolérables, interdites). Le sujet se fragmente en deux : une partie de ses pensées est supportable et acceptée ; l’autre partie est refoulée. Ce clivage est construit dans l’histoire individuelle, dans l’expérience, souvent dès la petite enfance. Il y a d’une part des états de conscience normaux, et d’autre part, des états coupés de la conscience, « hypnoïdes ». Ce sont les états que Charcot pouvait recréer sous hypnose.

Les comportements ou les pensées qui résultent de ce refoulement (représentations de contrainte) ne sont pas tout à fait volontaires : le paradoxe souligné par Freud, c’est que la volonté s’impose à elle-même un mécanisme contraignant, parce qu’elle ne supporte pas quelque chose. Il s’agit d’une « contention de la volonté » : le sujet se contraint lui-même à faire ou penser quelque chose. L’analyse de Freud suggère que le sujet se cache quelque chose à lui-même, se trompe lui-même. Cela est paradoxal, parce que pour cacher quelque chose, il faut le connaître. Le sujet en un certain sens sait et ne sait pas (parce qu’il ne veut pas savoir) quelque chose.

De plus, ces analyses éclairent le lien entre le corps et l’esprit, car l’hystérie peut prendre une forme particulière : l’hystérie de conversion. Il s’agit pour le sujet de transposer son affect, son excitation psychologique, psychosexuelle, son désir, en symptôme corporel : la paupière close d’Augustine, son bras replié.

C’est ce que désigne l’adjectif « psychosomatique » : quelque chose qui est à la fois psychique et corporel.

Qu’est-ce qui est converti ? Un désir, c’est-à-dire la libido, de l’énergie psychosexuelle. Elle peut se canaliser de diverses manières, et lorsqu’elle est refoulée, elle contourne la censure par la conversion.

Extraits du film Augustine, d’Alice Winocour, 2012.

► Quels sont les symptômes de la jeune femme ? Ces postures corporelles sont-elles volontaires ou non ? De quoi pourraient-elles être le symptôme ?

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À partir de là, le Dr Freud va élaborer l’hypothèse de l’inconscient psychique.

Si l’inconscience est évoquée au moins depuis Platon, le terme d’ « inconscient » date du XIXe siècle avec la psychanalyse. Freud s’inscrit dans une perspective classique et cartésienne, mais il constate qu’il y a des moments où l’esprit semble se relâcher et ne pas être pleinement conscient de ses pensées. Il suppose qu’un certain nombre d’états psychiques sont coupés de la conscience, comme dans l’hystérie, mais aussi le rêve. Nos pensées sont définies par un coefficient d’affectivité. Il y a des pensées agréables, qui procurent du plaisir, mais aussi des pensées douloureuses, des souvenirs que l’on essaye de refouler. La pensée travaille pour déformer la représentation du souvenir douloureux en une autre représentation. Ce mécanisme est nécessaire si l’on veut éviter l’obsession de telles pensées.

L’inconscient est problématique : on peut faire beaucoup d’efforts pour prendre conscience de certaines pensées, en vain. Contrairement à Descartes, pour qui le sujet est uni, pleinement conscient de lui-même, Freud envisage une fracture du sujet : « Ichspaltung ». Selon lui, il y a un résiduel inconscient qui sera toujours méconnaissable, jamais conscient. C’est une barrière infranchissable. Le reste, qui passe dans la conscience, doit être analysé.

Freud distingue trois instances, qui témoignent de la division du sujet : le moi, le surmoi et le ça. Le moi est l’instance qui correspond au sujet conscient et pensant (le sujet tel que Descartes l’avait pensé). Le ça est justement la partie refoulée de l’identité, celle qui demeure inconsciente. Le surmoi est l’instance sociale du sujet, celle qui opère la censure pour permettre la vie en société.

À partir de là, Freud a formulé une thèse bien connue : « Le moi n’est pas maître dans sa propre maison ».

Pour aller plus loin  

InternetAllez regarder le reportage que la chaîne Arte a consacré à Freud en 1997, en saisissant le titre S. Freud, l’invention de la psychanalyse sur votre moteur de recherche.

Et allez voir aussi la conférence de Philippe Fontaine disponible à la vidéothèque d’EÉÉ :  Freud : à la découverte de l’inconscient : https://www.projet-eee.ac-versailles.fr/videotheque/freud-a-la-decouverte-de-l-inconscient-philippe-fontaine

Si tel est le cas, comment tenir le sujet pour responsable de ses actes ? Celui dont l’action est guidée par des pensées inconscientes sait-il vraiment ce qu’il fait ? Peut-on l’en tenir responsable ?

Le problème se pose sérieusement sur le plan juridique où l’expertise psychiatrique a pris une place considérable dans les tribunaux. C’est au psychiatre que revient la tâche de déterminer si le sujet était conscient ou non lors des faits incriminés. Mais si, comme le pense Freud, le sujet est divisé en plusieurs instances qui peuvent être conflit, comment déterminer la part de chacune au moment de l’acte ?

Avec son ironie habituelle, l’écrivain autrichien Robert Musil rappelle, dans son célèbre roman L’homme sans qualités, que « pour les juristes, il n’y a pas de demi-fous » :

« Quoi qu’il en soit, quand on songe à l’énorme travail de réflexion qu’il impose aux savants, un criminel ne se complique pas l’existence. L’inculpé profite tout simplement de l’incertitude des limites qui séparent, dans la nature, la maladie de la santé, alors que le juriste est obligé de soutenir, dans ces cas-là, que "les raisons d’affirmer et de nier la libre détermination ou la possibilité de connaître le caractère illicite d’un acte se contrarient de telle sorte que la décision qui s’ensuit, quel que soit le point de vue adopté, ne peut être que problématique". Pour la bonne logique en effet, le juriste doit toujours garder présent à l’esprit que « à l’égard d’un seul et même acte, on ne peut jamais admettre le mélange de deux états mentaux ». »

Robert Musil, L’homme sans qualités, t. I, trad. fr. Philippe Jaccottet, Paris,
Seuil, 1956, p.673-674.

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C’est exactement la critique morale que Sartre adresse aussi à la psychanalyse : celle de permettre au criminel de tirer profit d’une théorie psychologique et d’utiliser les concepts de la psychanalyse, comme celui d’inconscient, pour se disculper et rejeter la responsabilité de ses actes. Cela reviendrait à dire : « je ne suis pas coupable. J’ai agi sous l’emprise de pulsions inconscientes. Je ne savais pas ce que je faisais. » Ou encore : « ce n’est pas moi, c’est mon inconscient ». Cela laisse la possibilité au criminel d’adopter une stratégie d’esquive et de rejeter sa responsabilité en prétendant ne pas avoir agi en connaissance de cause ; ce que Sartre appelle « la mauvaise foi ».

(Reportez-vous ici, dans la séquence 2 sur La morale, à l’étape 4-C et à la lecture d’un texte de Voltaire qui y est proposée.)

E Le sujet entre souveraineté et assujettissement

1. Le sujet politique : citoyen ou esclave ?

(Cette question sera reprise et développée dans la séquence 5 sur La politique : reportez-vous à son étape 1-B/3 : La démocratie)

Nous avons vu que le sens politique du mot « sujet » renvoie aux individus soumis à un pouvoir politique, comme sous la monarchie. Il signifie une forme d’assujettissement à l’autorité souveraine. Étant donné cette soumission, qu’est-ce qui distingue le sujet citoyen d’un esclave ?

Le philosophe anglais Hobbes écrit au XVIIe siècle que le contrat social qui unit un roi et ses citoyens est analogue* au contrat qui unit un maître et son esclave. Quelle est alors la différence ?

« Mais, de quel privilège donc, me direz vous, jouissent les bourgeois d’une ville ou les fils de famille, par-dessus les esclaves ? C’est qu’ils ont de plus honorables emplois et qu’ils possèdent davantage de choses superflues. Et toute la différence qu’il y a entre un homme libre et un esclave est que celui qui est libre n’est obligé d’obéir qu’au public et que l’esclave doit obéir aussi à quelque particulier. »

Hobbes Le Citoyen, Section 2, chapitre IX, § 9,trad. fr. S. Sorbière, coll. GF

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Ainsi, le sujet renonce à sa liberté au profit d’une autorité publique, qui doit représenter la communauté des citoyens, l’intérêt général, alors que l’esclave se soumet à l’autorité arbitraire d’un individu, guidé par son intérêt particulier.

La notion politique de sujet est primordiale, parce qu’elle est la source d’une analogie* qui rend le terme de « sujet » problématique. En effet, il y a une analogie entre le rapport maître/esclave et le rapport du sujet à ses désirs, à ses pensées, à son essence ou encore au temps. Ainsi, le sujet est pris dans un mouvement constant d’affirmation de soi et de sa souveraineté sur les objets, parfois même sur autrui. Mais ce sujet souverain est-il toujours maître de lui-même, de ses pensées, désirs, etc ? N’est-il pas en lutte permanente contre un possible assujettissement à des forces qui le dépassent ?

Nous avons vu précédemment comment la volonté du sujet entrait en conflit avec ses désirs aveugles ; puis, que l’existence même du sujet risquait d’être soumise à une essence ; enfin, que les actes du sujet échappaient parfois à sa conscience et qu’il n’était pas toujours maître de ses pensées, qui peuvent être inconscientes. La souveraineté du sujet n’est donc pas donnée : c’est un pouvoir de maîtrise qui exige un effort constant.

Cependant, cette maîtrise de soi est remise en question par de nombreux éléments : nous avons vu que le sujet pouvait perdre la maîtrise de ses désirs aveugles et passionnels, et, dans une perspective psychanalytique, qu’il n’était pas maître de ses désirs et de ses pensées inconscientes. Un autre facteur limite cette maîtrise de soi : le temps. Si l’existence du sujet humain est temporelle, nous faisons souvent l’expérience d’un temps qui nous échappe, que nous ne pouvons maîtriser et auquel nous sommes plutôt soumis.

2. Sommes-nous maîtres du temps ? (Série L)

Le sujet est doublement inscrit dans la temporalité : d’une part, son corps est soumis au passage du temps, comme toute matière (il croît, vieillit et meurt). D’autre part, son identité psychologique se construit à travers ses vécus passés, grâce à la faculté de mémoire. Il est donc confronté au temps objectif, le temps de la physique, que l’on peut mesurer et qui est universel ; et au temps subjectif, celui de la durée, sur lequel nous projetons des affects : l’attente, l’espoir, la nostalgie, l’ennui… Une même heure peut paraître un instant ou une éternité à deux personnes différentes.

Il semble que nous soyons esclaves du temps pour plusieurs raisons :

– le temps naturel s’écoule indépendamment de notre volonté et a un effet sur la matière. Il transforme tous les corps, y compris le nôtre ;

– le temps est irréversible : quelle que soit la force de notre désir, nous n’avons pas le pouvoir de retourner en arrière ni de déterminer ou deviner notre futur ;

– le temps fait aussi l’objet d’une réappropriation sociale et économique : le temps est devenu un bien dont il faut pouvoir s’acquitter en travaillant. Le temps libre que nous évoquons aujourd’hui est un temps libéré de la contrainte du travail qui impose un rythme et une cadence contre-nature.

Extrait du film Metropolis de Fritz Lang où l’ouvrier à bout de forces tente de maîtriser l’horloge de la machine qui assure le bon fonctionnement de toute la ville.

L’Eclipse : scène à la Bourse.

L’Eclipse : Vittoria, émerveillée sous les feux
des réverbères.

L’Eclipse : gros plan sur l’eau qui coule sur
le bitume.

Dans le film L’éclipse d’Antonioni (1962), les deux principaux personnages incarnent deux conceptions opposées du temps. Piero (Alain Delon) est un jeune agent de la bourse, dont l’existence est entièrement tournée vers la recherche du profit. Pour lui, le temps, c’est de l’argent et il faut en gagner beaucoup et ne pas « perdre son temps ». Le rythme du personnage, calqué sur celui de la Bourse, est effréné, entre son travail et sa voiture de sport très rapide. Même les relations amoureuses ou sexuelles doivent être brèves. Dans tout ce qu’il fait, Piero va droit au but sans prendre le temps de savourer l’instant ni de prêter attention à ce qui l’entoure. A l’inverse, Vittoria (Monica Vitti) est dans un rapport contemplatif au temps : alanguie, elle s’ennuie, prend son temps, goûte pendant des heures la vision du vent dans les arbres à sa fenêtre, s’émerveille des lampadaires la nuit, de l’eau qui s’écoule ou ondule en surface, des mille petits détails de l’existence. Elle résiste à Piero qui lui fait des avances, non parce qu’il lui déplaît, mais parce qu’elle veut prendre le temps de la séduction. La véritable volupté n’est pas dans la consommation de l’acte sexuel, mais dans les atermoiements du désir, de l’attente, de l’espoir, ainsi que dans la nostalgie qui vient après la rupture.

À la toute fin du film, nous brûlons de savoir s’ils vont se retrouver ou si le rendez-vous n’aura pas lieu, et voilà que la caméra oublie l’intrigue amoureuse et les personnages, pour se concentrer sur les détails du paysage, sur les objets : le baril d’eau, les immeubles, le jet d’eau qui arrose la pelouse, les fourmis…, comme si les aventures humaines étaient bien peu de chose, vies minuscules à côté du monde de la nature et des objets. Les vies humaines, marquées par la contingence, sont futiles et précaires, vite avalées par le temps. La fin du film sonne comme un memento mori, qui nous renvoie avec humilité à notre condition mortelle, à notre petitesse dans l’univers, à notre fragilité.

Le personnage de Vittoria semble parfaitement conscient des limites de la condition humaine, soumise au temps qui passe. Sa réaction s’inscrit dans la tradition de philosophes comme Épicure, nous exhortant à jouir du moment présent, à « cueillir le jour » (« carpe diem »), à vivre chaque jour comme le dernier, à ne pas craindre la mort et à profiter du temps présent. Par la contemplation et son attention intense aux choses, elle est dans un état d’extase et jouit de chaque instant, prenant le temps de vivre.

Pour aller plus loin  

InternetAllez voir la conférence de Philippe Touchet, en deux parties :  Qui suis-je dans le temps ? disponible à la vidéothèque d’EÉÉ :   https://www.projet-eee.ac-versailles.fr/videotheque/qui-suis-je-dans-le-temps-1-le-temps-sujet-ou-objet-philippe-touchet

Allez voir également la conférence de Philippe Fontaine disponible à la vidéothèque d’EÉÉ :  Freud : à la découverte de l’inconscient : https://www.projet-eee.ac-versailles.fr/videotheque/freud-a-la-decouverte-de-l-inconscient-philippe-fontaine

Et aussi la conférence d’Hélène Devissaguet, disponible à la vidéothèque d’EÉÉ : Avoir le temps  : https://www.projet-eee.ac-versailles.fr/videotheque/avoir-le-temps-helene-devissaguet

Enfin la conférence de Marie-France Hazebroucq disponible à la vidéothèque d’EÉÉ :  L’ennui : https://www.projet-eee.ac-versailles.fr/videotheque/l-ennui-marie-france-hazebroucq



Modifié le: Wednesday 18 March 2020, 15:55