Partie 1 S’interroger : comment mettre en ordre le réel ?

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Étape 1

Etape 1

S’interroger : comment mettre en ordre le réel ? (toutes séries)

Dans cette première étape, nous interrogerons la façon dont la raison met en ordre le réel et en entreprend la connaissance. Les termes un peu techniques feront l’objet d’une clarification dans l’étape 5.

« Les animaux se divisent en : a) appartenant à l’Empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente classification, i) qui s’agitent comme des fous, j) innombrables, k) dessinés avec un pinceau très fin en poils de chameau, l) et cætera, m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches. »

Jorge Luis Borges, « La langue analytique de John Wilkins »,
Enquêtes, Folio Essais, Gallimard, 1986, p.144.

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Dans la « fameuse encyclopédie chinoise » que se plaît à inventer le romancier argentin Borges, il règne un ordre pour le moins étrange. En effet, la mise en ordre raisonnée du réel que propose d’ordinaire une encyclopédie se voit entièrement transgressée et le principe de classification qui permet la constitution d’une taxinomie ordonnée et rationnelle du réel semble échapper, dans la « fameuse encyclopédie chinoise », à toute logique sensée. Ce désordre restitué dans une fiction d’ordre – celui de l’encyclopédie- vise à amuser et à déranger nos habitudes de pensée et nos attentes. Il signale, de façon subversive, le besoin d’ordre qui caractérise toute entreprise rationnelle. Définir, classer, distinguer, établir des relations logiques, expliquer : ce sont les différentes opérations rationnelles qui permettent de reconnaître la validité d’un discours qui s’efforce de constituer la connaissance du réel et c’est l’absence -ou la transgression- de ces procédures rationnelles qui disqualifie la prétention de cette « encyclopédie chinoise » à valoir comme ouvrage sérieusement scientifique.

La mise en ordre du réel, qui caractérise le discours conceptuel et scientifique, répond en effet à un désir d’intelligibilité : l’esprit humain veut comprendre le réel et lui donner sens, mais cette intelligibilité du réel n’est possible que si l’on satisfait aux conditions d’une démarche strictement rationnelle, logique et ordonnée. Dans l’encyclopédie chinoise imaginée par Borges dans ses Enquêtes, aucun savoir du réel n’est constitué ni restitué, car l’imagination littéraire se plaît à défaire l’ordre rationnel et à en parodier la démarche sérieuse. Mais s’il est facile de parodier l’ordre du savoir, comment le constituer rigoureusement ? En d’autres termes, comment la raison, dans la démarche qui est celle de la connaissance, met-elle en ordre le réel et le rend-elle intelligible ? La question est en effet de savoir d’où provient l’ordre que nous mettons dans les choses et qui fait que nous savons, par exemple, que les animaux, contrairement à la fantaisie de Borges, se divisent selon une classification phylogénétique qui s’élabore selon les degrés de parenté entre espèces, indépendamment de toute ressemblance extérieure : d’où vient que nous savons, dans cette nouvelle classification qui prend en compte l’histoire évolutive initiée par les travaux de Darwin, que le crocodile qui ressemble pourtant extérieurement au varan de Komodo partage avec l’oiseau des caractères exclusifs qu’il ne partage pas avec le varan ? Que le crocodile soit plus apparenté à l’oiseau qu’au varan de Komodo, voilà un ordre qui bouscule l’ordre immédiat des ressemblances globales et qui oblige à renoncer à la facilité d’une distinction entre les reptiles (crocodile et varan) et oiseaux. Mais si connaître scientifiquement le réel, c’est procéder à sa mise en ordre rationnelle, qu’est-ce qui garantit que cette mise en ordre correspond objectivement au réel et qu’elle n’est pas arbitraire ou fantaisiste ?

Le problème est de donc savoir comment la démarche rationnelle de la science constitue l’ordre du réel : il implique de déterminer ce qu’on appelle le « réel », mais aussi de statuer sur l’acte consistant, pour des sujets rationnels, à entreprendre la connaissance ordonnée de quelque chose. D’un côté, il s’agit de réfléchir sur l’objet même de la connaissance ; de l’autre (sans que l’on puisse jamais séparer les deux perspectives qui font l’unité même de l’opération de connaissance), il s’agit de s’interroger sur le sujet qui s’engage, avec résolution et méthode, dans la conquête de l’intelligibilité du réel.

A Quel est l’objet de la connaissance ?

1. L’objet de la connaissance est-il donné ou construit ?

La première difficulté à examiner est celle de l’objectivité : pour être objective, la science doit s’attacher à décrire ou expliquer le réel tel qu’il est. Mais ce réel qui est l’objet de la connaissance scientifique s’impose-t-il au savant comme un donné qu’il a sous les yeux et dont il lui faut rendre compte ? Le savant a-t-il face à lui les objets dont il doit entreprendre la connaissance ? L’objet, si l’on s’en remet provisoirement à l’étymologie latine, c’est ce qui fait face au sujet, ce qui ne se confond pas avec lui et qui existe indépendamment de lui. Selon cette acception, le réel serait, en tant que tel, le pôle objectif de la connaissance et il conviendrait, pour en constituer l’ordre intelligible, d’en examiner soigneusement les aspects. Mais dès lors, si l’on admet une telle hypothèse, il faudrait accepter l’idée que la tâche de la connaissance du réel ne consiste qu’à observer méthodiquement l’objet dans l’espoir de percer sa nature et de découvrir le type de relation qui l’unit aux autres objets. Cette hypothèse présuppose, de surcroît, que l’objet à connaître est celui-là même que l’on a déjà sous les yeux, c’est-à-dire que le réel est le donné sensible que l’on perçoit ou que l’on peut percevoir par une observation attentive. La question est pourtant de savoir si cette conception du réel n’est pas naïve dans sa prétention à se tourner vers le réel comme ce qui est immédiatement donné dans l’expérience sensible. L’objectivité que recherche la connaissance est-elle en effet donnée (= les objets sont là et la connaissance s’attache à dire ce qu’ils sont de façon adéquate) ou est-elle à constituer et à conquérir par des moyens conceptuels et théoriques (= les objets ne sont pas ce qui nous fait face dans l’expérience immédiate : ils sont des constructions théoriques qui ne se donnent pas à observer tels quels dans l’observation immédiate du réel) ?

Prenons un exemple qui occupa la communauté scientifique du 17e siècle, celui de la question de l’existence du vide : a-t-on raison de dire que la nature a horreur du vide et que le vide n’existe pas dans le réel ? Si l’on s’en remet à l’expérience immédiate que l’on a des phénomènes naturels, on serait en effet tenté de dire qu’il n’y a jamais rien de vraiment vide : le tiroir que l’on dit « vide » est seulement dépourvu des objets que l’on s’attend à trouver généralement dans un tiroir, mais il est incontestablement plein de l’air ambiant, chargé de poussière et de résidus divers. Le « vide » dont nous parlons si fréquemment dans la langue ordinaire (un tiroir vide, une pièce vide) ne signifie pas qu’il y a du vide (vide absolu), mais qu’un lieu ou un espace est vide de tout objet habituellement associé à un tel lieu. Cette ambiguïté du mot vide est significative de la difficulté dans laquelle nous sommes de penser un vide absolu et c’est ce qui a nourri la croyance, défendue depuis la physique d’Aristote, que « la nature a horreur du vide ». Dans la perspective de cette physique antique, le vide n’a aucune existence objective : parler du vide, c’est parler de ce qui n’existe pas, c’est laisser parler nos représentations fausses au lieu de se faire l’observateur scrupuleux des objets du réel. Cette thèse ancienne selon laquelle il ne peut y avoir de vide dans la nature est pourtant mise en difficulté à partir du moment où l’on peut, dans une expérience réglée et déterminée par une hypothèse, mettre en évidence l’existence du vide. C’est l’expérimentation à laquelle procède Torricelli, un élève de Galilée, qui avait été sollicité par les fontainiers de Florence qui ne comprenaient pas pourquoi les colonnes d’eau des fontaines ne pouvaient pas s’élever au-delà d’une certaine hauteur. En s’attachant à résoudre ce problème, Torricelli émet l’hypothèse audacieuse qu’une force (celle de la pression atmosphérique) pèse sur la colonne d’eau, l’empêchant de s’élever au-delà d’une certaine hauteur. Mais en procédant à l’expérimentation chargée de confirmer cette hypothèse, Torricelli découvre en même temps un phénomène inattendu : si l’on remplit un tube à essai de mercure liquide et qu’on l’introduit (sans y faire entrer de l’air et renversé à la verticale) dans une cuve de mercure, on constate que, sous l’effet de la pression de l’air qui pèse sur la surface de la cuve, l’intégralité du mercure contenu dans le tube ne se déverse pas dans la cuve (ce qui correspond à la situation problématique initiale des fontainiers de Florence). Mais en haut du tube, ce n’est pas de l’air raréfié ou de la vapeur de mercure que l’on trouve, mais c’est du vide qui « occupe » l’espace laissé vacant par la descente du mercure dans la cuve. Cette expérimentation, tout entière commandée par une hypothèse théorique qui ne dérive pas de l’observation ni de l’expérience immédiate que nous pouvons faire des phénomènes naturels, permet donc de constituer, en même temps que l’existence de la pression atmosphérique, l’objectivité du vide et sa paradoxale réalité.

On peut par conséquent considérer que les objets scientifiques (le vide, la pression atmosphérique mais aussi les atomes, l’ADN, la classification des éléments chimiques dans le tableau de Mendeleïev – voir l’exercice 1 : le tableau de Mendeleïev, « une des pages les plus philosophiques de la science ») ne sont pas donnés, mais construits, c’est-à-dire élaborés théoriquement et que leur réalité objective n’est assurée que par la médiation d’une expérimentation instruite et guidée par une hypothèse préalable. C’est donc une conception naïve – et fautive- que de croire que les objets de la connaissance sont ceux qui nous font face dans la réalité la plus immédiate d’une expérience sensible (voir l’exercice 2 : la découverte d’Uranus) : seule une démarche méthodiquement rationnelle peut constituer l’objectivité requise par le principe même d’une connaissance rigoureuse. Cette démarche, comme l’atteste l’exemple de Torricelli à la suite du problème formulé par les fontainiers de Florence, est la démarche qui consiste à se mettre à distance des représentations immédiates que l’on a du réel, à formuler des hypothèses théoriques qui expliquent la situation problématique initiale, à construire des expériences qui permettent de tester la validité des hypothèses élaborées, pour ensuite élaborer une thèse qui formule, au-delà de l’expérimentation effectuée, les principes théoriques généraux qui enrichissent ou rectifient le modèle scientifique en vigueur. La science, comme construction théorique tout autant qu’expérimentale, assure aussi bien l’objectivité du réel que l’objectivité des connaissances élaborées par cette démarche rationnelle : c’est la démarche réglée par des procédures rationnelles qui seule peut constituer, au-delà de la perception immédiate, la réalité objective de ce qui est, qu’il s’agisse de la réalité du vide ou de celle de la pression atmosphérique. Mais cette objectivité est aussi celle du savoir qui porte sur ce réel : la croyance qui consistait à tenir pour vraie l’idée que « la nature a horreur du vide » paraît dénuée d’objectivité à partir du moment où l’expérimentation entreprise par Torricelli puis reprise par Pascal a fourni les preuves de la réalité proprement paradoxale du vide.

On pourrait généraliser les acquis de cette analyse : les lois scientifiques, au même titre que la réalité du vide ou celle des atomes, sont des objets construits par la démarche rationnelle de la connaissance. Découvrir une loi (comme Newton quand il découvre la loi de la gravitation universelle), ce n’est pas formuler en langage mathématisé ce que l’on a toujours eu sous les yeux. C’est, à partir d’une hypothèse audacieuse précisément formulée et testée dans des expérimentations répétées, constituer l’objectivité d’un rapport réglé et universel entre des phénomènes physiques donnés : la loi de la gravitation universelle, c’est ainsi la loi selon laquelle tous les corps s’attirent avec une force proportionnelle au produit de leur masse et inversement proportionnelle au carré de la distance qui les sépare. Mettre en équation les mouvements de tous les corps physiques, c’est donc opérer une mise en ordre du réel qui requiert de s’abstraire du donné immédiat (ce que l’on appelle « la réalité » mais qui ne possède guère d’objectivité rigoureuse) pour lui substituer une construction théorique que l’on peut tester et valider dans une expérimentation indéfiniment réitérable.

2. Comment se constitue l’objectivité ?

Mais cette conquête de l’objectivité (celle qui assure le caractère vrai, universel et nécessaire des énoncés scientifiques) comment s’accomplit-elle ? Cette conquête, si elle n’a rien d’immédiat, est définie par les obstacles qu’elle doit par définition surmonter : quels sont au juste ces obstacles et peut-on en finir avec eux ? Autrement dit, qu’est-ce qui empêche la constitution définitive d’un savoir qui rendrait intelligible le réel dans une mise en ordre rationnelle, c’est-à-dire à la fois universelle et objective ? Comment se fait-il que la science, même mue par une démarche abstraite, théorique et expérimentale (ce qui, on l’a vu, n’est en rien contradictoire), ne puisse jamais prétendre à des résultats définitifs ? Comment rendre compte de fait de l’étonnante historicité des savoirs constitués ? Comment dès lors donner sens à la prétention de la science à être pleinement objective et vraie ? N’y a-t-il de vérités en science que provisoires et relatives à un système théorique donné ?

Vermeer, L’Astronome, vers 1668, Musée du Louvre

Essayons, là encore, d’illustrer ce problème par un exemple emprunté à l’histoire des sciences : le système géocentrique de Ptolémée, élaboré dans l’antiquité, avait constitué les lois du mouvement des planètes et du Soleil en prenant pour point de référence la Terre autour de laquelle l’ensemble des corps célestes gravitait. Cette construction théorique qui s’inscrivait dans la pensée d’un monde fini et clos se voit remise en cause par Copernic au 16e siècle : il élabore l’hypothèse contre-intuitive d’un système planétaire qui n’a plus la Terre pour centre, mais le Soleil. Cette perspective héliocentrique, que va reprendre Galilée au début du 17e siècle, oblige à un changement de modèle radical : on passe d’un monde clos centré autour de la Terre à un univers infini dont le centre est à la fois partout et nulle part.

Cette révolution intellectuelle, qui s’est accompagnée de nouveaux instruments d’observation et d’expérimentation tels que la lunette astronomique (voir exercice 3 : que voit-on dans une lunette astronomique ?), a destitué la validité d’une théorie pour constituer une nouvelle objectivité : celle des lois astronomiques qui rendent compte de la gravitation des planètes du système solaire autour de cette étoile qu’est le Soleil. Mais cette théorie galiléenne du mouvement a-t-elle surmonté tous les obstacles qui éloignent d’une véritable objectivité et qui rendent suspecte sa prétention à la vérité et à l’universalité ?

En effet, la question mérite sans doute d’être posée, car, depuis les hypothèses audacieuses de Galilée, d’autres théories astronomiques ont pu infirmer le caractère anhistorique ou atemporel des lois du mouvement des corps : le système solaire, comme tous les autres systèmes stellaires, a une histoire ; ce n’est pas une réalité éternelle qui se tiendrait hors du temps ; il n’a pas toujours existé ; il est pris dans un devenir. Cette inscription de l’astronomie dans l’histoire, celle des corps célestes, oblige donc à concevoir une nouvelle objectivité qui prend en charge le temps, le devenir et le changement : le système solaire est un objet pris dans une évolution et s’il est apparu, il est également voué à disparaître comme tel, même si c’est sur une échelle de temps qui tient pour nous de l’inimaginable.

3. Cette objectivité est-elle définitive ?

Il n’y a donc pas, comme le montrent les progrès constants dans le domaine de l’astronomie comme dans toutes les autres sciences, de savoir achevé, d’objectivité du réel définitivement constituée. La conquête de l’intelligibilité du réel est une tâche stimulante à poursuivre, qui oblige à prendre conscience que la mise en ordre du réel est toujours susceptible d’être révisée, modifiée ou bouleversée par les nouvelles hypothèses audacieuses qui passent avec succès l’épreuve de l’expérimentation. Il y a donc toujours des obstacles à surmonter pour accéder à un gain supplémentaire d’intelligibilité du réel. Les obstacles ne sont donc pas seulement ceux de l’expérience première, celle qui se donne comme immédiate, spontanée, évidente ; ce sont les obstacles qui accompagnent toute l’aventure des sciences comme lente conquête de la raison visant à donner de l’ordre et de l’intelligibilité au réel que nous connaissons (voir l’exercice 4 : comprendre la notion bachelardienne d’« obstacle épistémologique »). Mais faut-il pour autant considérer que les théories dépassées, les mises en ordre du réel qui ont fait l’objet d’une rectification parfois importante, sont de pseudo-théories dépourvues de toute scientificité ? Ne faut-il pas également se montrer prudent vis-à-vis des théories actuelles que nous tenons pour valables dans la mesure seule où elles ne font l’objet (encore) d’aucune réfutation ? Faut-il se préparer à leur disparition programmée quand une théorie nouvelle qui satisfait mieux les besoins de l’esprit et les exigences de la rationalité les aura balayées ?

On appelle « relativisme » l’attitude consistant à affirmer que toute connaissance élabore un système théorique qui dépend de conditions initiales (on construit des propositions scientifiques qui sont par exemple tributaires des moyens techniques d’observation). La position relativiste oblige à renoncer à l’idée que la science énoncerait des thèses absolument indépendantes de tout contexte intellectuel, culturel, technique et elle infléchit la définition habituelle que l’on donne de la vérité : en effet, on est spontanément tenté d’appeler vrai l’énoncé qui est en adéquation avec le réel. Mais de quel critère disposons-nous pour assurer qu’il y a effectivement adéquation entre ce qu’on formule (énoncés scientifiques) et ce qui est ? Il y a en effet une double difficulté : il n’y a d’abord pas la possibilité de voir le réel tel qu’il serait indépendamment du sujet qui en entreprend la connaissance ; d’autre part, il n’y a pas de position neutre permettant d’évaluer la validité d’une théorie car les expérimentations qui confirment les théories sont elles-mêmes des positions théoriques. Dès lors toute théorie scientifique est une tentative de mise en ordre du réel qui se révèle valable et performante tant qu’elle n’est pas remplacée par une autre théorie jugée plus valable ou plus performante dans sa capacité à rendre compte des phénomènes du réel. Mais cette « réussite » - qui n’est que provisoire- ne signifie pas, pour un épistémologue relativiste comme Kuhn (reportez-vous au texte de l’exercice 2), que la théorie vaut comme vérité ou qu’elle peut prétendre cerner le réel dans toute son objectivité. Sa valeur n’est que son efficacité : une théorie scientifique est un outil ou un instrument qui permet de décrire, mettre en relation et prédire les phénomènes du réel. Mais dans cette perspective relativiste, un outil théorique, même performant, n’est pas ce qui permet de découvrir la vérité, car nous ne pouvons pas, indépendamment des outils théoriques que nous concevons, accéder au réel : le réel, nous l’avons vu, n’est que l’objectivation des démarches théoriques et expérimentales que nous élaborons. En d’autres termes, ce qu’affirme Kuhn par exemple, c’est qu’il est impossible par définition d’occuper une position en surplomb qui nous permettrait de déterminer, à distance de nos propres constructions théoriques, leur validité et leur adéquation au réel considéré pour lui-même, tel qu’il est, indépendamment là encore de toute élaboration théorique. On le voit, l’objection relativiste est sérieuse et consistante : tout discours sur le réel, toute mise en ordre rationnelle témoigne de l’omniprésence d’un sujet qui construit avec ses outils conceptuels et expérimentaux des théories qui ne peuvent jamais être testées si ce n’est avec d’autres outils, renvoyant à d’autres constructions théoriques produites par d’autres sujets. Bref, le réel ne se conquiert qu’au moyen de nos constructions théoriques et de nos procédures rationnelles et il n’y a pas de connaissance « immédiate » du réel. Le réel, par conséquent, ne peut jamais servir de référent permettant de disqualifier comme fausses ou de valider comme vraies telles ou telles propositions théoriques de mise en ordre du réel (voir à l’étape 4 : III L’explication du texte de Popper).

Faut-il pour autant renoncer à faire de la science le lieu de constitution d’un savoir véritable du réel ? Dit autrement, la science n’est-elle qu’une représentation ordonnée du réel mais dont l’ordre est finalement arbitraire, contingent*, interchangeable et donc d’une certaine façon insaisissable ? Ce serait risquer de dévaluer l’entreprise de la connaissance scientifique : passer d’une théorie à une autre, ce n’est pas passer de l’arbitraire d’un ordre à l’arbitraire d’un autre ordre. Le progrès est celui de l’intelligibilité : en passant du géocentrisme à l’héliocentrisme, en passant de la négation du vide à son existence, la démarche est toujours celle d’un gain en compréhension, en simplicité, en universalité, en formalisations mathématisées. Autrement dit, les procédures rationnelles qui font la spécificité de la démarche scientifique (abstraction, théorisation cohérente et testable, formalisation dans des lois universelles) produisent par l’effort successif de générations de savants des résultats de plus en plus consistants. Si la science se distingue par son aptitude à s’élever à une universalité qui ne dépend pas de la particularité d’une culture ou de la subjectivité d’une personne, cette universalité qui caractérise la formulation du savoir scientifique dans des lois nécessaires ne se conquiert et ne s’accomplit que dans le progrès d’une histoire, celle des savoirs scientifiques : ainsi, si le géocentrisme reposait sur des lois générales permettant de rendre compte du mouvement de chacun des corps célestes, c’est cette tentative systématique de rendre intelligible le mouvement des corps célestes que poursuivent Copernic et Galilée en parvenant à construire un modèle plus simple, plus cohérent et mathématiquement mieux formalisable. La raison ne produit pas de façon arbitraire des constructions théoriques : elle éprouve sa capacité à perfectionner, grâce à de nouveaux outils conceptuels et à de nouveaux instruments expérimentaux, sa connaissance du réel et à en proposer une expression de plus en plus complexe, cohérente et testable.

Le caractère historique des théories scientifiques, indéniable, n’est donc pas un désaveu de la démarche rationnelle et de sa prétention à constituer l’objectivité du réel. La recherche scientifique, c’est l’effort continu et commun de s’élever à des connaissances énoncées dans le langage de l’universel* et assurant la meilleure intelligibilité possible de la complexité du réel. Mais cette conquête de l’objectivité, comment peut-elle être entreprise par un sujet qui se caractérise par ses attentes, ses désirs, ses représentations et ses projections ? Comment la mise en ordre du réel, qui s’accomplit dans l’histoire des sciences et qui se rejoue dans toute nouvelle découverte scientifique, est-elle à la portée de sujets qui peuvent difficilement se défaire de ce qu’ils sont et de ce qu’ils croient ? Comment le sujet peut-il réaliser les exigences de l’universalité qui sont requises dans la rationalité scientifique ? En d’autres termes, comment, comme sujet, se disposer à entreprendre la connaissance du réel ?

B Comment un sujet se rapporte-t-il au projet
de la connaissance ?

Tout ce développement doit être mis en rapport avec la séquence 3 consacrée au sujet.

Nous nous proposons d’examiner la deuxième difficulté que nous avions dégagée au départ de notre questionnement : comment le sujet peut-il s’élever à l’objectivité qu’exige la démarche de connaissance ? Suffit-il en effet d’avoir le désir de connaître ce qu’il en est du réel, pour y parvenir ? Dès lors, si la passion de la connaissance ou de la vérité ne suffisent pas (et sont peut-être même paradoxalement des obstacles), de quoi faut-il disposer pour une telle entreprise ? Comment se disposer à la démarche de connaissance ?

1. Étonnement et désir de connaissance

La mise en ordre du réel que s’efforce de constituer la connaissance scientifique obéit, l’avons-nous vu dès le départ, à un désir : désir de comprendre, désir d’employer l’intelligence dont nous disposons pour rendre intelligible ce qui, dans l’expérience familière des choses, peut susciter notre étonnement. Aristote, dans le premier livre de la Métaphysique, donne des exemples d’étonnement :

« Le commencement de toutes les sciences, avons-nous dit, c’est l’étonnement de ce que les choses sont ce qu’elles sont : telles les marionnettes qui se meuvent d’elles-mêmes, au regard de ceux qui n’en ont pas encore examiné la cause, les solstices ou l’incommensurabilité de la diagonale avec le côté du carré : il semble, au premier abord, étonnant à tout le monde qu’une quantité ne puisse être mesurée même par l’unité la plus petite. Or nous devons finir par l’étonnement contraire (…) : rien, en effet, n’étonnerait autant un géomètre que si la diagonale devenait commensurable. »

Aristote, Métaphysique, A, 2, Vrin, p.10-11.

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On peut s’étonner des phénomènes de solstice, on peut de même s’étonner que la diagonale d’un carré soit « incommensurable », c’est-à-dire que sa longueur ne puisse pas être exprimée par un nombre « rationnel » (un nombre entier ou une fraction). S’étonner, c’est donc convertir la prise de conscience d’une ignorance donnée en une volonté de savoir et de comprendre ce qu’il en est des phénomènes qui suscitent notre interrogation : pourquoi le soleil est-il en décembre si lointain dans le ciel et en juin si présent et si proche ? pourquoi la diagonale d’un carré n’est-elle pas « commensurable » aux côtés de ce carré alors que cette même diagonale constitue pourtant, dans une nouvelle figure que l’on pourrait tracer, le côté d’un carré de surface double au premier ?

Cette démarche questionnante, si elle est une condition nécessaire à l’entreprise de connaissance, n’est pourtant pas à elle seule suffisante : une question, même bien posée, n’est pas encore un problème. En effet, s’étonner, c’est espérer obtenir une réponse à la question embarrassante que l’on s’était posée et nourrir le sentiment que l’on possède une connaissance nouvelle qui nous rend par là moins ignorant du réel qui nous entoure : c’est savoir que le solstice résulte de l’inclinaison de l’axe de rotation de la Terre ; de même, c’est savoir, en réponse à la question de l‘incommensurabilité de la diagonale, qu’il y a des nombres « irrationnels » comme √2 (voir l’exercice 5 : un problème de construction géométrique). Mais se satisfaire que nos questions trouvent une réponse éclairante, ce n’est pas encore avoir une démarche de connaissance. Celle-ci suppose en effet que l’on fasse de la question un problème, c’est-à-dire que l’on parvienne à faire apparaître la difficulté propre qui fait tout l’intérêt du questionnement. Dès lors, c’est moins l’immédiateté d’une réponse qui importe que le parcours intellectuel qu’impose la constitution d’un problème, de ses enjeux et la recherche de sa résolution possible. Ainsi, se demander si le solstice s’explique par le mouvement de la Terre ou par celui du Soleil, c’est passer de l’étonnement initial (pourquoi des saisons si différenciées, pourquoi le soleil est-il au plus bas le 21 décembre et au plus haut dans le ciel le 21 juin ?) à la formulation d’un problème (quel est le mouvement relatif de la Terre et du Soleil ?). C’est, en d’autres termes, renoncer à la facilité d’une réponse qui satisfait la curiosité immédiate pour entreprendre la résolution d’une vraie difficulté scientifique : le problème constitué à partir de l’étonnement initial sur le phénomène de solstice a entraîné l’élaboration théorique du géocentrisme antique de Ptolémée (la Terre est un point fixe autour duquel tourne, entre autres, le Soleil) et de l’héliocentrisme de Copernic et de Galilée (c’est autour du Soleil que gravitent la Terre et les autres planètes). La curiosité naturelle des hommes, l’étonnement qui les pousse à poser ou à se poser de bonnes questions, ne fournit donc peut-être pas le modèle de ce qu’est véritablement une démarche de connaissance : connaître, ce n’est pas principalement disposer de réponses aux questions que l’on se pose (savoir que le solstice correspond dans l’année à la fois au jour le plus long -car le plus longtemps ensoleillé- mais aussi au jour le plus court), c’est donner sens à ces réponses en voyant ce qu’elles supposent et ce qu’elles impliquent, en étant capable de les justifier et d’en rendre raison. Or tant qu’on n’a pas fait du mouvement des corps célestes un problème à résoudre, le fait de savoir que le solstice est cette proximité ou cet éloignement ponctuel du Soleil et de la Terre n’apporte aucun gain véritable d’intelligibilité. La démarche intellectuelle des sciences, qui consiste à mettre en relation l’ensemble de ce que l’on sait pour en assurer la pleine cohérence et la pleine intelligibilité, suppose donc, bien plus que le simple étonnement, d’être en mesure de poser correctement les données d’un problème et de définir la méthode susceptible d’en construire la solution théorique.

2. Pourquoi une méthode ?

Comment se définit cette méthode qui, à partir d’un problème clairement circonscrit, déploie un cheminement rigoureux permettant d’envisager la résolution du problème initial ? Et comment cette méthode peut-elle ne rien devoir au hasard ou à l’arbitraire de nos intérêts ou nos attentes ? Savoir poser un problème, c’est discipliner l’impétuosité d’un désir – celui de trouver une réponse à la question que l’on se pose, celui de posséder une connaissance vraie- pour entreprendre méthodiquement une recherche ajustée aux termes du problème initial. Une méthode, c’est, si l’on s’en réfère à l’étymologie grecque du mot, un chemin que l’on parcourt, étape par étape, sans précipitation, pour ne pas commettre d’erreur, pour ne pas errer. Seule une démarche méthodique peut assurer la mise en ordre des idées, peut opérer des déductions valables, peut construire les procédures rationnelles qui assurent la validité des énoncés nouveaux qui augmentent le champ de la connaissance. Le « eurêka » d’Archimède qu’il aurait prononcé dans son bain, la pomme qui tombe de l’arbre sous lequel Newton fait sa sieste, sont les légendes dont se nourrit l’histoire héroïque des découvertes scientifiques : en réalité, Archimède n’a pas eu, dans sa baignoire, l’intuition géniale de la poussée exercée par l’eau sur tout corps émergé (« eurêka » en grec signifiant « j’ai trouvé ») ; Newton n’a pas eu, sous son pommier, l’idée fulgurante de l’universelle attraction des corps à proportion de leur masse. Ce qu’ils ont découvert n’est pas le fruit énigmatique de leur génie, mais le résultat laborieux d’une démarche méthodique qui s’est efforcée, sous la conduite d’un entendement réglant et tempérant toujours l’élan de l’imagination, de parvenir à des conclusions nécessaires et indubitables.

En sciences, explique Kant dans la Critique de la faculté du juger, il n’y a pas de génies, comme il peut y en avoir dans la création artistique. La démarche méthodique des sciences n’est pas une démarche inventive où l’imagination procède librement sans se plier aux règles de l’entendement. Comme l’explique Kant dans le paragraphe 47 de la Critique de la faculté de juger, Newton n’est pas Homère : Homère crée son œuvre et invente, de façon originale et singulière, les règles uniques de son art. Ce qu’il fait, par la richesse fertile de son imagination, nul n’aurait pu le faire comme il l’a fait et si l’œuvre d’Homère avait été perdue, l’inventivité qui l’anime n’aurait jamais été « retrouvée » à l’identique par un autre auteur. C’est ce qui fait d’Homère un génie. Mais Newton, à l’inverse, n’a rien de génial, si l’on suit le raisonnement que propose Kant : ce qu’a découvert Newton, n’importe qui aurait pu le découvrir avant lui, ou après lui. En effet, sa démarche est celle qui procède rationnellement : Newton sait quel problème se pose à lui et, les données du problème étant clairement définies, n’importe quel savant peut chercher la solution qui apporte de la clarté et de l’intelligibilité à ce qu’on ne comprenait pas. En outre, si l’on ne peut pas s’expliquer les chemins de la création qu’Homère a moins suivis qu’inventés de toutes pièces, on peut en revanche s’expliquer, c’est-à-dire aussi refaire ou reproduire l’ensemble de la démarche qui a conduit Newton à la formulation de ses lois. Ce qu’un sujet rationnel conçoit, selon des procédures logiques, rigoureuses et mises à l’épreuve du réel, peut être infiniment refait, reproduit, expliqué, enseigné par d’autres sujets et à destination d’autres sujets. Dans la procédure méthodique de la science, le sujet ne donne pas à connaître son originalité, mais sa rationalité ; il ne se donne pas à voir comme irréductiblement singulier* (il n’y a qu’un seul Homère), mais comme sujet rationnel partageant avec l’ensemble du genre humain les mêmes aptitudes à la connaissance et à la mise en ordre intelligible du réel. La science, par la rationalité de sa démarche, par ses procédures méthodiquement réglées, donne à penser ce qu’est l’universel : chacun porte en lui les facultés intellectuelles qui permettent, avec quelques efforts, de comprendre la démonstration de Newton, d’en reparcourir les différentes étapes et d’en éprouver l’admirable nécessité. Ce qu’a formulé Newton, au terme d’une démarche qui ne devait rien à la sieste sous le pommier, c’est ce que la raison de tout sujet qui s’est approprié le problème initial exige d’énoncer, de façon rigoureusement universelle*. L’universalité de la procédure scientifique (chacun peut la refaire et se l’approprier intellectuellement) conduit donc à l’universalité du résultat (les lois physiques qu’énonce Newton ne sont pas celles qu’un individu invente ou imagine, mais celles qui s’imposent à tout sujet procédant scientifiquement). Il y a donc peut-être quelque chose de contingent* dans le fait que la théorie de l’attraction ou de la gravitation ait été énoncée en 1687 dans les Principia, mais cette contingence n’en fait pas un hasard : on peut imaginer un monde sans la libre inventivité d’un Homère (même si on ne le souhaite pas), on ne peut imaginer un monde dans lequel les lois de la nature ne seraient pas – même lentement et progressivement- découvertes par la raison.

3. Comment se déprendre des intérêts subjectifs ?

Entreprendre des recherches scientifiques, c’est donc parvenir à énoncer un discours qui, parce qu’il constitue rigoureusement l’objectivité d’un fait ou d’une loi, n’est pas entaché d’intérêts subjectifs ou particuliers. La notion de subjectivité doit pourtant être clarifiée, comme a été précédemment clarifiée celle d’objectivité. En effet, subjectif peut s’entendre en deux sens distincts dans le langage courant. Est subjectif d’abord ce qui est particulier à un sujet, c’est-à-dire ce qui reflète son individualité et le distingue des autres sujets. Dans ce sens – là, on pourrait dire que la science, dans sa requête d’universalité, vise, par sa méthode ou sa démarche rationnelle, à échapper à toute emprise subjective, intéressée, arbitraire, motivée, etc. Mais on peut aussi considérer, en un autre sens, qu’est subjectif ce qui est le fait d’un sujet en tant que sujet, autrement dit dans sa généralité et non dans son individualité distinctive. Dans cette perspective, la science serait l’expression aboutie d’une communauté de sujets qui partagent les mêmes aptitudes à mettre en place des procédures rationnelles et qui sont en mesure de donner leur approbation (ou d’objecter par des arguments rationnels) à des conclusions proposées comme valides. Dans la recherche scientifique s’exprime, autant que possible, un sujet logique et rationnel qui est dénué de toute subjectivité intéressée et déterminée par des mobiles égoïstes. En d’autres termes, pour qu’un sujet parle à un autre sujet sur la base d’arguments et de procédures rationnelles, il faut qu’il se déprenne de ses convictions ou de ses opinions. Mais ce renoncement à la subjectivité permet de se hausser à l’intersubjectivité savante (voir l’exercice 6 : qu’est-ce que l’intersubjectivité en science ?) : on n’est jamais savant dans une solitude austère. La recherche en sciences est l’affaire d’une collectivité ou d’une communauté où règne le principe de la publication et de la communication.

Publier un article scientifique, c’est ce que faisaient déjà, dans les cadres sociaux de leur époque, un Descartes, un Pascal ou un Newton. La méthode qui permet le progrès du savoir n’est pas une méthode personnelle que ne comprend que son illustre auteur. C’est une méthode que peut refaire, reprendre, ou réévaluer de façon critique tout membre actif de la communauté scientifique. Discuter la valeur d’un énoncé, formuler des objections à la façon dont on donne sens à une expérimentation, apporter son soutien à une thèse nouvelle et originale, c’est ce que pratiquent par lettres les savants européens dès l’essor, au 17e siècle, de la science moderne (une science mathématisée qui s’efforce de s’en tenir à des causalités strictement physiques et qui refusent le recours à des causes occultes ou finales). Par exemple, on échange de façon passionnément rationnelle sur la thèse proposée par le savant anglais Harvey au sujet de la circulation sanguine : là où on concevait le cœur comme le foyer d’une combustion qui envoie dans tout le corps la chaleur permettant la vie, Harvey propose, de façon très originale, de faire du cœur une pompe qui permet la circulation organique d’un même sang, infiniment recyclé, dans l’ensemble du corps. Les veines et les artères participent donc toutes deux à cette mécanique circulatoire qui rompt avec le modèle calorifère où le sang était envoyé dans les organes pour les réchauffer dans une combustion coûteuse. Publier cette thèse pour en permettre non seulement la diffusion mais aussi la discussion, c’est accomplir ce qu’exige la « vocation de savant » : soumettre à la raison publique, c’est-à-dire au public savant, des démarches et des propositions rationnelles pouvant participer au progrès des connaissances. On peut donc dire que le modèle circulatoire du sang qu’a proposé Harvey à la communauté savante ne témoigne en rien d’une projection intéressée de ses représentations, de ses désirs, de ses intérêts tout subjectifs : ce serait profondément se méprendre sur sa valeur argumentée, rationnelle et sur son aptitude à s’adresser à ce que nous avons en commun en tant que sujets rationnels. À cet égard, les travaux de Lyssenko, comme plusieurs siècles auparavant, les écrits de Nostradamus, ne méritent pas d’être appelés « scientifiques » car ils ne se placent pas sur le terrain d’une démarche rationnelle. Lyssenko est cet ingénieur agronome qui avait prétendu dès 1935 avoir trouvé une loi de rendement des sols permettant, en URSS, de produire des céréales avec une rentabilité inégalée. La « théorie » biologique de Lyssenko reposait sur une « science prolétarienne de l’hérédité » qui assumait ouvertement le rejet de la génétique de Mendel. Mais cette annonce, relayée à grands frais par les organes de l’idéologie officielle, n’était accompagnée d’aucun article scientifique publiant, de façon claire, rationnelle et méthodique, les procédures expliquant de tels résultats et permettant de les expérimenter indépendamment de toute pression ou propagande politique. Et pour cause : Lyssenko était bien incapable de produire les preuves attestant de la réalité des résultats revendiqués car tout n’était qu’inventé dans une logique de propagande idéologique (faire croire au peuple russe que les méthodes de production soviétique sont les meilleures et vont le préserver de toute famine ; faire croire au bloc de l’ouest qu’il est en train de perdre sa suprématie économique).

Un énoncé scientifique, c’est celui qui, parce qu’il fait l’objet d’une publication, accepte de se soumettre à l’épreuve critique d’une communauté de savants. En d’autres termes, c’est un énoncé qui ne se donne pas comme dogmatique mais accepte d’être testé, discuté et potentiellement réfuté. C’est la ligne de démarcation entre science et pseudo-science que propose l’épistémologue Popper au 20e siècle : une thèse scientifique, c’est celle qui s’expose, par la clarté de ses arguments et par l’universalité de ses formulations, au risque de la réfutation. Est scientifique une proposition qui se donne en droit comme réfutable : le modèle de la circulation sanguine proposée par Harvey, les lois de Newton, la théorie einsteinienne de la relativité sont des énoncés posés par définition comme « faillibles » et leur faillibilité constitutive n’est pas leur faiblesse, mais leur force. En effet, permettre à l’esprit critique et à la démarche questionnante d’interroger à loisir la validité des énoncés scientifiques et la mise en ordre du réel que propose une théorie, c’est garantir la scientificité des hypothèses (ou des « conjectures ») soumises à l’ensemble de la communauté des savants. En revanche, un énoncé qui ne s’exposerait pas au test, qui ne serait en droit jamais réfutable, qui se poserait comme définitivement infaillible face à toute objection, ne pourrait pas être tenu pour scientifique. C’est pour Popper le cas notamment des énoncés de la psychanalyse freudienne qui exigent que leur soit reconnue une pleine nécessité ou une pleine scientificité : mais Popper refuse précisément que leur soit accordé le statut d’énoncés scientifiques puisque, si les énoncés freudiens ont un sens intéressant, s’ils ouvrent le champ de la compréhension du psychisme humain, ils ne s’exposent jamais au risque de la réfutation. Le raisonnement de Popper est en effet le suivant : les énoncés de la psychanalyse sont constitutivement auto-confirmants puisque les critiquer ou en discuter la pertinence, c’est, selon la perspective freudienne, manifester, de façon indéniable, la puissance de la censure et du refoulement qui pèse sur les expressions du désir inconscient (c’est à mettre en lien avec la séquence 3 sur Le sujet et les développements sur l’inconscient). Dit autrement, plus on se montre méfiant à l’égard des propositions freudiennes sur l’inconscient, mieux on révèle la nécessité d’admettre cette science du psychisme inconscient qui révèle sa validité jusque dans la résistance même aux thèses qui la composent. La démarcation entre énoncés scientifiques et énoncés non scientifiques (et souvent pseudo-scientifiques) se joue donc paradoxalement dans l’acceptation toujours ouverte du principe de réfutation et non dans l’incessante entreprise dogmatique de confirmation. L’attitude rationnelle qui permet à la connaissance du réel de progresser consiste ainsi bien plus, pour les chercheurs, à chercher à se donner tort qu’à vouloir à tout prix avoir raison.

► Comment mettre en ordre le réel ? La mise en ordre du réel à laquelle procèdent les sciences dans leur pluralité incontestable n’est jamais arbitraire : aucun discours scientifique n’aboutit à des classifications aussi délirantes et insensées que celles que propose Borgès dans sa « fameuse encyclopédie chinoise ». Ordonner les phénomènes du réel, en repérer les lois invariables, c’est, pour les sujets rationnels que nous sommes, émettre des hypothèses théoriques cohérentes et testables qui s’efforcent de rendre compte du réel dans toute sa complexité. Cet ordre, rationnel, conjectural mais non fantaisiste, est toujours susceptible d’être repris, remanié, rectifié : la recherche de la connaissance est une entreprise à poursuivre inlassablement, et collectivement, sans possibilité de croire que les énoncés scientifiques aient un statut définitif et infaillible. Il n’y a pas de principe de clôture dans la connaissance du réel : poursuivre l’effort d’intelligibilité du réel, c’est s’exposer à rencontrer inévitablement de nouveaux problèmes qui obligent à une théorisation toujours plus audacieuse et inventive.

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Exercice 1 Le tableau de Mendeleïev, « une des pages les plus philosophiques de la science » (Bachelard)

« Les travaux de Mendeleïev, qui eurent, de son vivant, bien peu de retentissement, prirent, cinquante ans après leur parution, une importance considérable, au point que le tableau de Mendeleïev, sans doute plusieurs fois modifié, est une des pages les plus philosophiques de la science. Le tableau établissant comme une totalité organique l’ensemble jadis indéterminé des corps simples fonde vraiment la chimie syncrétique. Mettons rapidement en lumière la cohérence de la systématique des corps simples réalisée par Mendeleïev. Au lieu des classifications linéaires qui organisaient les éléments en famille, sans jamais organiser entre elles les familles d’éléments, le tableau de Mendeleïev met en œuvre un ordre croisé, un ordre à deux variables. (…) L’idée directrice de Mendeleïev a été de prendre pour les corps simples, comme premier motif d’ordination, le poids atomique et comme second motif, la valence chimique. Ecrivant sur une ligne horizontale la suite des corps simples en suivant l’ordre croissant des poids atomiques, il interrompait la première ligne pour mettre en colonnes verticales les corps simples de même valence. La deuxième ligne finie, une autre recommence suivant le même rappel pour mettre peu à peu en colonnes les valences. Rien de plus simplement totalisateur que cette classification qui met en œuvre les deux notions de poids atomique et de valence chimique qui dominent la chimie classique. »

Bachelard, Le matérialisme rationnel, PUF, Quadrige, chap. III, p.91-92.

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Le philosophe Bachelard analyse dans ce texte l’apport décisif de la classification périodique de Mendeleïev qui, en 1869, propose un système de classement qui permet de ranger tous les éléments chimiques connus et encore inconnus dans un seul tableau. Mendeleïev propose un double principe de classification : à l’horizontal, les éléments sont ordonnés par masse atomique croissante ; à la verticale, les éléments sont ordonnés par la similitude de leurs propriétés physico-chimiques.

Questions

1. En 1869, seuls 63 éléments étaient connus et il y avait, dans le tableau de très nombreuses cases vides. Mais le tableau prévoit que n’importe quelle substance de la nature peut se définir selon la combinaison de ces deux axes ou de ces deux ordres : quelle différence y a-t-il dès lors entre opérer un classement et proposer un principe de classification ? Quel rapport chacun des deux actes établit-il vis-à-vis de l’expérience ?

2. Ce principe de classement aurait pu, à tout moment, être infirmé et abandonné comme faux, mais il continue de manifester sa grande dimension heuristique (heuristique : qui fait découvrir) puisque 117 éléments sont désormais connus et prennent place dans le tableau à la place prévue par la classification combinatoire de Mendeleïev. Dans quelle mesure peut-on dire que cette logique de classification prédit non seulement les éléments inconnus, mais aussi leur place dans le système formel du tableau ? Cette chimie est-elle alors plutôt d’ordre expérimental ou déductif ?

3. Pourquoi Bachelard fait-il de cette mise en ordre systématique de l’univers chimique l’« une des pages les plus philosophiques de la science » ? Qu’y a-t-il de philosophique dans cette hypothèse théorique ? Quelles pourraient être les autres « pages philosophiques » de l’histoire des sciences ?

Éléments de réponse

1. Classer, c’est ordonner ce que l’on connaît de façon à constituer des familles cohérentes et homogènes (Lavoisier – dont la classification précède celle de Mendeleïev- distingue ainsi notamment les éléments simples métalliques des éléments simples non métalliques). Disposer, comme Mendeleïev, d’un principe de classification, c’est disposer d’une loi générale permettant la prévision d’éléments inconnus : on peut à l’avance déterminer dans quelle période du tableau (propriétés des éléments chimiques) trouvera place un élément encore inconnu de masse atomique x. Classer, c’est donc mettre en forme l’expérience connue. Disposer d’un principe de classement, c’est construire ce qui n’a jamais encore fait l’objet d’une expérience, c’est l’anticiper théoriquement.

2. On est là dans une chimie plus déductive qu’expérimentale : l’expérience est construite par les exigences de la théorie et par ses anticipations fécondes. Régulièrement, des savants font savoir qu’ils ont pu identifier dans la nature ou produire en laboratoire tel ou tel élément encore inconnu : ils complètent ainsi une des cases vides du tableau périodique de Mendeleïev.

3. Ce qu’il y a de philosophique dans le principe de classification élaboré par Mendeleïev, c’est sa capacité à se rapporter au réel avec une exigence d’intelligibilité qui dépasse les simples données de l’expérience connue. Mendeleïev construit, selon Bachelard, un « système » de pensée qui permet la mise en ordre de tous les éléments du monde chimique. La science comporte d’autres « pages philosophiques » : la révolution héliocentrique opérée par Copernic et par Galilée, les lois physiques de Newton, la théorie de l’évolution de Darwin, les principes de la relativité d’Einstein…

Exercice 2 La découverte d’un objet nouveau grâce à l’invention d’une théorie nouvelle : la découverte d’Uranus

« A dix-sept occasions différentes (au moins), entre 1690 et 1781, de nombreux astronomes, dont certains des observateurs les plus éminents d’Europe, avaient vu une étoile dans des positions qui nous semblent maintenant avoir été à l’époque celles d’Uranus. L’une des meilleurs observateurs avait réellement vu l’« étoile » quatre nuits de suite en 1769 sans remarquer le mouvement qui aurait pu suggérer une identification correcte. Herschel, quand il observa le même objet douze ans plus tard, le fit avec un télescope très amélioré qu’il avait fabriqué lui-même. De ce fait, il put remarquer une taille apparente de disque qui était tout au moins inhabituelle pour les étoiles. Il y avait là quelque chose d’anormal et il retarda donc l’identification en attendant l’occasion d’une nouvelle observation. Celle-ci révéla le mouvement d’Uranus parmi les étoiles et Herschel annonça donc qu’il avait vu une nouvelle comète ! Ce n’est que plusieurs mois plus tard, après des tentatives infructueuses pour faire concorder le mouvement observé avec l’orbite d’une comète, que Lexel suggéra que l’orbite était probablement planétaire. Une fois cette solution acceptée, il y eut plusieurs étoiles en moins et une planète en plus dans le monde de l’astronome professionnel. Un corps céleste, qui avait été observé à diverses reprises durant près d’un siècle, brusquement ne fut plus vu de la même manière après 1781 parce que, telle une carte anormale, il n’était plus possible de le faire entrer dans les catégories perceptives (étoile ou comète) fournies par le paradigme de l’époque. »

Kuhn, La structure des révolutions scientifiques (1962), Champs Flammarion, p.162-163.

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La réflexion engagée dans ce texte est d’ordre épistémologique. Par épistémologie, il faut entendre la réflexion que l’on élabore sur les sciences de façon à en comprendre la démarche bien spécifique. La thèse générale que Kuhn élabore dans son ouvrage est la suivante : l’histoire des sciences n’est pas cumulative, elle est faite de discontinuités. La science ne progresse pas vers la constitution d’une objectivité toujours plus précise et rigoureuse : les faits du réel ne se donnent dans l’expérience que si on dispose d’un modèle théorique qui définit aussi une méthode expérimentale. Ce modèle théorique (paradigme), qui structure la vision et la conception que l’on se fait du monde, n’est pas l’objet d’un perpétuel ajustement et d’une amélioration indéfinie : il n’est élaboré, pratiqué que tant qu’il a une dimension heuristique (tant qu’il fait découvrir des faits nouveaux). S’il entre en crise parce qu’il ne parvient plus à résoudre des anomalies importantes, il est abandonné et son autorité n’est plus reconnue comme légitime. C’est la révolution : un nouveau paradigme (un nouveau modèle théorique) doit être inventé et une nouvelle objectivité se découvre grâce à lui.

Questions

À partir de cette mise en perspective, relisez attentivement le texte et répondez aux questions suivantes :

1. Le nombre de planètes observées et connues depuis l’antiquité était invariablement celui de sept. Que s’attendait-on dès lors à trouver dans le ciel ? Restituez les différentes hypothèses élaborées pour identifier la nature de ce nouvel objet céleste.

2. À quelles conditions précises l’observation de cet objet est-elle possible ?

3. L’instrument d’observation est-il indépendant de la théorie mobilisée pour pratiquer l’observation ? Suffit-il de bien observer pour voir ?

4. Quelle théorie scientifique (encore récente à l’époque) rend possible la découverte de ce fait (la découverte de la planète Uranus) ? Précisez en quoi la formulation de la théorie héliocentrique (Galilée) et celle de la théorie de la gravitation universelle (Newton) ont eu pour effet de faire voir un monde et des objets nouveaux.

5. Précisez le sens de la distinction -que Kuhn mobilise dans La structure des révolutions scientifiques- entre découverte (d’un fait) et invention (d’une théorie qui fait voir autrement et autre chose). Quelle objection éventuelle adresser à cette conception épistémologique ?

Éléments de réponse

1. Les savants partaient du principe que le nouveau corps céleste aperçu ne pouvait pas être une planète : ils supposent donc successivement que ce nouveau corps céleste est une étoile et une comète avant de faire l’hypothèse qu’il s’agit d’une nouvelle planète du système solaire. Ce sont les anomalies rencontrées dans la constitution des premières hypothèses qui ont permis leur rectification et la conjecture nouvelle qu’Uranus n’était rien d’autre que la 8e planète du système solaire (avant la découverte de Neptune par Le Verrier en 1846).

2. L’observation d’Uranus a été rendue possible par le perfectionnement - depuis son utilisation par Galilée - de la lunette astronomique : toutes les observations d’Uranus sont dépendantes de cet instrument car Uranus, à la différence des autres planètes déjà connues à l’époque, ne se voit pas à l’œil nu. Herschel en 1781 dispose d’un véritable télescope qui permet d’accéder à des représentations très précises des corps célestes.

3. Ces instruments d’observation (lunette, télescope) ne font pas voir qu’Uranus est une planète : ce qui permet de constituer Uranus en planète, c’est l’hypothèse théorique qu’un corps céleste en mouvement et de taille considérable ne pouvait pas être une étoile ou une comète. C’est donc en éliminant des hypothèses chargées d’anomalies et de contradictions et en élaborant une hypothèse plus cohérente que l’on peut « voir » dans le télescope une nouvelle planète.

4. C’est la théorie héliocentrique élaborée par Copernic et Galilée qui rend possible une nouvelle carte du ciel dans laquelle le mouvement des planètes obéit à des lois universelles formulées dans le langage rigoureux des mathématiques. En connaissant les lois du mouvement des planètes, on peut prouver que le mouvement d’Uranus autour du Soleil est bien celui d’une planète (et non d’une comète). C’est le paradigme de la science galiléenne, poursuivi et généralisé par Newton, qui permet de découvrir des faits nouveaux.

5. Pour Kuhn, il n’y a de découvertes de nouveaux faits scientifiques que parce qu’on dispose d’un modèle théorique cohérent et systématique (ou paradigme) qui construit une intelligibilité d’ensemble du réel : sans le paradigme de la physique moderne (Galilée, Newton), Uranus - comme Neptune plus tard - ne pouvait pas être découverte comme nouvelle planète du système solaire. C’est donc parce que les savants produisent des théories révolutionnaires qui inventent un nouveau modèle d’intelligibilité du réel qu’ils peuvent découvrir des faits nouveaux et augmenter notre connaissance du réel.

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Exercice 3 Que voit-on dans une lunette astronomique ?

Le dramaturge Bertolt Brecht (20e siècle) met en scène la révolution qu’a entraînée la nouvelle représentation du monde au travers de la lunette astronomique.

En 1609, Galilée apprend qu’une lunette grossissante a été fabriquée par des artisans hollandais. Il en obtient un exemplaire et entreprend de perfectionner la lunette pour augmenter son pouvoir d’agrandissement. Les observations auxquelles Galilée procède vont bouleverser ce que les hommes voyaient depuis des millénaires. Mais que voit-on au juste dans la lunette de Galilée ? C’est au travers d’un extrait de la pièce de Brecht que l’on va examiner la question des montagnes découvertes sur la surface de la Lune.

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« Sagredo, regardant à travers la lunette, à mi-voix. Le bord du croissant est tout à fait irrégulier, dentelé et plein d’aspérités. Dans la partie sombre, à proximité du bord lumineux, apparaissent l’un après l’autre des points lumineux. (…)

Galilée. Comment t’expliques-tu ces points lumineux ?

Sagredo. Cela ne peut pas être.

Galilée. Et pourtant si. Ce sont des montagnes.

Sagredo. Sur une étoile ?

Galilée. De gigantesques étoiles. Leurs cimes sont dorées par le soleil levant tandis qu’autour les versants sont plongés dans la nuit. Tu vois la lumière descendre des plus hauts sommets vers les vallées.

(…)

Galilée. Garde ton œil rivé à la lunette, Sagredo. Ce que tu vois, c’est qu’il n’y a pas de différence entre le ciel et la terre. Aujourd’hui, 10 janvier 1610, l’humanité inscrit dans son journal : ciel aboli. »

Bertolt Brecht, La Vie de Galilée, L’Arche, 2010, p. 30-31.

Questions

1. Pourquoi Sagredo juge-t-il impossible la présence de montagnes sur la Lune ?

2. Comment Galilée est-il parvenu à établir, au travers de sa lunette, le relief très accidenté de la Lune ?

3. Quel sens donner à l’affirmation qui clôt l’extrait : « Aujourd’hui, 10 janvier 1610, l’humanité inscrit dans son journal : ciel aboli » ?

Éléments de réponse

1. Sagredo est encore imprégné du paradigme antique selon lequel les corps célestes sont parfaits : parfaitement lisses, réguliers, éternels. Ce qu’il voit dans la lunette contredit donc la perfection qu’on attribuait depuis Aristote au monde supralunaire. Ce que découvre incrédule Sagredo, c’est que la Lune est aussi imparfaite que la Terre et qu’il y a des similitudes troublantes entre ces deux corps célestes.

2. Galilée parvient à convertir les ombres observées sur la surface apparente de la Lune en reliefs dont l’altitude peut être établie précisément au moyen du théorème de Pythagore. C’est comme cela qu’il calcule que certains sommets lunaires dépassent les 7000 mètres.

3. « Aujourd’hui, 10 janvier 1610, l’humanité inscrit dans son journal : ciel aboli ». Ce n’est évidemment pas une phrase que Galilée a réellement prononcée. Brecht imagine la formule par laquelle Galilée a pu exprimer la révolution intellectuelle entraînée par la découverte du relief lunaire : si la Lune n’a pas la perfection d’une sphère, si le ciel – monde supralunaire – n’est pas différent du monde sublunaire de la Terre, alors c’est toute la construction héritée de la physique aristotélicienne et du géocentrisme ptoléméen qui s’effondre. Le ciel est aboli s’il n’est plus cette voûte parfaite et éternelle qui entoure le monde soumis au changement et au devenir. Renoncer au ciel, au sens figuré et peut-être aussi spirituel, c’est changer radicalement de représentation et oblige à passer d’un monde fini, clos, hiérarchisé, à un univers indéfini, homogène, dont le centre est partout et la circonférence nulle part.

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Exercice 4 Comprendre la notion bachelardienne d’« obstacle épistémologique »

Lire attentivement et plusieurs fois le texte suivant avant de répondre aux questions :

« Les professeurs de sciences imaginent que l’esprit commence comme une leçon, qu’on peut toujours refaire une culture nonchalante en redoublant une classe, qu’on peut faire comprendre une démonstration en la répétant point par point. Ils n’ont pas réfléchi au fait que l’adolescent arrive dans la classe de Physique avec des connaissances déjà constituées : il s’agit alors, non pas d’acquérir une culture expérimentale, mais bien de changer de culture expérimentale, de renverser les obstacles déjà amoncelés par la vie quotidienne. Un seul exemple : l’équilibre des corps flottants fait l’objet d’une intuition familière qui est un tissu d’erreurs. D’une manière plus ou moins nette, on attribue une activité au corps qui flotte, mieux au corps qui nage. Si l’on essaie avec la main d’enfoncer un morceau de bois dans l’eau, il résiste. On n’attribue pas facilement la résistance à l’eau. Il est dès lors assez difficile de faire comprendre le principe d’Archimède dans son étonnante simplicité mathématique si l’on n’a pas d’abord critiqué et désorganisé le complexe impur des intuitions premières. En particulier sans cette psychanalyse des erreurs initiales, on ne fera jamais comprendre que le corps qui émerge et le corps complètement immergé obéissent à la même loi ».

Bachelard, La formation de l’esprit scientifique,
1938, Vrin, p. 18.

Questions

1. Qu’est-ce que les professeurs de physique ne comprennent pas ? Quelle différence peut-on faire entre expliquer et faire comprendre ?

2. Qu’est-ce, pour les élèves, que « comprendre » le principe d’Archimède ? Qu’est-ce qui fait obstacle à cette compréhension ?

3. Que valent, pour des élèves, la démonstration du principe d’Archimède et sa preuve expérimentale ? Quelle doit être la double préoccupation du professeur quand il fait sa leçon de physique sur ce principe ?

4. Comment Bachelard nomme-t-il cet examen des « erreurs initiales » qui constituent l’obstacle épistémologique majeur à l’appropriation du savoir ? Quel sens donner à cet emprunt au vocabulaire de l’inconscient ?

5. Quelle relation dynamique établir entre erreur et vérité ? Peut-on comprendre la vérité d’un énoncé si on ne comprend pas les raisons de nos représentations erronées ?

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Éléments de réponse

1. Les professeurs de physique ne comprennent pas que des élèves ne puissent pas comprendre les explications qu’ils donnent du principe d’Archimède. Ils ne se font pas comprendre des élèves parce que leurs explications, pourtant très claires et exactes, présupposent - à tort - que les élèves sont comme des pages blanches sur lesquelles devraient s’inscrire les connaissances nouvelles. En réalité, les élèves sont structurés par des représentations naïves qu’il faut d’abord détruire avant toute explication nouvelle. Dès lors, expliquer le principe d’Archimède, ce n’est pas toujours le faire comprendre : expliquer, c’est en effet établir, par un raisonnement rigoureux, le principe général par lequel tout corps plongé dans un liquide reçoit de la part de celui-ci une poussée verticale égale au poids du volume de liquide déplacé. Mais pour faire comprendre ce principe, c’est-à-dire en permettre la saisie intellectuelle, il faut d’abord s’attacher à défaire l’image naïve que les élèves ont spontanément d’un corps qui nage parce qu’il a la propriété de résister au principe de submersion. C’est en surmontant ces représentations naïves qui imaginent que la résistance vient du corps qui flotte (alors qu’elle vient au contraire de l’eau) que l’élève peut s’approprier et donc comprendre les explications du professeur.

2. L’esprit ne se forme scientifiquement qu’en identifiant et en surmontant les obstacles qui empêchent la constitution d’une connaissance objective du réel. Ce qui rend difficile la compréhension du principe d’Archimède, c’est moins sa complexité intrinsèque que le fait que ce principe contrarie nos représentations habituelles d’un corps qui flotte ou qui nage (et non la représentation d’un corps poussé par la résistance de l’eau).

3. La préoccupation du professeur qui enseigne le principe d’Archimède doit être double : il ne suffit pas de démontrer mathématiquement le principe ; il ne suffit pas non plus de procéder à des expériences comparées où on observerait que certains corps ne flottent pas alors que d’autres flottent et que cela confirme à chaque fois le principe d’Archimède. La dimension nécessaire de la démonstration et la valeur probante des expérimentations ne peuvent s’imposer à l’esprit que s’il a d’abord renoncé à « ses intuitions premières » qui font obstacle à toute compréhension.

4. Bachelard compare le mouvement par lequel l’esprit se forme à la science à une psychanalyse : l’esprit que le professeur se charge d’éduquer est « vieux » des préjugés que l’on acquiert au contact de l’expérience naïve ; il est structuré par des représentations ou par des images dont on n’a pas conscience tant qu’on ne les a pas mises à distance. La formation de l’esprit scientifique exige donc de faire apparaître cet impensé, de le caractériser précisément de façon à pouvoir s’en défaire et s’en libérer. La psychanalyse n’a pas ici un sens freudien : les représentations dont nous n’avons pas conscience alors qu’elles configurent et déterminent pourtant nos jugements et notre rapport au réel peuvent être identifiées, critiquées, supprimées, mais à condition que le sujet accepte de commencer par réformer ce qu’il pense ou croit penser, procède à une véritable catharsis intellectuelle et affective.

5. L’erreur est toujours première. Elle est toujours déjà là. C’est contre cette erreur initiale et inévitable que se constitue la connaissance scientifique du réel. Il y a donc une paradoxale positivité de l’obstacle qu’est l’erreur ou la représentation naïve, fautive ou approximative du réel : c’est cet obstacle qui oblige l’esprit à se réformer, et cela continûment. Comprendre pourquoi on se trompe, comprendre notre passé d’erreurs, c’est ce qu’il y a de plus formateur pour la constitution d’un savoir véritable.

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Exercice 5 Un problème de construction géométrique : comment parvient-on à savoir ce que l’on sait (et à savoir qu’on le sait) ?

Dans le Ménon qui est un dialogue consacré à la question de savoir si la vertu s’enseigne, Platon s’efforce de résoudre le paradoxe suivant : comment, dans la démarche de connaissance, peut-on entreprendre de chercher ce qu’on ne connaît pas ? Soit on sait ce qu’on cherche, et alors on n’a pas vraiment à le chercher. Soit on ne sait pas ce qu’on cherche, et alors on ne voit pas comment on pourrait entreprendre de le chercher. Pour résoudre ce paradoxe, qui risque de ruiner l’entreprise même de la connaissance, Platon va montrer que la connaissance est un acte de reconnaissance ou de réminiscence : on ne cherche pas ce qu’on ne connaît pas, on cherche à retrouver, dans ce qu’on semble ignorer, des connaissances qui sont à notre portée dès lors qu’on s’élève à l’exigence de la pensée et de l’intelligence. La réminiscence peut prendre deux sens, un sens mythique et un sens rationnel. Dans la perspective mythique, l’âme qui connaît reconnaît les vérités qu’elle avait contemplées quand elle n’était pas encore plongée dans la prison du corps et dans la caverne du monde sensible. Dans la lecture plus rationnelle, la réminiscence se comprend davantage comme le ressouvenir de notre propre capacité à nous rendre intelligents en nous élevant à l’intelligibilité des formes du réel. Connaître, ce n’est dès lors pas autre chose que le travail de l’intelligence qui, s’arrachant à la fascination du sensible, s’élève à la compréhension de ce qu’elle ignorait et de ce qu’elle ignorait ignorer.

Pour établir cette thèse de la réminiscence, Platon explique comment un jeune esclave, ignorant et inculte, parvient, par les questions guidées de Socrate, à résoudre un problème de construction géométrique : comment construire, à partir d’un carré quelconque, un carré dont la surface serait précisément le double de celle du carré initial ?

Questions

1. Essayez, sur une feuille, de résoudre le problème de construction que Socrate soumet au jeune esclave inculte de Ménon.

2. Après plusieurs essais infructueux, le jeune esclave parvient, sans connaissance géométrique, à voir que la diagonale du carré de départ est un élément déterminant dans la « duplication » du carré. Voici alors ce qu’en conclut Socrate :

« Si la vérité des êtres est depuis toujours dans notre âme, l’âme doit être immortelle, en sorte que ce tu te trouves ne pas savoir maintenant, c’est-à-dire ce dont tu ne te souviens pas, c’est avec assurance que tu dois t’efforcer de le chercher et de te le remémorer »

Platon, Ménon, 86a-b, GF-Flammarion, p. 171.

Cette invitation à la connaissance ne suppose-t-elle pas la reconnaissance préalable de l’ignorance dans laquelle on est ? Qu’est-ce qui pourrait faire obstacle à cette conscience de l’ignorance ?

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Éléments de réponse

1. Pour construire, à partir d’un carré quelconque, un carré dont la surface serait précisément le double de la surface du carré initial, il faut mobiliser la diagonale du carré de départ : c’est cette diagonale qui constitue le côté du carré dont la surface est exactement double à celle du carré initial. Cela se vérifie dans la figure construite : le carré initial dont on a tracé une des diagonales contient 2 triangles rectangles égaux ; le carré de surface double construit en prenant pour côté l’une des diagonales du carré de départ contient, si on maintient les lignes de construction de la figure, 4 fois ce même triangle rectangle initial.

2. Le jeune esclave réussit, en dépit de son ignorance, à résoudre un problème de construction géométrique. Après quelques essais et erreurs, il parvient à savoir comment il doit procéder pour construire la figure demandée. Le questionnement socratique, long et patient, a permis au jeune esclave d’accoucher d’un savoir dont il ne se pensait pas capable. C’est le seul enseignement que Socrate juge valable, celui dont il a hérité de sa mère qui était sage-femme et qui pratiquait la « maïeutique » : comme on procède à l’accouchement du corps qui s’apprête à enfanter, il faut procéder à l’accouchement des âmes. En étant éveillée au désir de connaissance, en étant sollicitée par des questions qui obligent à la réflexion, l’âme se libère des opinions ignorantes qui l’asservissent et lui font croire qu’elle n’a rien à apprendre. Mais elle peut aussi, comme c’est le cas pour le jeune esclave, parvenir à enfanter ce dont elle était grosse sans le savoir. Mais d’où vient ce savoir s’il n’a pas été appris ? La thèse socratique de la réminiscence permet de résoudre ce paradoxe : connaître, c’est, par l’exercice exigeant de l’intelligence, reconnaître ce qui est vrai. Cette reconnaissance, dans la version mythique d’une âme immortelle, vaut comme réitération : on reconnaît la vérité d’un savoir que l’on a toujours eu en soi mais qu’on avait oublié. C’est aussi, dans une perspective plus rationnelle, se ressouvenir des ressources de notre intelligence et parvenir, par l’exercice de la pensée, à résoudre les problèmes que l’on se pose et sur lesquels on s’interroge. Mais pour devenir pleinement féconde, l’âme doit d’abord, comme le jeune esclave qui n’est imbu d’aucun savoir, se connaitre ou se reconnaître ignorante.

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Exercice 6 Qu’est-ce que l’intersubjectivité en science ?

1. Quels sont les exemples tangibles de la dimension collective de la démarche scientifique ? Un savant peut-il travailler seul ?

2. Quel est le rôle précis des publications scientifiques ?

3. Quelle validité une thèse scientifique acquiert-elle en étant acceptée – après examen critique - par la communauté des savants ? Quel lien constituer dès lors entre intersubjectivité savante et objectivité ?

4. En quoi une publication scientifique diffère-t-elle d’un article de vulgarisation dans un magazine destiné au grand public ?

Éléments de réponse

1. Le savant ne travaille jamais seul. Il fait partie d’un laboratoire de recherche. Son activité de recherche donne lieu à des publications dans des revues spécialisées lues par la communauté scientifique du monde entier (usage généralisé de l’anglais). Il intervient dans des colloques où il propose des positions théoriques susceptibles d’avancer dans la résolution de problèmes que se posent les chercheurs qui travaillent dans le même domaine de savoir. Cette dimension sociale et collective du savoir scientifique n’est pas nouvelle : Descartes discute par lettres avec les savants de toute l’Europe et veille à publier les résultats de ses recherches pour les soumettre au jugement du public savant.

2. Les publications scientifiques jouent un rôle déterminant dans la constitution des sciences et dans le progrès des connaissances : elles soumettent au jugement et à la critique du public savant les thèses théoriques les plus innovantes et les plus audacieuses. Cela permet en retour la discussion de ces thèses : sont-elles valables et peut-on les accepter comme des énoncés scientifiques valides qui augmentent le savoir de la communauté scientifique ?

3. En testant la validité d’un énoncé théorique, en l’acceptant ou la rejetant, la communauté scientifique met en œuvre le principe d’intersubjectivité : travailler pour le progrès de la connaissance, c’est accepter la discussion des thèses que l’on propose et considérer que l’objectivité se conquiert - en partie du moins - dans ce rapport intersubjectif dans lequel l’intelligence de chacun dialogue avec l’intelligence de tous les autres. La déontologie du savant lui impose comme devoir de communiquer ses thèses, de publier ses recherches, de répondre aux objections soulevées.

4. Les publications savantes s’adressent aux chercheurs ; les articles de vulgarisation s’adressent à un public qui n’a pas de compétence particulière mais qui est animé par la curiosité et le désir de connaissance. Vulgariser les résultats de la recherche scientifique, c’est les rendre accessibles au plus grand nombre. Ce travail de vulgarisation est important : c’est celui qui justifie par exemple au 18e siècle l’ambitieux projet de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. En expliquant les résultats d’une recherche scientifique, on peut rendre compte des enjeux et des intérêts du travail mené. Cette vulgarisation, qui doit toujours se garder d’une simplification abusive, favorise la constitution et le partage d’une culture scientifique.

(Reportez-vous ici, dans la séquence 1 sur La culture, à l’étape 1-B/1 où l’activité scientifique est définie comme un fait de culture)

Pour approfondir et préciser la réflexion

► Lecture de la leçon intitulée, Le savoir de Jean-Paul Guillot :

Il s’agit d’une leçon très complète sur la question de la connaissance. Dans la partie intitulée « Savoir et opinion », il y a notamment une analyse très précise de la fin du livre VI de la République de Platon dans lequel s’élabore la distinction entre croire et savoir, entre rationalité mathématique et pensée dialectique.

Dans la suite de la leçon (« Qu’est-ce qu’apprendre ? »), on trouve une explication détaillée de l’allégorie de la caverne de Platon (République VII) : est-on enchaîné à son ignorance comme des prisonniers au fond d’une caverne ? Comment passe-t-on de l’ignorance à la connaissance de l’intelligible ? Cette conversion de l’âme est-elle aisée ?

► Lecture de la leçon intitulée : S’abstenir d’interpréter, est-ce une condition de la connaissance objective ?  proposée par Nathalie Simondon :

On trouve dans cette leçon une réflexion sur la place de l’interprétation dans la démarche de la science. Connaître, c’est à première vue se garder de toute interprétation, car l’interprétation est une démarche qui rapporte à soi ce qu’on s’efforce de rendre intelligible. Mais toute observation scientifique ne requiert-elle pas le geste indispensable de l’interprétation (donner sens à une observation, à un résultat) ?

Les concepts et les distinctions conceptuelles à maîtriser au terme de cette Étape 1

► Immédiat/médiat*

Les faits scientifiques ne sont pas immédiatement donnés dans l’observation spontanée que l’on fait du réel. Ils sont construits au moyen d’une démarche théorique rigoureuse. En science, comme le dit Bachelard dans La Formation de l’esprit scientifique : « Rien ne va de soi. Rien n’est donné. Tout est construit ».

► Objectif/subjectif*

La science s’efforce de constituer une connaissance objective du réel : pour cela, il faut s’assurer que la recherche qui est entreprise satisfasse aux exigences d’une méthode rationnelle et mette à distance les opinions reçues, les préjugés et les croyances.

► Vérité/réalité

La connaissance scientifique, dans sa requête d’objectivité et d’universalité, s’efforce de construire des théories qui représentent adéquatement le réel. La vérité ne se confond pas avec la réalité : la vérité exprime un rapport de conformité ou d’adéquation entre le réel et ce qu’on en affirme.

► Universalité

La démarche qui permet la constitution du savoir scientifique s’efforce d’élaborer des énoncés universels*, c’est-à-dire absolument valables, sans aucune exception. Les lois scientifiques se présentent ainsi comme des énoncés universels.


Modifié le: Wednesday 18 March 2020, 13:23