Partie 6 Se préparer au baccalauréat

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Étape 6

Etape 6

Se préparer au baccalauréat

A Se préparer à l’explication de texte

Lire très attentivement le texte suivant :

« Nous imaginons que, si nous étions subitement introduits dans ce monde, nous pourrions dès l’abord inférer qu’une bille de billard communique du mouvement à une autre par impulsion, et que nous n’aurions nul besoin d’attendre la réalisation de cet événement pour prononcer avec certitude à son sujet. Telle est l’influence de la coutume que, là où elle est la plus forte, elle ne masque pas seulement notre ignorance naturelle, mais elle se cache elle-même et semble ne pas intervenir, uniquement parce qu’elle intervient au suprême degré.

Mais pour nous convaincre que toutes les lois de la nature et toutes les opérations des corps sans exception se connaissent seulement par expérience, les réflexions suivantes peuvent sans doute suffire. Si un objet se présentait à nous et qu’on nous demande de nous prononcer sur l’effet qui en résultera sans consulter l’expérience passée, de quelle manière faut-il, je vous prie, que l’esprit procède dans cette opération ? Faut-il qu’il invente ou qu’il imagine un événement qu’il attribuera à l’objet comme effet ? Manifestement, il faut que cette invention soit entièrement arbitraire. L’esprit ne peut jamais trouver l’effet dans la cause supposée par la recherche et l’examen les plus précis. Car l’effet est totalement différent de la cause et, par suite, on ne peut jamais l’y découvrir. Le mouvement de la seconde bille de billard est un événement absolument distinct du mouvement de la première ; il n’y a rien dans l’un qui suggère la plus petite indication sur l’autre. Une pierre ou un morceau de métal élevés en l’air et laissés sans support tombent immédiatement ; mais, à considérer la question a priori, découvrons-nous rien dans cette situation qui puisse engendrer l’idée d’une chute plutôt que d’une élévation ou de tout autre mouvement, dans la pierre ou le morceau de métal ? »

Hume, Enquête sur l’entendement humain (1748), traduction Leroy, GF, p.88-89.

1. Se poser les questions préalables à l’explication
ordonnée et progressive du texte

Expliquer un texte, c’est en rendre pleinement intelligible l’argumentation et les enjeux. L’explication ne peut être possible que si on interroge activement les affirmations du texte. Les questions qui suivent sont celles qu’il faudrait sans doute savoir se poser dans les lectures progressives que l’on fait du texte. Chaque question fait apparaître la nécessité de réfléchir sur le sens à donner aux arguments qui structurent le texte.

Pour chaque question, vous prendrez bien soin de relire le texte ou le passage du texte concerné.

a. Dans ce texte, Hume réfléchit à partir d’une expérience de pensée originale. Il convient de bien l’analyser : pourquoi prend-il appui sur une expérience imaginaire et non sur une expérience réelle ? Que permet-elle de révéler ?

b. Quel sens donner à la formule initiale du texte « nous imaginons » ? Repérez dans la suite du texte, le retour de ce terme, associé à celui d’invention.

c. Inférer, c’est produire un raisonnement qui à partir d’un donné initial élabore de façon logique une conclusion rigoureuse. Quel sens donner, selon Hume, au principe de l’inférence causale ? L’explication de texte devra se montrer attentive à cette réflexion sur la causalité : il faut être en mesure d’expliquer ce qu’est une relation causale, une loi nécessaire, un effet prédictible.

d. La thèse de Hume met en avant le rôle de la coutume : il ne faut pas y voir là une réflexion sur les mœurs d’un pays. La coutume, c’est le rapport habituel que nous avons avec le réel. Cette « coutume » s’élabore dans l’expérience régulière que nous avons faite et continuons de faire des choses : nous nous habituons à associer telle chose à telle autre car elles se présentent toujours ensemble. L’explication de texte doit veiller à donner tout son sens à cette notion de coutume ainsi qu’à celle d’expérience.

e. Pourquoi Hume dit-il de la coutume qu’elle « masque notre ignorance naturelle » et qu’elle « se cache elle-même » ? Avons-nous conscience de ce qui est habituel ?

f. Caractérisez précisément la thèse que soutient Hume et qui s’énonce en ouverture du § 2. On appelle empirisme la doctrine philosophique qui considère que tout ce que l’on sait a pour origine l’expérience que nous avons et que nous faisons du réel. Prenez bien soin d’analyser les raisons qui permettent de voir dans ce texte une position empiriste : pour autant peut-on dire que l’expérience nous fournit tout ce qui structure la connaissance que nous avons du réel ? Qu’est-ce qui fait problème, même dans une perspective empiriste ?

g. Analysez le parallélisme de structure entre le § 1 (« si nous étions ») et le § 2 (« Si un objet se présentait »).

h. Dans l’expression « il faut que cette invention soit entièrement arbitraire », il n’est pas question d’un impératif, mais d’une nécessité à laquelle on ne peut échapper (=on ne peut pas faire autrement qu’inventer de façon arbitraire). Analysez précisément ce qu’il faut entendre par « arbitraire ». Si l’invention ne peut être qu’arbitraire, que ne peut-elle pas être ?

i. La fin du texte mobilise l’expression a priori (avant et indépendamment de toute expérience). A priori s’oppose à a posteriori (après l’expérience et à la faveur de celle-ci). Les expériences de pensée qui structurent le texte et qui s’efforcent de penser une position a priori relèvent d’une stratégie habile de réfutation : que s’agit-il de critiquer ? Comment pourrait-on nommer la position philosophique que Hume rejette comme inconsistante ?

j. Si l’origine de l’inférence causale est introuvable, quelle incidence cela a-t-il sur la conception que l’on se fait de la science ?

2. Élaborer le problème, la thèse et l’enjeu du texte :
les différents moments constitutifs de l’introduction

La connaissance scientifique s’efforce, pour rendre intelligible l’expérience que nous faisons du réel, d’expliquer comment telle cause produit de façon nécessaire tel effet en raison des lois universelles de la nature. Les lois de la physique newtonienne permettent ainsi d’expliquer et de prédire les mouvements de tous les corps physiques.

Mais ce principe causal, qui est à l’œuvre dans toute explication scientifique, comment en prend-on au juste connaissance ? Comment parvient-on à mettre en relation les phénomènes du réel et à savoir que tel phénomène est cause de tel autre ? Où trouve-ton le principe de causalité qui organise la connaissance du réel et permet l’élaboration des lois nécessaires de la nature ?

Le problème que pose Hume est redoutable : il s’agit d’interroger le fondement même de notre connaissance du réel et de voir dans quelle mesure nos inférences causales sont rationnellement justifiées : que disons-nous quand nous affirmons que le mouvement d’une boule de billard « cause » nécessairement le déplacement d’une autre boule qu’elle heurte ? D’où nous vient une telle connaissance ?

La thèse que Hume va élaborer est résolument empiriste : le principe causal qui nous permet d’ordonner l’expérience que nous faisons du réel et de prévoir, à l’avance, que la boule heurtée sera mise en mouvement, ne peut pas être constitué a priori, c’est-à-dire indépendamment de l’expérience que nous faisons du déplacement des corps physiques. Une connaissance strictement rationnelle, qui prétendrait se constituer sans le recours à l’expérience, ne parviendrait pas à produire la relation qui règle l’ordre d’apparition des phénomènes. Hume se fait ainsi le défenseur d’une position empiriste : seule l’expérience produit en nous l’idée d’un rapport réglé, régulier entre tel phénomène et tel autre qui lui est habituellement associé. En d’autres termes, le principe de causalité est l’expression de notre rapport habituel au réel : c’est parce nous sommes habitués à voir les corps se mouvoir selon un certain ordre que nous faisons de cet ordre habituel l’ordre nécessaire de la nature dans lequel les mêmes causes entraînent nécessairement les mêmes effets.

L’enjeu du texte est alors déterminant : si la connaissance des lois de la nature qui permettent de produire des inférences causales entre les phénomènes n’est issue que de l’expérience habituelle et contingente que nous faisons des choses, quel est alors le fondement nécessaire et rationnel du savoir scientifique ? L’ordre élaboré dans les phénomènes du réel n’est-il que la projection de notre expérience répétée, régulière, habituelle du réel : ne serait-il donc jamais justifiable rationnellement, serait-il dépourvu de toute vraie nécessité ?

3. Élaborer l’analyse de l’argumentation à l’œuvre dans le texte : exemple détaillé de l’analyse de la première
partie du texte de Hume (§1)

Première partie : pourquoi croyons-nous que l’impulsion donnée à une boule de billard a nécessairement un effet sur la boule qu’elle heurte ? Pourquoi nous attendons-nous à ce qu’il en soit ainsi ?

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a. Comment croyons-nous qu’un extraterrestre réagirait s’il assistait à une partie de billard ?

– Il s’agit d’une expérience de pensée : Hume invite le lecteur à élaborer un dispositif fictionnel et à analyser les conclusions que l’on serait disposé à tirer de ce dispositif hypothétique. L’expérience de pensée vise, pour Hume, à mettre en évidence les mécanismes mentaux qui structurent la lecture de ce dispositif fictionnel : nous « imaginons » tous que l’extraterrestre ne serait pas déconcerté par les mouvements des boules et qu’il pourrait même anticiper sur l’effet produit par telle impulsion donnée par une boule à une autre. Peut-être serait-il surpris par les choses du monde dans lequel il est « introduit », mais il ne serait pas surpris par les lois du monde qui l’organisent (lois du mouvement des corps).

– Cet extraterrestre qui réagit de façon si familière, c’est « nous » : « nous imaginons que si nous étions subitement introduits… ». Le décentrement imposé par l’expérience de pensée (comment réagirait un extraterrestre face à une partie de billard ?) est impossible : nous concevons et analysons l’expérience de pensée à travers notre propre expérience humaine du réel.

– La lecture de l’expérience de pensée ne révèle donc rien des réactions qu’aurait celui qui n’a aucune expérience du monde. L’expérience de pensée à laquelle nous sommes invités reconduit à l’expérience que nous faisons du réel : nous croyons fermement que l’extraterrestre, comme nous, ordonnerait spontanément le réel selon le principe de la causalité.

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b. Quelle idée nous faisons-nous de la causalité ? Comment l’imaginons-nous ?

– Il s’agit pour Hume, à partir de ce dispositif fictionnel qui reconduit à l’expérience ordinaire, d’analyser l’ordre des croyances : il faut enquêter sur ce que « nous imaginons » à propos de la forme causale de nos raisonnements. Que croyons-nous faire quand nous procédons à des inférences causales ?

– Les inférences causales, ce sont les raisonnements souvent implicites que nous produisons et qui permettent de tenir tel fait pour la cause de tel autre fait et, réciproquement, de tenir tel fait pour l’effet nécessaire de tel autre par lequel il est produit. Nous produisons sans effort ces inférences causales qui nous permettent de suivre une partie de billard et d’anticiper certains effets produits par le déplacement des boules. Nous nous représentons ces relations causales comme évidentes, naturelles. C’est ce que tout homme serait en mesure d’observer à même le réel : le heurt d’une boule sur une autre s’interprète spontanément de façon causale et nous ne voyons pas comment nous pourrions nous rapporter autrement à ces faits (qui imaginerait la possibilité que la boule s’élève en hauteur ou que le choc laisse parfaitement immobile la boule heurtée ?)

– Mais cette conviction que nous avons que le réel est structurellement ordonné par des relations causales nécessaires, comment l’avons-nous ? Les faits donnent-ils d’eux-mêmes à voir les relations de cause à effet qui les structurent ? La causalité est-elle, à l’inverse, inscrite dans l’esprit ? Pour l’instant, Hume n’exclut aucune hypothèse : sa démarche ne consiste pas d’abord à défaire les hypothèses intenables, mais à avancer l’explication qu’il juge suffisante pour rendre compte de la tendance irrésistible de tout esprit humain à constituer des relations causales entre les faits.

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c. La thèse humienne : c’est l’effet de l’habitude qui nous dispose à établir des relations causales entre les faits.

– Si nous nous attendons à ce que le heurt d’une boule sur une autre la mette en mouvement, si nous produisons sans effort une telle inférence causale, c’est que nous sommes déterminés ou « influencés » par l’habitude que nous avons de voir une telle succession opérer entre les faits du réel.Nous sommes accoutumés à faire l’expérience de certaines successions d’événements ou de faits et c’est cette habitude, ou cette « coutume », que nous convertissons, à notre insu, en ordre causal nécessaire et immuable (les mêmes causes entraînent les mêmes effets) : de la régularité observée dans le réel, nous produisons ainsi l’idée qu’il existe une loi nécessaire du mouvement qui fait qu’un corps qui en heurte un autre produit son déplacement dans une direction donnée.

– La force de l’habitude est contraignante : nous ne pouvons pas ne pas croire que les relations observées régulièrement, sans qu’aucune exception ne soit venue troubler cette répétition, ne puissent pas être nécessaires. C’est cette force de l’habitude qui nourrit la croyance vive que le réel s’ordonne selon des lois nécessaires et se structure donc selon des relations causales elles aussi nécessaires.

– Mais cette « coutume » qui définit la nature du réel selon le principe subjectif de la régularité habituelle n’est-elle pas doublement ignorante ? Hume montre en effet la double insuffisance de ce phénomène de coutume qui fait que nous construisons la connaissance du réel selon le rapport habituel que nous en avons à travers l’accumulation de l’expérience passée. Première insuffisance : la coutume « masque notre ignorance naturelle ». En effet, le savoir que délivre l’expérience habituelle n’a rien d’objectivement fondé : c’est seulement de façon subjective que nous élaborons l’idée de liaisons causales nécessaires et nous ne savons rien de la réalité de ces relations causales qu’élabore l’esprit quand il expérimente la régularité sans faille de certaines relations entre les faits. En d’autres termes, sous l’effet de l’habitude, nous inventons l’existence de lois nécessaires et de rapports de causalité qui ne font qu’occulter le fait que nous ne savons rien de ce qui objectivement structure la nature. Seconde insuffisance : la coutume s’ignore comme coutume. Nous croyons faire des inférences causales valables, nous croyons qu’il serait illogique de ne pas voir dans le mouvement de la première boule la cause du mouvement de la seconde. La dimension construite, subjective, contingente, arbitraire de l’inférence causale que nous produisons ne nous apparaît jamais. Nous appelons nécessité de la nature ou causalité naturelle ce qui n’est en fait que la projection du rapport habituel que nous avons avec l’expérience. Ce que nous appelons savoir, c’est dès lors ce que nous nous sommes accoutumés de croire sous l’effet déterminant de l’habitude. Nous ne méconnaissons pas seulement ce qu’est le réel dans son objectivité, nous méconnaissons aussi la démarche qui est celle de l’esprit : tous les raisonnements auxquels nous procédons sont déterminés par des croyances qui n’ont jamais été mises en difficulté, qui ont toujours été confirmées et qui dès lors servent de point d’appui à toutes nos opérations logiques.

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► Il n’y a donc pas de fondement rationnel dans notre connaissance de la nature, ni dans l’établissement des lois nécessaires et du principe universel de causalité : le seul fondement est subjectif et non rationnel puisque c’est la croyance habituelle que produit en nous l’expérience répétée du réel qui est au fondement de toutes nos opérations logiques.

Approfondissement

Pour approfondir la compréhension de ce qu'est l'empirisme :

► Lire l’explication, proposée par Frank Burbage, d’un texte de Leibniz sur le rôle des sens dans la genèse de la connaissance.

B Se préparer à l’exercice de la dissertation

Analyse et plan détaillé du sujet : « Une théorie scientifique est-elle une invention ou une découverte ? »

1. Analyse du sujet : Une théorie scientifique est-elle une invention ou une découverte ?

Le sujet présuppose que la démarche scientifique est une démarche heuristique. « Heuristique » signifie qui trouve des faits nouveaux et qui permet l’avancement de la connaissance. Le célèbre « eurêka » d’Archimède (« j’ai trouvé ») relève de la même étymologie.

Le sujet formule une alternative : découverte/invention.

Découverte : dé-couvrir quelque chose qui était déjà là, mais « recouvert » (par des préjugés, par des ignorances). Découvrir consiste à révéler une vérité qui se tenait cachée. Le terme grec « alètheia » qui signifie « vérité » rend compte de cette conception d’une vérité qu’on découvre, qu’on dévoile ou qu’on tire de l’oubli dans lequel elle se tenait. L’idée de découverte semble imposer celle de méthode (comment rationnellement parvenir à un discours vrai sur le réel).

Invention : faire apparaître quelque chose de nouveau, qui n’était pas déjà là. Dimension créative qui peut à première vue être étonnante dans un contexte de connaissance scientifique. L’idée d’invention semble s’articuler à celle d’imagination. On parle spontanément d’invention davantage pour qualifier des innovations techniques ou artistiques que pour qualifier la démarche scientifique : en quoi les lois de la gravitation universelle seraient-elles inventées ? Le réel peut-il faire l’objet d’une ré-invention et peut-on dire d’une loi scientifique qu’elle est aussi posée ou conventionnelle qu’une loi politique ?

Ce qui est en jeu dans le sujet, c’est le statut de la théorie scientifique : comment s’élabore-t-elle et que fait-elle ? On constate en effet que le problème est double :

a. Y a-t-il une part d’invention imaginative ou de chance dans la démarche du savant, ou est-elle de part en part méthodique et rationnellement réglée ? Qu’est-ce qui est inventé ? : l’hypothèse, l’expérience, la démonstration, la généralisation, l’application ? C’est tout le problème de la démarche scientifique.

b. La théorie qui résulte de cette démarche est-elle un discours qui découvre la vérité du réel ou est-elle un discours qui s’en tient à son statut hypothétique et qui imagine une représentation cohérente du réel dont nous faisons l’expérience ? C’est le problème de l’objectivité de la théorie scientifique.

2. Références mobilisables

a. Descartes, Règles pour la direction de l’esprit, IV ou Méditations métaphysiques : la « découverte » du vrai ne se fait pas au hasard, comme on recherche un trésor. On ne doit rechercher la vérité dans les sciences que si on dispose d’une méthode permettant, de façon assurée, de la trouver et de la connaître comme vérité indubitable.

b. Kant, Critique de la faculté de juger (voir l’étape 1 de cette séquence) : Newton n’invente pas sa théorie comme l’artiste crée son œuvre d’art. Parce que sa démarche est rationnelle, il découvre ce que chaque sujet rationnel aurait pu découvrir. Il n’y a donc rien de génial dans sa découverte de la loi de la gravitation universelle : un autre aurait pu la découvrir et chacun peut se l’approprier. L’artiste en revanche produit une œuvre originale dont les règles de production sont originales et singulières.

c. Bachelard, La formation de l’esprit scientifique (voir l’exercice 4 de l’étape 1 de cette séquence) : pour établir une hypothèse et initier la démarche scientifique, il faut surmonter les « obstacles épistémologiques » qui empêchent de penser le fait scientifique. Il faut se défaire de ce qui semble évident (l’explication spontanée que nous donnons du réel, les représentations élaborées par le langage que l’on utilise pour parler du réel…). C’est la dimension essentiellement « polémique » de la connaissance : rien n’est donné de soi, rien n’est d’emblée évident (ni l’hypothèse, ni l’expérimentation, ni les outils de mesure), tout est construit par la démarche scientifique. « Rien ne va de soi. Rien n’est donné. Tout est construit ».

d. Duhem, La théorie physique : aucune théorie physique ne peut prétendre accéder à une réalité qu’elle dévoilerait ; elle doit se limiter à rechercher l’hypothèse qui représente le plus exactement possible les phénomènes qui constituent l’expérience du réel et qui construit un modèle rigoureux qui décrit (mais n’explique pas) les phénomènes.

e. Popper, La connaissance objective (voir la partie C de l’étape 4 de cette séquence) : une proposition scientifique doit pouvoir être réfutée, testée. Une proposition irréfutable (qui se donnerait comme absolument vraie) ne peut être considérée comme scientifique. C’est un énoncé dogmatique. Le progrès scientifique consiste moins à accumuler des connaissances qu’à rectifier les erreurs anciennes contenues dans les théories précédentes. La découverte scientifique permet d’approcher le réel par ses rectifications successives.

f. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques (voir l’exercice 2 de l’étape 1 de cette séquence) : toute théorie scientifique s’élabore autour d’un « paradigme » qui propose un modèle d’intelligibilité du réel. Toute théorie est une invention intellectuelle qui ouvre, de façon féconde, des voies de recherche et qui permet la découverte de faits nouveaux (la découverte d’Uranus par Herschel).

3. Plan possible

(Les titres et les sous-titres ne sont donnés que pour faciliter ici la lecture du plan proposé. Une dissertation, à l’épreuve écrite du baccalauréat, ne doit pas en comporter).

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1. Hypothèse 1 : la théorie scientifique est une découverte méthodique du vrai

a. Une théorie scientifique est une découverte rationnelle : elle ne doit rien au génie ou au hasard.

Comprendre comment on « découvre » une théorie, c’est d’abord renoncer aux légendes dorées de la science (Archimède dans son bain qui « découvre » le principe de la poussée de l’eau sur les corps émergés ou immergés ; Newton sous son pommier qui découvre la théorie de la gravitation universelle). Rompre avec l’imagerie qui fait du savant un génie inspiré qui a l’intuition fulgurante de sa théorie. Rien de génial dans la découverte scientifique : le savant construit sa théorie pour répondre aux anomalies ou aux insuffisances d’une théorie précédente. Une théorie n’est constituée que parce qu’un problème doit être résolu et l’effort engagé pour résoudre ce problème obéit à une démarche méthodique : construction des hypothèses, production des instruments de mesure permettant l’expérimentation réglée des hypothèses élaborées, définition d’un protocole expérimental très précis, élaboration des lois qui formalisent la théorie. Pas de place pour le hasard, la chance ou l’intuition géniale. Démarche rigoureusement rationnelle : la théorie n’est pas, malgré l’étymologie, une « vision », mais le résultat d’une démarche que chacun peut refaire, reprendre, expliquer ou enseigner.

b. Une théorie scientifique est une découverte du vrai.

Découvrir une nouvelle théorie, c’est renvoyer dans un passé d’erreurs les anciennes théories qui ont prétendu décrire ou expliquer le réel de façon adéquate. Quand Torricelli, suivi ensuite par Pascal, élabore la théorie du vide, toutes les théories physiques qui reposaient sur l’idée que la nature a horreur du vide deviennent hautement problématiques. Découvrir une théorie, c’est apercevoir ce qu’il y a d’intenable dans le système explicatif des théories en vigueur : à partir de ce problème, s’élabore un nouveau modèle d’intelligibilité qui éclaire mieux le fonctionnement du réel et qui peut donc, mieux que les précédents, prétendre dire ce qui est. Progrès des sciences : on élimine les théories fausses pour des théories mieux ajustées au réel, dans toute sa complexité. Toute théorie se pense donc inévitablement vraie : elle formule des énoncés qui correspondent au réel, qui ne sont pas en butte à la résistance du réel comme l’étaient les énoncés scientifiques des théories antérieures.

c. Une théorie scientifique est une découverte de faits : produire une théorie qui construit un ensemble cohérent d’énoncés qui s’ajustent à l’expérience réglée que l’on fait du réel, ce n’est pas seulement progresser vers la vérité, c’est aussi progresser dans la conquête que l’on fait du réel. Une théorie, comme modèle d’intelligibilité, donne à voir ce qu’on ne pouvait pas voir dans les autres théories qui ont précédé et qui ont été abandonnées comme erronées : la théorie héliocentrique rend possible la découverte de nouvelles planètes dans le système solaire, la théorie à l’œuvre dans le tableau périodique des éléments donne à connaître des réalités qu’on n’a pas encore constatées dans la nature ou qu’on n’a pas encore produites artificiellement.

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► Transition : Rationalité de la découverte scientifique : exclut-elle toute dimension inventive ? Ne faut-il pas, pour forger des hypothèses, ouvrir des possibilités théoriques inédites et audacieuses, disposer d’un esprit imaginatif et créatif ?

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2. Hypothèse 2 : l’inventivité à l’œuvre dans la science

a. La découverte de l’idée qui donnera lieu éventuellement à une théorie peut relever du hasard, même si cela reste marginal.

Certaines découvertes majeures de la science sont des découvertes accidentelles : on trouve par hasard quelque chose, alors qu’on ne cherchait rien de précis ou que l’on cherchait tout autre chose. Dès lors, la découverte scientifique peut, même si cette possibilité reste exceptionnelle, relever d’une erreur (cf. Pasteur et la vaccination), d’un accident de manipulation ou de la dérivation imprévue d’une autre démarche de connaissance (on cherchait quelque chose et on trouve par hasard l’idée de ce qu’on ne cherche pas). Mais ce que l’on découvre par hasard, ce n’est encore qu’une idée ou une intuition : avoir une idée, ce n’est, au mieux, que le premier moment de la construction théorique.

b. La rationalité scientifique n’exclut pas une part d’imagination, elle l’impose même.

Il n’y a pas de théorie constituable sans l’élaboration préalable d’hypothèses. Or ces hypothèses, qui sont sollicitées par le besoin théorique et pratique de résoudre un problème, sont toujours très audacieuses : il s’agit en effet de se représenter comme possible ce qui ne fait l’objet d’aucune expérience réelle actuelle. Le geste théorique qui consiste à élaborer une hypothèse n’est pas seulement un geste irrévérencieux vis-à-vis des théories admises alors comme vraies : c’est plus profondément une prise de risque où l’on s’aventure à imaginer que soit possible ce que l’on tient pour impossible, où l’on s’affranchit des limites actuelles du réel pour voir si ce qui est actuellement non existant ne pourrait pas être constitué comme pleinement réel. Reprenons pour cela l’hypothèse extrêmement inventive de Torricelli : Torricelli, à partir du problème que lui soumettent les fontainiers de Florence, imagine une hypothèse audacieuse qui suppose l’existence d’une force qui s’exerce sur la colonne d’eau, même si nous ne voyons rien de cette force. Il imagine ensuite une expérimentation originale consistant à remplir un tube d’eau qu’il s’agit de renverser dans une cuve d’eau sans faire entrer de l’air : il s’agit à partir de là de voir si l’eau contenue dans le tube s’écoule dans la cuve jusqu’à s’arrêter à la limite constatée déjà par les fontainiers (10,33m). Enfin, Torricelli imagine une version miniaturisée de son expérimentation de façon à rendre le maniement des tubes dans la cuve plus aisé : il utilise le mercure qui est un métal 14 fois plus lourd que l’eau pour observer la réalité d’une pression de l’air sur la surface liquide de la cuve (le mercure contenu dans le tube s’arrêtant de descendre à 0,74m, c’est-à-dire
à L’imagination est donc clairement sollicitée dans l’élaboration des hypothèses et des expérimentations : produire une théorie, c’est moins procéder méthodiquement selon des règles assurées, que prendre des risques et oser formuler, sous la modalité du possible, ce qui ne fait l’objet d’aucune expérience réelle actuelle.

c. La théorie comme construction libre de l’esprit.

Peut-on expliquer rationnellement l’intuition que l’on a eu qu’une hypothèse méritait d’être élaborée et testée ? Avoir l’idée de la gravitation universelle, de la théorie de la relativité ou de l’existence du vide : cela ne s’explique pas complètement par des procédures rationnelles (état de la science, problèmes et anomalies rencontrées dans les théories contemporaines…). Popper, dans la Connaissance objective, parle de théorie « explosive » : concevoir des hypothèses théoriques inventives, révolutionnaires, qui créent un rapport radicalement nouveau au réel, c’est manifester la disposition naturelle de l’esprit à se projeter dans le réel et à proposer des constructions intellectuelles risquées. Cette liberté du geste théorique est celle d’une disposition de l’esprit. En cela, il y a proximité du savant et de l’artiste : ce n’est pas la somme des connaissances accumulées et la maîtrise méthodique des savoirs et des problèmes qui les traversent, qui permettent d’expliquer l’invention d’une théorie. Inventer, c’est innover, au risque de se tromper et de voir l’hypothèse démentie par l’expérimentation et le test du réel. L’hypothèse du phlogistique, pour rendre compte de la combustion des corps et du fait paradoxal qu’après combustion le résidu calciné des métaux pèse plus qu’avant combustion, était inventive, libre, audacieuse. Elle n’a certes pas résisté au démenti de l’expérience puisque l’hypothèse de Lavoisier, qui articule combustion et oxygénation, est bien plus satisfaisante. Mais cette concurrence d’hypothèses sur le phénomène de combustion montre la vraie réalité de la démarche théorique : un jeu libre et intelligent où il s’agit d’être inventif pour produire des modèles d’intelligibilité. La science ne progresse pas linéairement, méthodiquement, rationnellement d’hypothèse en hypothèse : elle progresse dans le foisonnement créatif, et parfois anarchique, d’hypothèses rivales et singulières.

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► Transition : Si les théories sont des productions inventives de l’esprit, à quoi reconnaît-on une théorie scientifique d’une élucubration inconsistante et délirante ?

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3. Hypothèse 3 : La théorie comme construction théorique rigoureuse

a. L’invention théorique peut-elle prétendre à la vérité ?

Si les théories sont des inventions libres de l’esprit, peut-on maintenir l’idée qu’une théorie est une découverte progressive du vrai ? Inventer des théories, ce n’est certes pas « inventer » le réel puisque le réel est précisément ce que l’on rencontre quand on teste la validité d’une théorie. Mais si le réel est ce qui résiste à nos élucubrations théoriques et permet de disqualifier bon nombre d’hypothèses comme erronées ou farfelues, il n’en reste pas moins que nous ne disposons pas de moyen de déterminer la vérité d’une théorie qui n’aurait jamais pu être réfutée ou infirmée. Le savant, et avec lui l’ensemble de la communauté scientifique, n’a pas le moyen de sortir du modèle théorique qu’il conçoit pour voir la réalité en face et s’assurer que le modèle qu’il propose est vrai. C’est toujours à la lumière d’une théorie que le réel s’envisage : il n’y a donc jamais moyen de se prononcer sur la vérité d’une invention théorique, même quand celle-ci semble très adéquatement s’ajuster au réel. Inventer une théorie qui réussit et qui permet de décrire et de prédire avec succès les phénomènes du réel, ce n’est jamais pouvoir s’arroger le droit de dire qu’on a découvert une vérité

b. Mais une théorie scientifique est une invention théorique qui se sait faillible

Une théorie scientifique est toujours en droit réfutable : inventer une théorie, comme modèle d’intelligibilité du réel, c’est s’exposer au risque permanent de la réfutation. En d’autres termes, concevoir des dispositifs expérimentaux qui pourraient mettre à mal la validité d’une théorie, c’est ce que continue à faire la communauté scientifique dans son activité de recherche et de conquête du réel. Inventer une théorie, dans sa dimension pleinement scientifique, c’est inventer la possibilité de sa réfutation : la formalisation théorique qu’est la loi, dans sa généralité, s’expose à tout moment à être réfutée. Cette réfutabilité intrinsèque des énoncés théoriques, et plus précisément des lois scientifiques, donne à comprendre ce que c’est que l’aventure inventive des sciences : en inventant, avec toute la rigueur qui s’impose, une théorie nouvelle, on invente la possibilité d’une infirmation ou d’une réfutation et donc on invente par là-même la possibilité d’autre théorie qui pourrait sur les failles de la précédente poursuivre l’entreprise d’intellection du réel. À l’inverse, une théorie non scientifique se montre certes inventive : mais sans possibilité de résister au test du réel, sans possibilité même de se formuler de façon à s’exposer au risque de la réfutation.


Modifié le: Wednesday 18 March 2020, 14:24